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Après la Constitution, Kais Saied a une nouvelle cible : les syndicats

Le décor est planté pour un choc au sommet entre le nouveau sultan tunisien et les syndicats, qui constituent après Ennahdha le seul mouvement de masse organisé
Le président tunisien Kais Saied quitte un bureau de vote de Tunis après avoir voté lors d’un référendum sur son projet de nouvelle Constitution, le 25 juillet 2022 (AFP)
Le président tunisien Kais Saied quitte un bureau de vote de Tunis après avoir voté lors d’un référendum sur son projet de nouvelle Constitution, le 25 juillet 2022 (AFP)

On ne peut contester sérieusement que la prise de pouvoir de Kais Saied en Tunisie il y a un an était un coup d’État, que le document publié par MEE décrivant ce qui allait se passer deux mois avant le passage à l’acte de Saied était un véritable plan qui a effectivement été exécuté, ou encore que la Tunisie se dirige aujourd’hui vers une dictature.

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Même les personnalités politiques qui ont soutenu Saied il y a un an avant qu’il ne les fasse voir rouge ne le contesteraient pas. Encore moins les syndicats qui l’ont soutenu, ni même les Tunisiens plongés dans la pauvreté. Sa cote de popularité a chuté de plus de 80 % à 22,3 %.

Même les jeunes, qui l’année dernière étaient tellement convaincus que Saied apporterait un vent nouveau, sont divisés.

L’opposition aux efforts qu’il déploie pour rassembler tous les pouvoirs de l’État entre ses mains en faisant fi des freins et contrepoids est très répandue et va bien au-delà de sa cible principale, le mouvement islamiste modéré Ennahdha, qui demeure le plus grand mouvement politique.

Un an plus tard, Kais Saied franchit une étape importante dans la concrétisation de son emprise sur le pouvoir en faisant adopter une Constitution qui détruit tous les freins et contrepoids pouvant compromettre son règne par décret.

Les résultats du référendum de mardi, selon les chiffres préliminaires de la commission électorale, indiquent un taux de participation de seulement 30,5 %.

Un retour aux pires années des dictatures post-coloniales

Saied semble être le seul auteur de la Constitution qu’il a soumise au vote. Elle avait d’autres auteurs, mais Saied a passé son propre texte au bulldozer. Sadok Belaïd, le chef de la commission consultative nommé par Saied pour rédiger la nouvelle Constitution, a rejeté le texte final.

Belaïd a révélé que Saied avait apporté des changements fondamentaux à la version qui lui avait été soumise par la commission. Belaïd était l’un des plus proches collaborateurs de Saied.

La nouvelle Constitution éradique la version de 2014, dont l’élaboration a nécessité deux ans et une vaste consultation à l’échelle locale et nationale. Elle concentre tous les pouvoirs entre les mains de la présidence sur le gouvernement, le pouvoir judiciaire et l’exécutif, détruisant ainsi le principe de la séparation des pouvoirs jugé essentiel à toute autre démocratie. 

Kais Saied se considère comme un sultan, un homme capable de voir au-delà des besoins du présent. Un dirigeant consacré par Dieu lui-même

Pour la faire passer, Saied a dû révoquer la commission électorale tunisienne qui a fait du bon travail lors des sept élections précédentes et mettre des béni-oui-oui aux commandes.

Jusqu’à la dernière minute, Saied a enfreint les règles qu’il avait lui-même fixées, un peu comme l’ancien Premier ministre britannique Boris Johnson. Saied a été accusé d’avoir enfreint le droit électoral en diffusant une vidéo sur une chaîne officielle le jour du scrutin.

Tous les partis sauf un ont boycotté le référendum, qui s’est déroulé sans observateurs

Les résultats d’un tel simulacre sont donc insignifiants mais marquent un retour aux pires années des dictatures post-coloniales en Afrique et en Amérique latine.

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Nation, le média porte-parole de la présidence kényane, a feint la surprise lorsque Jomo Kenyatta, un autoritaire notoire, a été réélu président pour la neuvième fois. « Its Mzee! », indiquait la une, comme si le parti au pouvoir, l’Union nationale africaine du Kenya (KANU), n’avait pas remporté tous les sièges à chaque élection entre 1969 et 1988.

