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Tunisie : le « complot contre la sûreté de l’État », un concentré des dérives du régime

Sept mois après son déclenchement, l’affaire dite du « complot contre la sûreté de l’État », impliquant des opposants au régime, illustre à bien des égards la dérive autoritaire que vit la Tunisie depuis le coup de force de Kais Saied
Ghazi Chaouachi, avocat et ancien ministre, a critiqué Kais Saied, l’invitant à démissionner. Il est accusé d’« atteinte à la sûreté de l’État » (AFP/Fethi Belaïd)
Ghazi Chaouachi, avocat et ancien ministre, a critiqué Kais Saied, l’invitant à démissionner. Il est accusé d’« atteinte à la sûreté de l’État » (AFP/Fethi Belaïd)

Le 22 août 2023, six opposants tunisiens, incarcérés depuis six mois, ont vu leur détention prorogée de quatre mois.

Alors que cinq d’entre eux ont été extraits de leurs cellules et déférés devant le tribunal, le juge d’instruction qui a ordonné leur maintien en détention n’était pas présent pour leur signifier sa décision. Il s’agit de Jawhar Ben Mbarek (universitaire, ancien conseiller du gouvernement Fakhfakh), Issam Chebbi (secrétaire général du parti de centre-gauche Al Jomhouri), Khayem Turki (fondateur du think tank Joussour), Ridha Belhaj (ancien ministre) et Ghazi Chaouachi (avocat, ex-ministre et cofondateur du Courant démocrate).

Quant au sixième, Abdelhamid Jelassi, ancien dirigeant d’Ennahdha (parti d’opposition islamo-conservateur), il était hospitalisé pour des calculs rénaux. Les avocats ont annoncé leur intention de faire appel mais les espoirs d’une libération semblent minces tant les ingérences politiques dans l’affaire sont manifestes et assumées par le régime en place.

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Tout a commencé le 10 février 2023, quelques jours après les élections législatives organisées par le pouvoir qui ont connu un record mondial d’abstention (88 %).

Le compte rendu d’un entretien entre la ministre de la Justice, Leila Jaffel, et le président Kais Saied, diffusé sur la page Facebook de la présidence, évoquait la nécessité de traduire devant la justice ceux dont « la culpabilité est attestée par les dossiers d’instruction avant de l’être par les tribunaux ».

Le lendemain matin, Khayem Turki était arrêté par la brigade antiterroriste. Ce financier de 58 ans a été le directeur de la campagne d’Ettakattol (social-démocrate) lors des élections de l’Assemblée constituante en 2011. Depuis qu’il a quitté le parti en 2015, il dirige le think tank Joussour.

Humilier les opposants

Le même jour, plusieurs autres arrestations ont été menées, dont celle du lobbyiste Kamel Ltaief et d’Abdelhamid Jelassi.

En raison du régime dérogatoire de la loi antiterroriste, certains des suspects n’ont pas eu accès à leurs avocats pendant 48 heures et la garde à vue a duré 15 jours au lieu des 96 heures du droit commun.

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Durant les jours qui ont suivi, les arrestations se sont poursuivies. Elles ont touché d’autres activistes qui ont pour point commun la proximité avec le Front de salut national (FSN), une coalition de partis et de personnalités de l’opposition dirigée par l’avocat Ahmed Nejib Chebbi et comprenant essentiellement le réseau militant d’Ennahdha.

D’autres personnes ont été arrêtées en raison de contacts avec Khayem Turki, puis relâchées. Enfin, le directeur de la radio Mosaïque FM, Noureddine Boutar, a été interpellé en vertu de la loi antiterroriste, qui réprime également le blanchiment d’argent.

Sa station est la plus écoutée de Tunisie et son programme politique phare, « Midi Show », a une ligne éditoriale si critique envers le pouvoir que le président s’en est ouvertement ému en marge du sommet de la Francophonie.

En parallèle, Kais Saied a multiplié les déclarations assumant son immixtion dans l’affaire. C’est ainsi qu’il s’est rendu au ministère de l’Intérieur afin de féliciter les agents à l’origine de l’arrestation de personnes « qui ont du sang sur les mains ».

Quelques jours plus tard, le chef de l’État a prévenu « ceux qui se permettr[aient] d’innocenter » les prévenus « d’être considérés comme leurs complices » !

