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Tunisie : les partis politiques, victimes collatérales du coup de force de Kais Saied 

Cent jours après le coup de force de Kais Saied, les partis politiques peinent à exister. Qu’ils soient des soutiens à la ligne politique du président ou dans l’opposition, ils sont dans le collimateur d’un projet qui souhaite leur disparition
Il existe un parti qui ne dit pas son nom : il s’agit des proches de Kais Saied. N’ayant pas une existence légale, ils peuvent s’affranchir des règles imposées aux formations constituées et n’ont jusqu’ici pas été désavoués par le nouveau maître de la Tunisie (AFP/Fethi Belaid)
Il existe un parti qui ne dit pas son nom : il s’agit des proches de Kais Saied. N’ayant pas une existence légale, ils peuvent s’affranchir des règles imposées aux formations constituées et n’ont jusqu’ici pas été désavoués par le nouveau maître de la Tunisie (AFP/Fethi Belaid)
Par Hatem Nafti à TUNIS, Tunisie

Le 25 juillet 2021 fera sans nul doute date dans l’histoire de la Tunisie. En décrétant l’état d’exception et en suspendant les activités du Parlement, Kais Saied a provoqué un véritable tsunami affectant l’ensemble de la classe politique.

Cent jours après ce coup de force, le 3 novembre, les partis politiques, qu’ils aient été au pouvoir ou dans l’opposition, peinent à exister face à un président omnipotent et encore très populaire.

Les premières victimes du 25 juillet sont assurément les membres de la majorité parlementaire qui soutenait le gouvernement de Hichem Mechichi.

Disposant du plus grand bloc à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et membre de toutes les coalitions au pouvoir depuis les élections de 2011, le parti islamo-conservateur Ennahdha subit une saignée sans précédent. Une partie importante de l’opinion publique le tient pour responsable du bilan de la décennie écoulée.

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Son chef, Rached Ghannouchi – par ailleurs président du Parlement –, a très peu de soutiens en dehors de son entourage direct. Quelques heures après les annonces de Kais Saied, il a tenté de se rendre au siège de l’Assemblée en compagnie de sa vice-présidente, Samira Chaouachi, mais en a été empêché par un soldat.

La vidéo montrant cette scène est devenue virale et fait désormais partie du récit du président de la République.

Ghannouchi a tenté d’organiser des manifestations de soutien devant le Parlement mais peu de militants ont répondu présent. Il a par ailleurs refusé de désavouer le président du conseil de la Choura du parti, Abdelatif Harouni, qui a été l’élément déclencheur des manifestations du 25 juillet (Harouni exigeait des réparations financières pour les victimes de la dictature alors que le pays traversait la vague la plus mortelle de l’épidémie, que les vaccins et l’oxygène manquaient et lança un ultimatum au gouvernement).

Discrédit

Le coup de force présidentiel a eu pour conséquence d’aggraver la crise de gouvernance que connaît le mouvement depuis des années et qui porte sur les prérogatives de Rached Ghannouchi et sur sa volonté de se maintenir à la tête du parti au-delà des deux mandats prévus par les statuts.

En septembre, une centaine de cadres – dont le très populaire Abdelatif Mekki – ont préféré démissionner. Certains d’entre eux envisagent de lancer une nouvelle formation politique conservatrice qui dépasserait le seul cadre islamiste. Jusqu’ici, toutes les scissions d’Ennahdha ont échoué à présenter une offre viable.

Les principaux handicaps qui jouent contre le principal parti islamiste sont son bilan et ses revirements politiques. Les reniements expliqués par le réalisme politique ainsi que les accusations de violations des droits de l’homme (notamment lors de la répression d’une manifestation par des tirs de chevrotine à Siliana) durant cette décennie sont aujourd’hui utilisés par les partisans du président pour discréditer tout discours dénonçant les dérives du nouveau régime.

Centré sur la personne de son président Nabil Karoui et sans véritable projet, Qalb Tounes a très vite perdu une partie de ses députés et électeurs pour avoir rompu sa promesse de ne pas s’allier à Ennahdha

Et ce discrédit touche l’ensemble de la classe politique, y compris ceux qui ont systématiquement dénoncé les atteintes aux droits et libertés.

Créé en 2019, quelques mois avant les élections générales, le parti Qalb Tounes a réussi à obtenir la deuxième place aux dernières élections législatives et présidentielle.

Mais centré sur la personne de son président Nabil Karoui et sans véritable projet, il a très vite perdu une partie de ses députés et électeurs pour avoir rompu sa promesse de ne pas s’allier à Ennahdha.

Siégeant d’abord sur les bancs de l’opposition, il est parvenu à faire chuter le gouvernement Fakhfakh avant de soutenir son successeur Hichem Mechichi. Il partage tout logiquement la responsabilité de la gestion catastrophique de la crise sanitaire.

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Après le 25 juillet, le président du groupe parlementaire Oussama Khelifi avait déclaré soutenir la démarche du président, avant de changer d’avis et de s’inscrire dans l’opposition à ce qu’il qualifie désormais de « coup d’État ». 

Fin août, les frères Nabil et Ghazi Karoui, respectivement président et député du parti, sont entrés illégalement sur le sol algérien et ont été arrêtés. Poursuivis depuis 2019 pour des faits de blanchiment d’argent et de fraude fiscale – des faits qui ont valu à Nabil Karoui de faire deux séjours en détention –, ils font l’objet d’une demande officielle d’extradition de la part de Tunis.

