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Tunisie : les élections locales, une étape supplémentaire pour accélérer la centralisation du pouvoir

Les élections locales en Tunisie, dont le premier tour doit se tenir le 24 décembre, constituent une pièce maîtresse du dispositif mis en place par Kais Saied. Censées rapprocher le pouvoir du peuple, elles accentuent en réalité la mainmise de l’exécutif central
« Dans cette décentralisation, le pouvoir central gardera, via les fonctionnaires présents dans chaque conseil, une sorte de droit de veto sur les décisions qui lui déplaisent » – Hatem Nafti (AFP)
« Dans cette décentralisation, le pouvoir central gardera, via les fonctionnaires présents dans chaque conseil, une sorte de droit de veto sur les décisions qui lui déplaisent » – Hatem Nafti (AFP)

Kais Saied est très attaché aux dates symboliques. Il s’est attribué les pleins pouvoirs un 25 juillet, date commémorant la proclamation de la République tunisienne en 1957.

Il a promulgué trois décrets-lois importants (lutte contre la contrebande, conciliation pénale et entreprises communautaires) un 20 mars, 66 ans après la signature du protocole d’indépendance.

Il a organisé son référendum constitutionnel le 25 juillet 2022, un an après son coup de force.

Enfin, il a convoqué le premier tour des élections législatives le 17 décembre 2022, soit douze ans après l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi, acte fondateur de la révolution tunisienne.

« Plus que les législatives qui se sont tenues en 2022, ces élections locales, et la deuxième chambre qui en découle, sont un élément déterminant dans le projet que porte le chef de l’État depuis plus d’une décennie » – Hatem Nafti (AFP)
« Plus que les législatives qui se sont tenues en 2022, ces élections locales, et la deuxième chambre qui en découle, sont un élément déterminant dans le projet que porte le chef de l’État depuis plus d’une décennie » – Hatem Nafti (AFP)

Alors que les autorités ont annoncé que le processus électoral devant aboutir à la mise en place de la deuxième chambre du Parlement devait commencer le 17 décembre 2023, une contrainte légale l’a décalé d’une semaine.

En effet, le décret présidentiel appelant les citoyens aux urnes doit être publié au moins trois mois avant la tenue du scrutin. Kais Saied n’ayant pas signé à temps ce texte réglementaire, il a dû opter pour le 24 décembre.

Le président a tout de même trouvé une date dans la mémoire collective tunisienne : le 24 décembre 2010, Mohamed Ammari a été le premier jeune à tomber sous les balles de la police depuis le début du soulèvement.

Le même jour, Chawki El Hadri a été grièvement blessé lors de la même manifestation, il succombera à ses blessures quelques jours plus tard. En choisissant de se rattacher au calendrier révolutionnaire, Kais Saied inscrit son action dans ce qu’il appelle « la rectification de la trajectoire de la révolution tunisienne ».

Plus que les législatives qui se sont tenues en 2022, ces élections locales, et la deuxième chambre qui en découle, sont un élément déterminant dans le projet que porte le chef de l’État depuis plus d’une décennie.

Un premier projet en 2013

Quand, en juin 2019, Kais Saied a accordé une interview fleuve au magazine Acharaa al-Magharibi, la rédaction a mis en une de son édition papier : « Je ne voterai pas pour moi et je supprimerai les élections législatives. »

Celui qui n’était alors pas encore officiellement candidat expliquait vouloir que le Parlement soit la résultante d’un processus d’élections successives partant des plus petites localités et aboutissant à une chambre dont les membres seraient censés représenter au mieux les aspirations populaires.

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Kais Saied a expliqué que les partis politiques et les lobbies avaient confisqué la volonté du peuple et que ce mode de désignation, qui inclut une dose de tirage au sort, permettrait de rendre la parole aux citoyens, en particulier à ceux des régions défavorisées.

La première mouture de ce projet remonte à 2013, quand l’assassinat du député Mohamed Brahmi avait plongé le pays dans une grave crise politique. Kais Saied, alors très médiatique enseignant de droit constitutionnel, avait alors proposé une « refondation » du régime.

