Tunisie : le régime assume de museler les voix critiques
C’est une vidéo tombée dans l’oubli. Le 30 juillet 2021, cinq jours après son coup d’État (il annonçait ce soir-là une série de mesures pour s’arroger les pleins pouvoirs), Kais Saied recevait trois journalistes du New York Times.
Le président, se voulant rassurant et pédagogue, se lançait dans un monologue, convoquant la Constitution américaine qu’il dit avoir enseignée durant plus de trois décennies.
« Je voulais vous recevoir pour démentir les rumeurs propagées par quelques médias […]. La Tunisie […] est attachée aux droits et aux libertés […]. Bienvenue en Tunisie, la liberté d’expression y est garantie. Nous n’avons aucune intention de nous en prendre aux libertés. Nous respectons la Constitution. »
Prenant des accents gaullistes, il concluait : « Ce n’est pas après toutes ces années que je vais me transformer en dictateur ! »
La suite démontrera l’inverse.
Un véritable retour en arrière
Après s’être méthodiquement attaqué aux corps intermédiaires et aux contrepouvoirs institutionnels, Saied a aboli la Constitution de 2014 et l’a remplacée par un nouveau texte adopté avec à peine 28 % des inscrits.
À peine un mois après la promulgation de la nouvelle Loi fondamentale, le président a édicté un décret-loi particulièrement liberticide ayant pour but affiché de lutter contre « les fausses nouvelles ».
Particulièrement critiqué par les journalistes et les professionnels des médias, l’article 24 du décret-loi 54 prévoit « cinq ans d’emprisonnement et une amende de 50 000 dinars [15 650 euros] à quiconque utilise sciemment des systèmes et réseaux d’information et de communication en vue de produire, répandre, diffuser, ou envoyer, ou rédiger de fausses nouvelles, de fausses données, des rumeurs, des documents faux ou falsifiés ou faussement attribués à autrui dans le but de porter atteinte aux droits d’autrui ou porter préjudice à la sûreté publique ou à la défense nationale ou de semer la terreur parmi la population ».
Les mêmes peines s’appliquent à « toute personne qui procède à l’utilisation de systèmes d’information en vue de publier ou de diffuser des nouvelles ou des documents faux ou falsifiés ou des informations contenant des données à caractère personnel, ou attribution de données infondées visant à diffamer les autres, de porter atteinte à leur réputation, de leur nuire financièrement ou moralement, d’inciter à des agressions contre eux ou d’inciter au discours de haine ». Les peines sont doublées « si la personne visée est un agent public ou assimilé ».
Ce texte constitue un véritable retour en arrière dans la mesure où depuis 2011, existait un cadre législatif libéral.
Le décret 115 relatif à la liberté de la presse réserve les peines privatives de liberté en matière de délit de presse aux seuls cas de pédopornographie et d’incitation à la violence et à la haine. Malgré cette avancée, plusieurs magistrats ont continué à avoir recours à d’autres lois plus répressives.
Avec le décret-loi 54, le niveau de répression a atteint des caps inattendus. Comme nous l’avons souligné ici, dès les premières poursuites engagées par l’exécutif, le régime n’a pas fait mystère de sa volonté d’intimider les voix dissonantes.
Alors que le pays connaît des tensions dues à l’augmentation du nombre de migrants subsahariens, le pouvoir manie la théorie du complot et la diabolisation des ONG venant en aide aux migrants
L’ONG Intersection a documenté 32 cas de poursuites initiées par le pouvoir. Toutes concernent des contenus non alignés sur le régime.
Selon le classement annuel de Reporters sans frontières (RSF), la Tunisie est passée de la 73e place en 2021 à la 94e en 2022 puis à la 121e en 2023 et enfin à la 118e en 2024 (sur un total de 181 États et territoires), quittant la zone « problématique » pour celle où la situation est « difficile » pour les journalistes.
C’est dans ce contexte qu’interviennent les dernières arrestations. Alors que le pays connaît des tensions dues à l’augmentation du nombre de migrants subsahariens, le pouvoir manie la théorie du complot et la diabolisation des ONG venant en aide aux migrants, accusées de vouloir durablement installer ces réfugiés pour changer « la composition démographique du pays ».