Face à cette débâcle politique et judiciaire, plusieurs députés ont préféré démissionner d’un parti devenu une coquille vide.

Repositionnement d’Abir Moussi

Fidèle allié d’Ennahdha, la formation islamo-populiste al-Karama s’est illustrée par plusieurs coups d’éclat. En plus de ces diatribes verbales contre les opposants au camp islamiste, des députés issus de ce mouvement se sont rendus coupables de violences dans l’hémicycle et de troubles à l’aéroport de Tunis-Carthage, principal point de frontière du pays, pour contraindre les autorités sécuritaires à laisser embarquer une passagère empêchée de voyager « fichée S17 », procédure permettant à la police de restreindre les déplacements d’individus soupçonnés de terrorisme sans l’autorisation d’un juge.

Nombre des figures d’al-Karama sont poursuivies dans diverses affaires en lien avec leur mandat ou pour des faits antérieurs à 2019 (incitation à rejoindre les rangs du groupe État islamique en Syrie, vol de documents juridiques relatifs à des dossiers de terrorisme).

Aujourd’hui, le chef de file d’al-Karama, Seifeddine Makhlouf, est incarcéré pour outrage à magistrat. C’est également le cas de Nidhal Saoudi, poursuivi dans l’affaire dite « de l’aéroport ». Mohamed Affes et Maher Zid sont en fuite, le second vient d’être condamné par contumace à une peine de quatre ans de réclusion.

Les sondages d’opinion continuent à mettre Abir Moussi en tête d’éventuelles élections législatives. Elle constitue aujourd’hui la seule opposition audible à Kais Saied

Abir Moussi, dont la popularité tenait à une ligne politique radicalement opposée aux islamistes, a pu sembler concurrencée sur ce créneau par Kais Saied qui a réussi, pour la première fois depuis dix ans, à exclure du pouvoir Ennahdha et ses alliés.

Mais la cheffe du Parti destourien libre (PDL) a réussi à opérer un nouveau positionnement, à la fois rejetant le système politique issu de la révolution de 2011 et s’opposant à la concentration du pouvoir entre les mains de Kais Saied, dont elle affirme la proximité avec d’autres mouvements islamistes.

Avocate de formation, elle s’emploie à dénoncer les décisions présidentielles qu’elle juge illégales et anticonstitutionnelles.   

Alors qu’elle cultive toujours une filiation avec l’ancien régime, dont elle n’a jamais condamné l’aspect despotique, Moussi ne cesse de s’élever contre les atteintes aux libertés publiques observées depuis le 25 juillet. Les sondages d’opinion continuent à la mettre en tête d’éventuelles élections législatives. Elle constitue aujourd’hui la seule opposition audible à Kais Saied.

Le groupe démocratique, deuxième bloc parlementaire à l’Assemblée, composé essentiellement des partis Attayar (social-démocrate) et al-Chaâb (nationaliste arabe), est aujourd’hui très divisé sur l’attitude à avoir vis-à-vis de Kais Saied.

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Si les deux formations ont plutôt soutenu l’application de l’article 80 (l’article de la Constitution utilisé par le chef de l’État pour justifier son coup de force) le 25 juillet – avec néanmoins des réserves côté Attayar –, elles se sont opposées sur la prorogation de l’état d’exception en août et surtout sur le décret 117 du 22 septembre 2021 qui accorde les pleins pouvoirs au locataire de Carthage et qui suspend des pans entiers de la Constitution.

Le parti Attayar y voit une dérive visant à profiter de la crise actuelle pour imposer le projet politique de Kais Saied. Le président a peu apprécié ce changement de position et a accusé, sans les nommer, les dirigeants du parti social-démocrate d’« opportunisme ».

Attayar a par ailleurs intégré une coalition de partis allant du centre-droit au centre-gauche s’opposant au coup de force de Saied. La présence dans cet attelage partisan de Fadhel Abdelkafi, ancien ministre des Finances, soutien de Nabil Karoui et actuel président d’Afek Tounes (social-libéral), a suscité les critiques, y compris dans des cercles proches du mouvement Attayar créé par Mohamed Abbou.

Un parti qui ne dit pas son nom

Al-Chaâb, quant à lui, habitué à soutenir des régimes peu portés sur la démocratie et les droits de l’homme, a longtemps appuyé avec enthousiasme la démarche présidentielle.

Les dernières semaines, les dirigeants du parti ont apporté un peu de nuance à leur soutien quand Saied a clairement indiqué que le dialogue national qu’il compte mener exclura tous les corps intermédiaires, y compris les formations politiques pro-25 juillet et les organisations nationales type UGTT (principal syndicat).

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Or, nombre de cadres d’al-Chaâb sont issus de la puissante centrale-syndicale. Cette nouvelle position sera sans doute amenée à s’affirmer si le président continue à promouvoir un projet politique qui pourrait signer la disparition des partis politiques.

Il existe enfin un parti qui ne dit pas son nom et qui, paradoxalement, promeut la disparition de tout parti politique. Il s’agit des proches de Kais Saied qui organisent des meetings, donnent des conférences de presse, assistent à des émissions politiques et vont au contact des citoyens pour promouvoir le projet du président.

N’ayant pas une existence légale, ils peuvent s’affranchir des règles imposées aux formations constituées et n’ont jusqu’ici pas été désavoués par le nouveau maître de la Tunisie.

Les derniers sondages promettent la deuxième place à un hypothétique « parti de Kais Saied » si des législatives anticipées étaient organisées suivant l’actuelle loi électorale. Or ce dernier a toujours refusé d’avoir un mouvement politique.

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