C’est ce qui s’est passé en Tunisie : dès que les résultats officiels ont été connus, la Constitution a été confirmée. Aucun taux de participation minimum n’est stipulé, pas plus que l’exigence habituelle selon laquelle 55 % de la population doit voter en faveur du texte. 

Avocat constitutionnel de formation, Saied se moque des détails. Il veut le pouvoir absolu. Maintenant. Il se considère comme un sultan, un homme capable de voir au-delà des besoins du présent. Un dirigeant consacré par Dieu lui-même. Il y en a eu beaucoup au cours de l’histoire et ces missions messianiques finissent presque toujours mal.

La ligne de front de la résistance à la dictature est tenue par les courageux juges tunisiens. C’est une surprise, mais cela représente en quelque sorte un progrès. Ce n’était pas le cas sous Habib Bourguiba et Zine el-Abidine Ben Ali, lorsque les tribunaux étaient un bras droit bien trop servile de la présidence. Mais les anciens collègues de Saied dans le monde juridique ne l’entendent pas de cette oreille.

Pas tous. Certains sont prêts à accepter ce que l’on qualifiait de « justice téléphonique » à l’époque soviétique, lorsque les jugements étaient transmis par téléphone aux juges par les mains invisibles du parti.

Ghannouchi blanchi

Le syndicat des juges a organisé une grève d’un mois pour protester contre le limogeage de 57 d’entre eux. Saied les avait accusés de tremper dans la corruption et de protéger des terroristes, en dépit du caractère notoirement vague des critères selon lequel quelqu’un peut être accusé de protéger des terroristes : il s’agit plutôt de tout juge qui désobéit à ses ordres.

Une nouvelle liste de juges désobéissants – ou indépendants d’esprit – est en cours d’élaboration : on y retrouvera notamment le juge qui a rejeté l’affaire de blanchiment d’argent montée de toutes pièces contre Rached Ghannouchi, ancien président du Parlement et chef du parti Ennahdha.

Rached Ghannouchi salue ses partisans alors qu’il quitte le bureau du procureur chargé de la lutte contre le terrorisme, le 19 juillet 2022 à Tunis (AFP)
Rached Ghannouchi salue ses partisans alors qu’il quitte le bureau du procureur chargé de la lutte contre le terrorisme, le 19 juillet 2022 à Tunis (AFP)

L’affirmation selon laquelle Ghannouchi aurait accepté de l’argent de gouvernements étrangers et l’aurait blanchi par l’intermédiaire d’une autre organisation servant de façade trouve son origine auprès d’un journaliste britannique de grande renommée au Moyen-Orient, dont les reportages pouvaient toutefois se révéler aussi imparfaits que brillants.

Le regretté Robert Fisk a affirmé que Ghannouchi se voyait offrir d’importantes sommes d’argent par l’émir du Qatar à la veille de scrutins. Sa source était le ministre syrien des affaires étrangères de l’époque, Walid al-Mouallem, qui était le prochain sur la liste d’attente pour rencontrer l’émir.

Ennahdha a intenté un procès qu’il a remporté. Le quotidien britannique The Independent a dû sortir le chéquier et présenter des excuses exhaustives. « Nous tenons à préciser que M. Ghannouchi et son parti n’ont accepté aucun don d’un État étranger en violation de la législation tunisienne sur le financement des partis. Nous présentons nos excuses à M. Ghannouchi. »

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D’autres journaux arabes qui ont répété cette affirmation ont été poursuivis, ont perdu et ont évité les amendes, l’un d’entre eux en reformant sa société à Londres. 

La semaine dernière, le juge d’instruction n’a rien voulu entendre. Selon le ministère public, Ghannouchi entretenait des liens avec l’association Namaa Tunisia, accusée de blanchiment d’argent.

Si les juges ont refusé d’accéder à la demande du ministère public, qui souhaitait faire arrêter Ghannouchi alors que l’enquête était en cours, l’affaire en elle-même se poursuit. Après une audience de neuf heures, le juge a laissé Ghannouchi en liberté, bien qu’il fasse toujours l’objet d’une enquête pour d’autres allégations. 

L’affaire présente d’autres aspects troublants. Pourquoi a-t-elle été entendue par un tribunal antiterroriste plutôt que par un tribunal chargé des délits financiers ? Même si les faits étaient prouvés, ils n’ont rien à voir avec des actes terroristes.