C’est ainsi que des responsables associatifs ont été arrêtés.
Le 8 mai dernier, lors d’un débat télévisé consacré à ce sujet, l’avocate et chroniqueuse Sonia Dahmani a réfuté cette théorie sur le ton de la boutade. Répondant à Najib Dziri, chroniqueur pro-régime, elle a commenté : « De quel pays extraordinaire parle-t-on ? »
Peu de résultats tangibles
Dès le lendemain, après une forte campagne menée par les proches du régime, maître Dahmani – déjà poursuivie sur la base du décret-loi 54 – a été avisée d’une nouvelle action à son encontre.
Après s’être assurée que cette nouvelle affaire portait bien sur ses propos polémiques, elle a décidé de faire un sit-in dans le siège du barreau de Tunis, estimant que la procédure n’avait pas respecté les formalités spécifiques aux avocats.
Elle a reçu le soutien d’un nombre important d’avocats mais aussi de politiques et d’activistes. Dans la soirée du samedi 11 mai 2024, un important dispositif de policiers en civil, aux visages masqués, a interpellé brutalement l’intéressée. La scène a été filmée en direct par France 24, dont le caméraman a été molesté et brièvement arrêté.
Au même moment, samedi soir, deux autres membres de la matinale radiophonique d’IFM, Borhen Bssais et Mourad Zeghidi ont été arrêtés. Leurs domiciles ont été fouillés, leurs téléphones confisqués.
Après plus de cinq heures d’interrogatoire, les deux journalistes ont été placés en garde à vue pour 48 heures. Selon Ghazi Mrabet, avocat de Mourad Zeghidi, les questions des enquêteurs ont porté sur des commentaires et analyses produites par son client ainsi que sur un post Facebook de soutien au journaliste Mohamed Boughalleb, en prison depuis avril 2024, arrêté et condamné avec une célérité inhabituelle.
D’après Saloua Ben Noomane, l’épouse de Borhen Bssais, également chroniqueuse dans l’émission télévisée de son mari, ce dernier a été interrogé sur des posts politiques dont certains remontent à 2019.
À noter que Najib Dziri, proche du régime, qui a donné « en exclusivité » une fausse information sur le dossier de sa collègue Dahmani, n’a pas été inquiété ni interrogé sur la base du décret-loi 54.
La quasi-simultanéité des arrestations, toutes portant sur des délits de presse et ne constituant a priori aucune urgence, est un signal clair envoyé par le pouvoir, qui ne souffre plus aucune contestation.
Avec des arrestations dans des classes perçues comme privilégiées, Kais Saied offre du spectacle et capitalise sur les frustrations
Il s’agit de faire peur aux tenants d’un discours critique. De fait, le nombre d’espaces médiatiques traitant de politique s’est considérablement réduit. Des plateaux, comme ceux de Borhen Bssais, donnant pourtant la parole à des propagandistes du pouvoir, n’échappent pas à cette violente répression.
En presque trois ans de pouvoir personnel, Kais Saied a peu de résultats tangibles à offrir aux citoyens.
La situation économique reste difficile. Les accords passés avec l’Union européenne pour empêcher les départs vers la rive nord de la Méditerranée concentrent les migrants subsahariens en Tunisie.
Le président a alors recours à la tactique habituelle : multiplier les accusations de complots et la désignation de boucs émissaires. Avec des arrestations dans des classes perçues comme privilégiées (politiques, avocats, journalistes, hommes d’affaires…), il offre du spectacle et capitalise sur les frustrations.
Les dernières déclarations du présidents semblent indiquer sa crainte d’une élection qui ne lui garantirait pas de passer dès le premier tour.
C’est ce qui semble expliquer que la date de cette échéance électorale n’ait toujours pas été fixée, que certains de ses potentiels opposants (Abir Moussi, Issam Chebbi) soient toujours en prison et que des enquêtes en visent d’autres.
En agitant la peur et en visant les voix dissidentes, le régime assume de piétiner les libertés publiques. Compte tenu de l’important risque de poursuites qu’encourt Kais Saied en cas de départ de Carthage (des familles de prisonniers politiques envisagent plusieurs actions), son maintien au pouvoir devient une nécessité absolue.
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