Il avait demandé à l’Assemblée constituante qui dirigeait le pays de s’auto-dissoudre et proposé l’organisation d’élections au sein des délégations (sous-préfectures) devant désigner des conseils locaux, dont les membres choisiraient des représentants au niveau régional (département), qui éliraient à leur tour des députés au sein d’une Assemblée nationale. Les conseils locaux et régionaux ont pour mission de délibérer sur les projets de développement impliquant leur territoire de compétence.

Compte tenu du rapport de force en 2013, le projet n’a pas été pris au sérieux et a été très peu médiatisé. Durant la campagne présidentielle de 2019, Saied est resté évasif sur les modalités de mise en œuvre d’une telle réforme.

Une configuration inédite

Mais après le 25 juillet 2021, plusieurs compagnons de route du désormais homme fort de la Tunisie se sont improvisés exégètes de cette révolution institutionnelle.

Les pressions, notamment étrangères, sur le régime pour « un retour à l’ordre constitutionnel » ont poussé Kais Saied à s’engager dans l’organisation d’élections législatives et même à amender son projet constitutionnel en pleine campagne référendaire pour préciser que l’Assemblée des représentants du peuple (ARP, première chambre) serait bien élue au suffrage universel direct.

Deux jours avant l’entrée en fonction de cette dernière (et la fin théorique de l’état d’exception), Saied a publié un décret-loi précisant les modalités d’élection du Conseil national des régions et des districts, ainsi que sa composition. 

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Les électeurs de chaque imada (la plus petite unité territoriale, correspondant à un quartier ou un hameau) vont désigner leur représentant au suffrage uninominal à deux tours.

Celui-ci, se présentant sous son nom et en vertu d’un programme impératif, siègera au conseil local dont le périmètre recouvre la délégation (sous-préfecture).

Tous les trois mois, un tirage au sort parmi les conseillers locaux détermine ceux qui vont siéger au conseil régional, compétent sur le gouvernorat (département).

À leur tour, les conseillers régionaux éliront un membre au conseil du district (ensemble de gouvernorats) et trois représentants au Conseil national des régions et des districts, qui constitue la deuxième chambre du Parlement.

Il est à noter que ces votes interviennent une seule fois, lors de la première session. Ce sont donc les premiers conseillers locaux tirés au sort qui fixeront la composition des conseils des districts et de la deuxième chambre.

Cette configuration inédite a nécessité un découpage territorial effectué par l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE). Il s’agissait principalement de fixer les frontières floues entre les imadas, surtout dans les zones rurales.

En septembre, un décret présidentiel a découpé le pays en six districts. Si cette notion de regroupement des gouvernorats pour désenclaver les régions intérieures défavorisées – fer de lance de la révolution – a été prévue dans la Constitution de 2014, la démarche présidentielle, opérée sans concertation, a donné lieu à nombre de railleries sur les réseaux sociaux.

Selon les promoteurs de cette révolution électorale, l’idée se rapproche de l’un des principes de la démocratie athénienne : tout citoyen doit être en capacité d’exercer le pouvoir, d’où la technique du tirage au sort

C’est en voulant faire annuler par la justice ce découpage, et donc les élections, que la présidente du Parti destourien libre (PDL, nostalgique de l’ancien régime), Abir Moussi, a été arrêtée début octobre. Les autorités l’accusent d’avoir commis un « attentat ayant pour but de changer la forme du gouvernement, d’inciter les gens à s’armer les uns contre les autres ou à provoquer le désordre, le meurtre ou le pillage sur le territoire tunisien », en vertu de l’article 72 du code pénal. Toujours en détention provisoire, elle risque la peine de mort.

Selon les promoteurs de cette révolution électorale, l’idée se rapproche de l’un des principes de la démocratie athénienne : tout citoyen doit être en capacité d’exercer le pouvoir, d’où la technique du tirage au sort.