Si le ministère public avait eu gain de cause cette fois-ci, l’histoire aurait été facile à vendre aux Tunisiens. Elle se présente ainsi : « La pénurie de produits alimentaires de base n’est pas de mon ressort. Il y a une conspiration dans le pays qui vise à créer ces pénuries, et ces forces obscures complotent contre les bonnes gens comme vous et moi. »

Un discours délirant

C’est ainsi que Saied pense et parle aux gens qui l’ont élu. Ce discours est délirant, profondément mensonger et d’une irresponsabilité criminelle compte tenu du niveau de pauvreté et de chômage dans le pays.

De moins en moins de Tunisiens le croient.

Ennahdha se renforce. Des membres reviennent et Ghannouchi lui-même est tout à fait prêt à passer ce qui serait pour lui un troisième séjour en prison, lui qui a déjà été emprisonné sous Bourguiba et Ben Ali.

L’emprisonnement de Ghannouchi serait un message adressé à tous les partis politiques, indiquant qu’il n’y a pas de place pour le pluralisme politique

L’emprisonnement de Ghannouchi serait un message adressé à tous les partis politiques, indiquant qu’il n’y a pas de place pour le pluralisme politique. Les proches collaborateurs de Ghannouchi affirment que cela renforcerait Ennahdha au lieu de l’écraser. 

Le ciel ne tomberait pas non plus sur la tête du « Front du salut national », que les islamistes ont formé avec neuf autres partis et groupes de la société civile. Son leader Ahmed Néjib Chebbi n’est pas un islamiste, mais il sait faire la distinction entre les différends politiques et la démocratie au sens propre.

Une fois le leader d’Ennahdha éliminé, la prochaine cible de Saied sera les syndicats.

Avec un revenu national brut de 45 milliards de dollars en 2021 et une pénurie de 36 milliards de dinars (plus de 11 milliards d’euros) en produits de base, les finances publiques de la Tunisie vont très vite se retrouver au point mort.

L’argent du Golfe et de l’Union européenne (UE) arrive au compte-gouttes, mais le seul espoir de Saied consiste à parvenir à un accord avec le FMI, qui exigera sûrement un prix élevé pour le renflouer, comme il l’a fait en Égypte.

Le FMI exigera des réductions de subventions et des licenciements dans le secteur public.

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Noureddine Taboubi, le secrétaire général de l’UGTT, a déjà à son actif un affrontement devant les tribunaux pour des soupçons d’illégalité de son troisième mandat, ainsi qu’une tentative de grève générale. À l’occasion du référendum, l’UGTT a pris soin de garder un équilibre précaire en condamnant la Constitution tout en permettant à ses membres de voter en leur âme et conscience. 

Il sera d’ores et déjà impossible d’affirmer combien de Tunisiens ont suivi les appels au boycott et combien ont simplement boudé les isoloirs. Le décor est planté pour un choc au sommet entre le nouveau sultan tunisien et les syndicats, qui constituent après Ennahdha le seul mouvement de masse organisé.

Les démocrates tunisiens, durement éprouvés, ne s’attendent pas au moindre mot de soutien de la part des bastions autoproclamés des comportements démocratiques – les États-Unis et l’UE. Ils expriment leur profonde inquiétude face aux agissements de Saied, tout en faisant tout leur possible pour éviter de parler d’un coup d’État.

Ils ont suivi le même scénario en Égypte et auraient fait de même en Turquie si la tentative de coup d’État avait abouti. Mais une fois de plus, la Tunisie illustre par l’exemple l’inaptitude de ses voisins européens.

Ils veulent vraiment écraser le Printemps arabe, dont les démocrates tunisiens sont les dernières pousses flétries.

David Hearst est cofondateur et rédacteur en chef de Middle East Eye. Commentateur et conférencier sur des sujets liés à la région, il se concentre également sur l’Arabie saoudite en tant qu’analyste. Ancien éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, il en a été le correspondant en Russie, en Europe et à Belfast. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation et actualisé.

David Hearst is co-founder and editor-in-chief of Middle East Eye. He is a commentator and speaker on the region and analyst on Saudi Arabia. He was the Guardian's foreign leader writer, and was correspondent in Russia, Europe, and Belfast. He joined the Guardian from The Scotsman, where he was education correspondent.
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