Il convient de rappeler que depuis juin 2022, un an après son coup de force, Saied s’est octroyé le droit de révoquer n’importe quel juge sur la foi d’un simple rapport de police. Quarante-neuf des 57 magistrats écartés par le président ont obtenu un jugement suspensif de cette décision mais le ministère de la Justice refuse toujours de les réintégrer.

Dans ces conditions, il est très difficile pour un magistrat d’aller à l’encontre de la volonté de l’exécutif.

Les enquêteurs ont retenu dix articles de la loi antiterroriste et quinze du code pénal. S’ils sont reconnus coupables, les prévenus encourent plusieurs fois la peine de mort

L’arrestation de Ghazi Chaouachi, dans la nuit du 24 au 25 février, montre cette volonté du pouvoir d’humilier ses opposants. Cet avocat et ancien ministre du gouvernement Fakhfakh (2020) s’est illustré par des déclarations virulentes à l’encontre du pouvoir, invitant notamment Saied à démissionner.

Ce dernier l’ayant accusé de malversation, l’ancien ministre est allé en justice et a obtenu un jugement le blanchissant. Membre du comité de défense de Khayem Turki, Chaouachi a alors appris que son nom figurait parmi les suspects dans l’affaire dite du complot.

Présent au pôle antiterroriste, les enquêteurs l’ont laissé repartir libre, après lui avoir remis une convocation pour une date ultérieure. Pourtant, quelques heures plus tard, il a été arrêté en pleine nuit par un important dispositif policier.

Toutes les personnes interpellées ont été placées en détention provisoire. Il leur est reproché plusieurs chefs d’accusation allant de la formation d’une organisation terroriste à l’atteinte à la sécurité alimentaire et environnementale du pays, en passant par tentative d’assassinat sur le chef de l’État.

Au total, les enquêteurs ont retenu dix articles de la loi antiterroriste et quinze du code pénal. S’ils sont reconnus coupables, les prévenus encourent plusieurs fois la peine de mort.

Compte tenu du caractère « terroriste » de plusieurs chefs d’accusation, les personnalités arrêtées sous soumises à un traitement dérogatoire les empêchant notamment d’avoir des contacts physiques avec leurs familles, ce qui est permis aux autres détenus.

Parmi les faits reprochés aux détenus, figure aussi l’intelligence avec des puissances étrangères. Les enquêteurs se basent sur des rencontres avec des diplomates étrangers, dont des ambassadeurs en poste.

En liberté mais soupçonnés

Quand les avocats ont souligné que si un tel complot était avéré, il faudrait expulser les diplomates en question, le parquet s’est fendu d’un communiqué au ton très politique disculpant les parties étrangères. Ce sera la seule communication de l’accusation.

Les avocats dénoncent des dossiers vides et déplorent que les accusés aient été maintenus en détention pendant plusieurs mois sans même avoir été auditionnés par le magistrat instructeur.

La défense pointe d’innombrables vices de procédure et l’ingérence manifeste de l’exécutif dans le dossier.

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En plus des personnes arrêtées, plusieurs autres opposants sont soupçonnés dans le même dossier. On cite notamment l’avocat et ancien ministre des Droits de l’homme Ayachi Hammami, l’ancien ministre de l’Éducation Mohamed Hammi, l’avocat Ahmed Néjib Chebbi, l’ancien ministre et président de l’instance électorale Kamel Jendoubi ainsi que l’ancien ministre de la Justice Noureddine Bhiri.

La militante féministe Bochra Belhaj Hmida, actuellement en France, est également soupçonnée de faire partie de cette entreprise terroriste.

Si, depuis le mois de mars, plus aucune personnalité auditionnée n’a été arrêtée dans le cadre de ce dossier, les personnes auditionnées et maintenues en liberté demeurent officiellement soupçonnées.

Parmi les noms qui intéressent les enquêteurs : le polémiste français Bernard-Henri Lévy. La présence de ce dernier dans la liste des personnes soupçonnées permet aux proches du régime de discréditer les accusés en les amalgamant avec cette personnalité très impopulaire en Tunisie et tenue pour responsable du chaos libyen.

En l’absence d’une communication officielle des autorités, plusieurs pièces du dossier fuitent dans la presse et sur les réseaux sociaux.

On y apprend que les enquêteurs se basent sur des témoignages anonymes pour formuler leurs accusations. Cette technique, permise par la loi antiterroriste, empêche les prévenus d’être confrontés à leurs accusateurs.

