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Entre arbitraire et cadre légal répressif, menace sur les libertés en Tunisie

Les poursuites visant journalistes et opposants et l’apparente impunité des proches du pouvoir renforcent les craintes d’un durcissement du régime alors que la crise multifactorielle se poursuit et que les élections législatives sont boycottées par l’essentiel de la classe politique tunisienne
Fadhel Abdelkefi, président du parti Afek Tounes (libéral), ancien ministre de la Coopération et des Finances entre 2016 et 2018, a été empêché le 16 novembre de quitter le pays (AFP/Fethi Belaïd)
Fadhel Abdelkefi, président du parti Afek Tounes (libéral), ancien ministre de la Coopération et des Finances entre 2016 et 2018, a été empêché le 16 novembre de quitter le pays (AFP/Fethi Belaïd)

C’est devenu une habitude chez les journalistes tunisiens. Kais Saied refusant de donner des interviews et le palais de Carthage ne disposant pas d’un porte-parole, les reporters sont obligés de guetter les rares sorties publiques du président en espérant lui arracher une déclaration.

Autant dire que le déplacement du chef de l’État à Djerba pour le Sommet de la francophonie, les 19 et 20 novembre 2022, a constitué une aubaine pour les professionnels de l’information.

Quand le journaliste Chaker Besbes, de la radio privée Mosaïque FM, l’a interrogé sur les enjeux de la rencontre entre les dirigeants francophones, Kais Saied s’est engagé dans un réquisitoire contre les médias.

Les chefs d’État et les officiels des pays francophones s’organisent pour la traditionnelle photo de famille lors du 18e Sommet de la francophonie à Djerba, le 19 novembre 2022 (AFP/Fethi Belaïd)
Les chefs d’État et les officiels des pays francophones s’organisent pour la traditionnelle photo de famille lors du 18e Sommet de la francophonie à Djerba, le 19 novembre 2022 (AFP/Fethi Belaïd)

« Avant tout, vous parlez au nom de Mosaïque. Tous les jours, sur Mosaïque, ils parlent comme ils veulent. Et malgré cela, ils parlent de [la Tunisie comme d’une] dictature. Vous qui travaillez pour cette station, savez-vous que personne ne s’est jamais immiscé dans votre travail ? Alors de quelle dictature parlent-ils ? »

Kais Saied, à qui le journaliste a demandé les noms de ceux qui « parlent de dictature », a poursuivi : « De quelle dictature parlent-ils ? Malheureusement, ils se font les porte-voix de certains groupes politiques connus. »

« Des campagnes médiatiques »

Quand le journaliste a expliqué que son entreprise disposait d’une charte éditoriale et qu’elle tenait à sa liberté d’expression, le président a rétorqué : « Il y a certes la liberté d’expression, mais celle-ci ne vaut que si elle est précédée d’une liberté de réflexion. […] Mais nous sommes ici face à des campagnes médiatiques qui n’ont aucun rapport avec la liberté d’expression. […] Qu’ils réfléchissent bien et qu’ils voient le réel tel qu’il est, en toute objectivité, et sans porter atteinte aux institutions de l’État. »

Besbes lui a rappelé que des journalistes étaient traduits en justice en vertu du décret-loi 54 (qui punit de cinq ans de prison et d’une amende de presque 15 000 euros toute personne coupable de diffuser une « fausse information », peine doublée si la victime est un responsable étatique) édicté par Kais Said.

Ce à quoi le chef de l’État a répondu : « C’est à la justice de trancher. L’important est d’avoir une magistrature équitable. Ce décret pose un certain nombre de règles. […] Il ne faut pas porter atteinte aux institutions de l’État et à ses symboles. La liberté d’expression et celle de la presse sont irréversibles. »

Tunisie : depuis la dictature, jamais la liberté de la presse n’a autant reculé
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Enfin, quand le journaliste lui a fait remarquer que ce décret était préjudiciable à la liberté de la presse, Kais Saied a répondu, étonné : « Comment cela ? En venant ici, j’ai écouté un débat libre sur une radio. Mais l’insulte, la diffamation et les atteintes aux bonnes mœurs, sont-elles admissibles ? »

Chaker Besbes faisait référence aux poursuites engagées à l’encontre de Nizar Bahloul. Le journaliste qui dirige le site d’information Business News a été interrogé par la police criminelle à la suite d’une plainte déposée par la ministre de la Justice, Leïla Jaffel, dans le cadre du décret 54.

En cause, un article critiquant le bilan de la cheffe du gouvernement, Najla Bouden, basé sur des éléments factuels.

Dans une déclaration à Mosaïque FM, le journaliste a expliqué avoir été convoqué le jour-même et précisé que la plainte ne portait pas sur un passage de l’article en particulier.

Cette affaire semble confirmer les craintes exprimées par plusieurs acteurs du secteur journalistique interrogés par Middle East Eye quant à l’utilisation du décret 54 pour mettre au pas la presse.

Des craintes renforcées par le fait que le président a multiplié les consignes données à ses ministres de l’Intérieur et de la Justice pour mettre fin à ce qu’il appelle « un dénigrement » des institutions et des symboles de l’État.

« Il ne faut pas porter atteinte aux institutions de l’État et à ses symboles »

- Kais Saied, président de la Tunisie

Ce n’est pas la première fois qu’un journaliste est arrêté pour crime de lèse-majesté depuis le coup de force du 25 juillet 2021.

Le 3 octobre 2021, le journaliste de la chaîne islamiste Zitouna, Ameur Ayed, et le député de la Coalition de la dignité (al-Karama, islamiste), Abdellatif Aloui, ont été arrêtés et poursuivis par la justice militaire pour des chefs d’accusation similaires (crime de lèse-majesté).

