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La Tunisie, une démocratie étranglée

L’emprisonnement injuste de Rachid Ghannouchi est un signe inquiétant pour les ennemis du despotisme
Selon l’islam, a écrit Rached Ghannouchi, aucun gouvernement ni aucune organisation politique n’a le droit de prendre des décisions arbitraires pour ses sujets (AFP/Yassine Mahjoub)
Selon l’islam, a écrit Rached Ghannouchi, aucun gouvernement ni aucune organisation politique n’a le droit de prendre des décisions arbitraires pour ses sujets (AFP/Yassine Mahjoub)

La promesse de réformes démocratiques dans le monde arabe, aujourd’hui en suspens, est confrontée à de nouveaux défis, en particulier en Tunisie.

Le pays du Maghreb a été l’une des premières puissances régionales à contribuer au déclenchement du Printemps arabe en 2011 en renversant la sinistre dictature de Zine el-Abidine Ben Ali, au pouvoir depuis près de 25 ans, dans le cadre d’un mouvement baptisé « révolution du jasmin » ou « révolution de la dignité ».

Aujourd’hui, malheureusement, les forces du despotisme étouffent à nouveau l’élan démocratique en Tunisie. Les intimidations, les arrestations, les emprisonnements et les passages à tabac sont monnaie courante.

Des Tunisiens manifestent contre le gouvernement du président Kais Saied à Tunis, le 5 mars 2023 (Anadolu)
Des Tunisiens manifestent contre le gouvernement du président Kais Saied à Tunis, le 5 mars 2023 (Anadolu)

L’enlèvement par la police d’État et la condamnation de Rached Ghannouchi, chef spirituel et homme politique le plus influent du pays, ont récemment confirmé de manière inquiétante cette affreuse tendance.

J’ai rencontré Rached Ghannouchi pour la première fois au début des années 1990, peu après son exil à Londres, où il avait participé à un symposium public que j’avais organisé sur le thème du partage du pouvoir dans l’islam.

J’ai été impressionné par son caractère calme et réfléchi, son honnêteté incorruptible et sa curiosité universelle. À l’époque, nous avons souvent discuté de l’importance politique de la responsabilité et de l’humilité. Ces vertus lui tenaient à cœur.

Rejet du dogme de la laïcité à la française

Pour Rached Ghannouchi, fils d’agriculteur né dans un village-oasis près d’El Hamma, à la lisière du vaste désert du Sahara, la théologie islamique (aqida) proscrit la coercition, l’intimidation et la violence.

La religion n’a pas de place pour l’arrogance et la contrainte, soutient-il dans Les Libertés publiques dans l’État islamique (1993). Dans ce livre, il explique que Dieu a accordé aux croyants comme aux non-croyants des droits à la dignité, à l’égalité et à un large éventail de libertés, notamment la liberté de la presse, de propriété et de religion.

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Sur ces points, Rached Ghannouchi n’est pas un converti au libéralisme occidental. Son raisonnement est fondé sur la foi : selon l’islam, a-t-il écrit, aucun gouvernement ni aucune organisation politique n’a le droit de prendre des décisions arbitraires pour ses sujets.

« Il n’y a pas de place pour les Églises ou les papes qui prétendent détenir les clés du paradis », a-t-il souvent affirmé.

Le droit d’interpréter les Écritures est le droit de chacun. C’est pourquoi il a toujours rejeté le dogme de la laïcité à la française : aucun État n’a le droit de privatiser la foi religieuse en imposant une séparation entre politique et religion. L’idéal français de laïcité n’est pas une condition préalable à la démocratie, a-t-il soutenu, mais plutôt l’ennemi d’une véritable autonomie démocratique.

Encouragé par sa foi en la démocratie, Rached Ghannouchi a ensuite accompli des choses remarquables.

Il a mené son parti politique Ennahdha à la victoire lors des élections tunisiennes de 2019 et est devenu président de l’Assemblée des représentants du peuple. Il a reçu le prestigieux prix Ibn Rushd pour la liberté de pensée et a été classé par le magazine Time en 2012 parmi les 100 personnalités les plus influentes au monde.

Les bases du nouveau rôle de Rached Ghannouchi ont été jetées lors de son retour triomphal en Tunisie en 2011, après plus de deux décennies d’exil. Il a été accueilli à l’aéroport de Carthage par des milliers de citoyens : certains brandissaient des branches d’olivier et des fleurs, d’autres grimpaient aux arbres et aux pylônes électriques pour tenter de l’apercevoir pour la première fois.