Par ailleurs, le mode de scrutin – déjà utilisé aux législatives – affaiblit la possibilité pour les partis politiques de truster un grand nombre de sièges. Selon la rhétorique saiedienne, les partis sont par essence un moyen de confisquer la voix du peuple. Enfin, ces conseils sont censés permettre aux citoyens de peser sur les décisions en matière de développement.

Droit de veto

Cependant, plusieurs éléments risquent de contrecarrer cet objectif et de renforcer le pouvoir personnel du président.

D’abord, dans chaque conseil local, régional ou de district, siègent des représentant des autorités publiques (administration déconcentrée, entreprises publiques…).

Bien qu’ils ne disposent pas du droit de vote, ces fonctionnaires pèseront lourd sur les décisions car ils fourniront une appréciation « technocratique » sur la faisabilité des projets et, surtout, leur mandat n’est pas calé sur celui des élus (rappelons que les conseillers régionaux ne siègent que pour trois mois).

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Le pouvoir central aura donc une sorte de droit de veto sur les décisions qui lui déplaisent.

Ensuite, comme pour les législatives, les candidats sont ceux qui soutiennent le coup de force de Kais Saied du 25 juillet 2021. La plupart des grandes formations politiques et des acteurs de la société civile boycottent en effet ce processus.

Les futurs conseillers seront donc loyaux au chef de l’État et aucune opposition sérieuse ne sera à craindre.

Par ailleurs, le régime profite du désintérêt des électeurs pour placer les siens à tous les échelons de la prise de décision et renforcer un système clientéliste déjà à l’œuvre avec les entreprises communautaires (des coopératives dirigées par des citoyens électeurs, ayant accès aux terres collectives, sous la tutelle de l’État) et l’amnistie pénale (un procédé permettant aux personnes soupçonnées de corruption de signer une amnistie avec l’État contre restitution des sommes détournées).

L’indifférence des Tunisiens au projet politique de Saied s’était déjà exprimée à une large échelle lors des dernières législatives, qui ont battu un record mondial d’abstention (plus de 88 % lors des deux tours).

Enfin, la promulgation du décret-loi précisant les modalités d’élection des conseils locaux s’est accompagnée de la dissolution des conseils municipaux. Depuis 2018, cette étape importante vers la décentralisation a permis l’émergence d’acteurs indépendants et d’une sortie partielle de la tutelle d’un État traditionnellement jacobin.

Le mode de scrutin choisi et le boycott de pans entiers de la société civile et politique aboutiront à des conseils loyalistes au régime en place

Depuis, les mairies sont gérées par des fonctionnaires et un hypothétique futur scrutin est renvoyé aux calendes grecques. L’absence de conseils municipaux élus a créé une confusion chez certains candidats quant aux prérogatives des conseils locaux, un flou et une ignorance qui profiteront à l’administration, laquelle pourra, via ses représentants dans les conseils locaux et régionaux, orienter les débats et renforcer la mainmise de l’exécutif.

Les élections du 24 décembre 2023 se dérouleront dans une indifférence quasi générale. Les conseils qui en découleront seront un outil supplémentaire pour asseoir l’emprise de Kais Saied sur tous les échelons de la vie publique.

Le mode de scrutin choisi et le boycott de pans entiers de la société civile et politique aboutiront à des conseils loyalistes au régime en place.

Enfin, le précédent de l’imbroglio autour de la loi pénalisant la normalisation avec Israël viendra rappeler aux élus tentés de défier le pouvoir que le dernier mot revient toujours à Kais Saied.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Hatem Nafti is a Franco-Tunisian essayist. He wrote : From Revolution to Restoration, Where is Tunisia Going? (Riveneuve 2019) and Tunisia : towards an authoritarian populism (Riveneuve 2022) You can follow him on Twitter: @HatemNafti Hatem Nafti est essayiste franco-tunisien. Il a écrit De la révolution à la restauration, où va la Tunisie ? (Riveneuve 2019) et Tunisie : vers un populisme autoritaire (Riveneuve 2022). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @HatemNafti
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