Les avocats, qui ont échoué à faire lever l’anonymat des témoins, déplorent qu’un indicateur ait « ajusté » sa déposition à mesure que la défense pointait ses contradictions.

Les espoirs de libération d’Abdelhamid Jelassi, ex-dirigeant d’Ennahdha, semblent minces, en dépit de problèmes de santé (AFP/Fethi Belaïd)
Les espoirs de libération d’Abdelhamid Jelassi, ex-dirigeant d’Ennahdha, semblent minces, en dépit de problèmes de santé (AFP/Fethi Belaïd)

Poursuivant la stratégie du silence, les autorités judiciaires ordonnent l’interdiction d’évoquer l’affaire dans les médias audiovisuels. Faute de précisions sur ses modalités d’application, la décision n’est pas rigoureusement respectée. 

Le 13 juillet, la chambre d’accusation a ordonné la remise en liberté de l’activiste Chaima Aissa et de l’avocat Lazhar Akremi. Mais, dès le lendemain, la même cour s’est à nouveau réunie sans informer les avocats et les accusés. Elle a interdit aux deux accusés libérés de quitter le territoire et de se montrer dans les lieux publics.

Rhétorique conspirationniste

Dans un article de la revue spécialisée Legal Agenda, l’avocat Karim Marzouki, membre du comité de défense des accusés, s’est indigné en juillet que la décision ait été révélée par Riadh Jrad, un chroniqueur de télévision proche du pouvoir, trois jours avant son inscription par le greffe du tribunal.

Sa collègue Dalila Msaddek, également sœur du détenu Jawhar Ben Mbarek, est allée plus loin en accusant directement l’ancien ministre de l’Intérieur, Taoufik Charfeddine, d’avoir « monté de toutes pièces ce dossier » dans le cadre d’une lutte de pouvoir et pour éviter une éviction qui a fini par advenir puisqu’il a été limogé par Kais Saied le 17 mars 2023.

L’affaire dite du complot illustre plusieurs aspects de la gouvernance de Kais Saied.

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Tout d’abord, elle fait appel à la rhétorique conspirationniste du régime qui explique tous les dysfonctionnements par le complot et a besoin de multiplier les boucs émissaires (Parlement, partis politiques, magistrats, médias, ONG, fonctionnaires).

Ensuite, en multipliant les chefs d’accusation, en amalgamant opposants, lobbyistes et personnalités sulfureuses, les autorités poursuivent l’entreprise de discrédit de tous les corps intermédiaires voulue par le chef de l’État.

La lourdeur des accusations et le mutisme du parquet entretiennent le flou et empêchent toute sympathie populaire envers les accusés, quand ils n’encouragent pas le déversement de haine les visant.

Enfin, ce dossier – ainsi que plusieurs autres affaires visant des opposants ou des proches du régime tombés en disgrâce – démontre la mise au pas de la justice par le pouvoir actuel.

Tout en se défendant de la moindre ingérence dans les affaires judiciaires, Kais Saied donne publiquement ses instructions dans des dossiers en cours.

La dernière rotation dans le corps des magistrats, validée par le chef de l’État, semble indiquer cette propension à assujettir la justice.

C’est ainsi que, comme sous Ben Ali, plusieurs cadres de l’Association tunisienne des magistrats (ATM) ont été transférés à leur insu, voire rétrogradés. C’est notamment le cas de l’ancienne présidente de l’ATM, Raoudha Karafi, qui est transférée de la capitale à Béjà (nord-ouest).

Par ailleurs, les magistrats révoqués puis rétablis dans leurs postes par le tribunal administratif demeurent sans affectation ni salaire. Autant d’éléments qui ne contribuent pas à un traitement serein des affaires sensibles.  

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Hatem Nafti is a Franco-Tunisian essayist. He wrote : From Revolution to Restoration, Where is Tunisia Going? (Riveneuve 2019) and Tunisia : towards an authoritarian populism (Riveneuve 2022) You can follow him on Twitter: @HatemNafti Hatem Nafti est essayiste franco-tunisien. Il a écrit De la révolution à la restauration, où va la Tunisie ? (Riveneuve 2019) et Tunisie : vers un populisme autoritaire (Riveneuve 2022). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @HatemNafti
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