Rached Ghannouchi est accueilli par ses partisans à son retour d’exil, à l’aéroport de Tunis, le 11 février 2011 (AFP/Fethi Belaïd)
Rached Ghannouchi est accueilli par ses partisans à son retour d’exil, à l’aéroport de Tunis, le 11 février 2011 (AFP/Fethi Belaïd)

« Dieu est grand ! », a-t-il crié, les bras levés, avant d’affirmer aux journalistes qu’il n’était pas un nouvel ayatollah Khomeini.

« Nous acceptons la démocratie sans aucune restriction », a-t-il déclaré. « Nous honorons la décision du peuple, qu’il soit pour ou contre nous. » Il s’est prononcé en faveur d’une société fondée sur le respect courageux de la « justice et [de] l’égalité » ; son objectif était de vivre dans un pays où chaque femme jouirait du droit conféré par Dieu de choisir de porter ou non le hijab.

Ces mots ont effrayé l’establishment politique contre-révolutionnaire, mais Rached Ghannouchi, qui s’est efforcé de vivre selon les articles de foi dont nous avions passé de nombreuses heures à discuter, a campé sur ses positions.

Les mensonges, les fake news, les menaces de mort, les fausses accusations judiciaires et les coups bas politiques se sont succédé. On l’a également accusé d’être resté trop longtemps en politique. Ses détracteurs l’ont exhorté à se retirer des hautes fonctions et à jouer un rôle de défenseur public de la société civile, comme l’ont fait avec succès Adam Michnik en Pologne et l’archevêque sud-africain Desmond Tutu.

Un acte de violence symbolique

Hélas, cette option est désormais exclue. Derrière les barreaux, condamné à tort pour avoir « qualifié un autre musulman d’apostat [takfir] » et toujours sous le coup d’accusations bien plus graves de « conspiration contre la sécurité de l’État », mon ami de 81 ans a été condamné à un an d’emprisonnement. Pour un homme frêle de son âge, la peine infligée par ses ennemis despotiques est particulièrement sévère.

C’est aussi un acte de violence symbolique, destiné à intimider les forces contestataires et réformatrices en Tunisie.

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Le président Kais Saied et ses partisans seront bien sûr soulagés par la mise à l’écart de leur principal opposant. L’emprisonnement de Rached Ghannouchi permet au président tunisien de droite et à ses partisans de détruire les fondations de la jeune société civile tunisienne au nom d’un nouvel ordre politique.

Leurs méthodes sont tout droit sorties du livre de recettes des despotes : dissoudre le Parlement élu ; réécrire la Constitution ; transformer le pouvoir judiciaire en pion du pouvoir exécutif ; interdire les partis d’opposition ; intimider les journalistes ; arrêter d’anciens ministres, des acteurs du monde des affaires et des syndicalistes ; arrêter les Tunisiens de couleur noire, les migrants et les membres autres minorités ; parler sans cesse du « peuple » et l’exhorter à soutenir le nouvel ordre.

La mauvaise nouvelle pour Kais Saied est qu’un gouvernement despotique ne parviendra pas à attirer les investissements, à redistribuer les richesses, à améliorer les conditions de vie des citoyens ou à leur redonner confiance envers le gouvernement. La bonne nouvelle pour ses opposants est que la révolution du jasmin n’est pas terminée.

Certains citoyens tunisiens font sans doute ce que font les gens dans les moments difficiles : ils se morfondent, gardent la tête baissée et poursuivent leur vie quotidienne.

Mais cela devient de plus en plus difficile dans la Tunisie de Kais Saied. Le niveau de vie chute, le taux d’inflation et les souffrances sociales augmentent. Les plus démunis sont privés d’huile de cuisson, de lait, de sucre et d’autres produits de première nécessité.

Le sentiment d’indignité est très répandu. C’est pourquoi de nombreux acteurs de la révolution suivent aujourd’hui un extrait de hadith (parole du prophète) que Rached Ghannouchi apprécie particulièrement. Lorsqu’on est confronté au mal, disait-il, il faut essayer de le contrer de la main. Si cela ne suffit pas, il faut se servir de sa langue, puis de son cœur.

- John Keane est professeur de politique à l’université de Sydney et au Centre de recherches en sciences sociales (WZB) de Berlin. Son dernier livre est intitulé The Shortest History of Democracy (The Experiment, 2022).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Cet article a été publié dans The Nation et traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

John Keane is Director of the Sydney Democracy Network and Professor of Politics at the University of Sydney.
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