Le 8 avril 2022, ils ont été condamnés à quatre et trois mois de prison ferme respectivement. Après avoir fait appel, ils connaîtront le verdict le 25 novembre. Les accusés ont été poursuivis entre autres pour « atteinte au moral de l’armée ». Ces articles expliquent un peu les griefs.

De fait, les opposants politiques aussi semblent dans le collimateur du président. Par exemple, l’avocat et ancien ministre Lazhar Akremi, opposant affiché de Kais Saied, a été poursuivi pour des propos tenus dans une émission de radio mettant en cause le traitement des magistrats par l’exécutif.  

Complot contre la sûreté de l’État

L’exemple de Fadhel Abdelkefi, président du parti Afek Tounes (libéral), illustre ces peurs. Ancien ministre de la Coopération et des Finances entre 2016 et 2018, il a été condamné en première instance pour une affaire douanière.

Il a alors démissionné de son poste pour se défendre. En mars 2019, il a été définitivement blanchi par la Cour de cassation. La même année, il a apporté son soutien à la candidature de Nabil Karoui à l’élection présidentielle face à un certain… Kais Saied.

Lors de la crise politique de 2020, son nom a été proposé pour la présidence du gouvernement mais Saied l’a écarté au profit de Hichem Mechichi.

Fadhel Abdelkefi, président du parti Afek Tounes (libéral), ancien ministre de la Coopération et des Finances entre 2016 et 2018, a été empêché le 16 novembre de quitter le pays (AFP/Fethi Belaïd)
Fadhel Abdelkefi, président du parti Afek Tounes (libéral), ancien ministre de la Coopération et des Finances entre 2016 et 2018, a été empêché le 16 novembre de quitter le pays (AFP/Fethi Belaïd)

Après le coup de force du 25 juillet 2021, le chef de l’État regrettera publiquement l’acquittement d’Abdelkefi. Le parti Afek est la seule formation politique à avoir participé à la campagne référendaire de 2022 en appelant à voter contre le projet constitutionnel du président. L’un de ses meetings à Regueb (gouvernorat de Sidi Bouzid, centre) n’a pas pu se tenir, les autorités ayant invoqué des « menaces ».

Le 16 novembre, Fadhel Abdelkefi a été empêché de quitter le pays. Le ministère de l’Intérieur a fait valoir une décision judiciaire. Or, les avocats de l’homme d’affaires, qui voyage régulièrement, n’ont pas réussi à définir l’origine de cette interdiction qui doit émaner d’un juge d’instruction ou du procureur de la République et doit être notifiée à l’intéressé après audition.

À la télévision, Riadh Jrad, un chroniqueur revendiquant une proximité avec le président, a fourni des éléments de l’enquête auxquels les conseillers d’Abdelkefi n’ont pas pu avoir accès.

Les personnes soutenant le régime et usant pour ce faire d’insultes ou de la diffusion illégale de documents ne sont pas poursuivies avec la célérité qui touche les opposants, et ce malgré de nombreuses plaintes à leur encontre

Et ce n’est pas la première fois que des partisans du président diffusent des informations judiciaires visant des personnes dans le collimateur de Carthage.

En juin, des procès-verbaux de police visant une juge limogée par Saied ont été partagés par un blogueur soutenant la démarche présidentielle.

Il est à noter que les personnes soutenant le régime et usant pour ce faire d’insultes ou de la diffusion illégale de documents ne sont pas poursuivies avec la célérité qui touche les opposants, et ce malgré de nombreuses plaintes à leur encontre.

L’affaire Abdelkefi est peut-être reliée à une nouvelle fuite. Le 25 novembre, un document a été partagé sur les réseaux sociaux. Il s’agirait d’une enquête du procureur de la République de Tunis visant 25 personnalités, dont Fadhel Abdelkefi, accusées, entre autres, de complot contre la sûreté de l’État.

Éliminer les contre-pouvoirs

Sur la liste, figurent d’anciens ministres, des acteurs médiatiques et des anonymes. Certains accusés ont été ou sont encore proches du président.

Le premier nom est celui de Walid Balti, un homme d’affaires propriétaire d’une entreprise de paris sportifs. Son nom a été divulgué au grand public au printemps 2021.

MEE avait alors révélé l’existence d’une lettre suggérant à Kais Saied de mettre en place une dictature constitutionnelle en se basant sur l’article 80 de la Loi fondamentale.

Tunisie : les partis politiques, victimes collatérales du coup de force de Kais Saied 
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Un travail de fact-checking utilisant les métadonnées du document de MEE a permis d’établir que la missive avait été éditée par un ordinateur appartenant à la société Beta methods B(m), propriété de Balti.

L’homme d’affaires est actuellement en détention et la liste des 25 personnalités aurait été établie sur la base de ses communications. Face aux spéculations et rumeurs, les autorités (parquet, ministère de l’Intérieur) n’ont pour l’heure fait aucune déclaration.

Toutes ces affaires renforcent les craintes autour des libertés. Si la répression est loin d’être systématique, le caractère arbitraire de certaines décisions alimente le climat anxiogène.

De plus, ces menaces interviennent alors que le président est en train d’éliminer tous les contre-pouvoirs : après avoir suspendu ou mis au pas les instances censées contrôler l’action de l’exécutif (instance électorale, instance de contrôle de la constitutionnalité des lois, instance de lutte contre la corruption) et tenté de mettre au pas la justice en dissolvant le Conseil supérieur de la magistrature, il a promulgué une Constitution donnant au chef de l’État de larges prérogatives et le mettant au-dessus de tout contrôle.

Les médias et l’opposition légale semblent être les suivants.

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