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Tunisie : pourquoi Kais Saied a fait d’Ennahdha l’ennemi à abattre

L’arrestation de l’ancien ministre de la Justice Noureddine Bhiri a été une nouvelle illustration de la guerre entre le président Kais Saied et le mouvement islamo-conservateur Ennahdha. Retour sur un conflit qui s’est progressivement installé dans le camp conservateur
En ciblant la formation de Rached Ghannouchi, Saied attaque tout à la fois les partis politiques en tant que structures dont il souhaite la disparition (AFP)
En ciblant la formation de Rached Ghannouchi, Saied attaque tout à la fois les partis politiques en tant que structures dont il souhaite la disparition (AFP)
Par Hatem Nafti à TUNIS, Tunisie

Il est loin le temps où, pendant la campagne électorale pour la présidentielle de 2019, les proches de Nabil Karoui, magnat des médias et leader du parti Kalb Tounes (social-libéral), présentaient Kais Saied comme le poisson pilote d’Ennahdha (islamo-conservateur).

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Aujourd’hui, le président tunisien a fait du parti de Rached Ghannouchi son ennemi public numéro un. Les dirigeants islamistes sont la cible de presque tous ses discours. Sans jamais les nommer, Saied s’en prend à eux et les désigne à la vindicte populaire.

Et cette stratégie constitue assurément l’une des raisons de sa popularité. Comment cette relation s’est-elle tendue avec le temps ?

Tout d’abord, Kais Saied et Ennahdha visent en partie le même électorat, la partie conservatrice de la société tunisienne. Les positions de l’actuel président de la République sur les sujets de société ne diffèrent pas fondamentalement de celles du parti islamiste : Kais Saied est par exemple favorable à l’application de la peine de mort et s’oppose à l’égalité successorale.

Certaines de ses déclarations, notamment au sujet des homosexuels (en 2019, il a notamment qualifié les homosexuels de « pervers » soutenus par l’étranger pour s’attaquer à l’État et à la oumma, la communauté musulmane), peuvent même être classées à la droite d’Ennahdha.

La députée constituante Nadia Chaabane rappelle que pendant les travaux de l’Assemblée nationale constituante, le parti islamiste et le camp conservateur ont souvent fait appel à Kais Saied, en sa qualité d’enseignant de droit constitutionnel, pour les travaux en commissions en vue de l’élaboration de la loi fondamentale.

2019, l’heure du soutien

Lors du premier tour de la présidentielle 2019, Kais Saied est arrivé premier ou deuxième dans 19 des 25 circonscriptions dominées par Ennahdha aux législatives, alors même que le parti islamiste avait son propre candidat, Abdelfattah Mourou.

Dans les deux circonscriptions de Sfax, deuxième métropole du pays et bastion ennahdhaoui, Saied s’est même offert le luxe de devancer Mourou, figure modérée du mouvement.

Au second tour de la présidentielle, le parti islamiste a clairement affiché son soutien à la candidature de Kais Saied. Et lors de la campagne législative, organisée entre les deux tours de la présidentielle, Ennahdha a proposé d’intégrer la majorité présidentielle et d’aider Saied à « faire réussir ses projets ».

« Le parti islamiste a pensé qu’il pouvait coopter Kais Saied et faire main basse sur sa présidence »

- Youssef Cherif, chercheur en relations internationales

La coalition al-Karama (islamo-révolutionnaire), fidèle alliée d’Ennahdha, va même faire campagne sur le nom de Saied, qui a récusé ce soutien et démenti toute alliance.

Les rapports se tendent après les élections de 2019. Selon le chercheur en relations internationales Youssef Cherif, contacté par Middle East Eye, « le parti islamiste a pensé qu’il pouvait coopter Kais Saied et faire main basse sur sa présidence, à l’instar de ce qu’il avait entrepris avec l’ancien président Moncef Marzouki, mais il n’y est pas parvenu ».

Quand le chef d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, a été élu en novembre 2019 à la tête de l’Assemblée, « il a transformé une fonction, essentiellement protocolaire et administrative, en présidence bis, empiétant ainsi sur les plates-bandes du chef de l’État, notamment en matière de diplomatie et de défense nationale ».

Le dossier libyen

Et c’est sur le dossier libyen que va se jouer le premier affrontement.

Alors que Saied s’inscrit dans les pas de son prédécesseur et s’en tient à la légitimité internationale, Ghannouchi prend fait et cause pour le gouvernement Sarraj (2016-2021, officiellement reconnu par la communauté internationale contrairement au Parlement basé en Cyrénaïque, dans l’Est contrôlé par Khalifa Haftar) et soutient les manœuvres militaires d’Erdoğan.

Quand la bataille décisive autour de la base aérienne libyenne stratégique d’al-Watiya est remportée par le gouvernement officiel avec l’aide des Turcs, Ghannouchi félicite officiellement Fayez al-Sarraj, provoquant un tollé : en agissant de la sorte, il engage la diplomatie tunisienne.

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Les relations se tendent davantage quand Ennahdha obtient la chute du gouvernement d’Elyes Fakhfakh, où le parti islamo-conservateur compte le plus grand nombre de ministres mais où les points d’achoppement avec le chef du gouvernement sont nombreux (Fakhfakh a notamment refusé d’inclure Nabil Karoui dans la majorité et rejeté le projet de réforme de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle qui aurait consacré l’impunité de la chaîne islamiste illégale Zitouna).

Saied propose alors l’un de ses proches, Hichem Mechichi, à la Kasbah (chefferie du gouvernement). Ennahdha profite ensuite d’une brouille entre les deux hommes pour opérer un renversement d’alliance et s’assurer la fidélité du nouveau chef du gouvernement. S’ensuit une crise politique qui se conclut par le coup de force du 25 juillet 2021.

Pendant tout le mandat de Mechichi, les attaques entre le président et Ennahdha ont été incessantes. Kais Saied n’a cessé de cibler les islamistes, qui n’ont cessé de riposter. En février 2021, le chef de l’État a refusé un remaniement qui écartait tous les ministres qui lui étaient proches.

Ghannouchi a alors organisé une démonstration de force en faisant venir des militants des quatre coins du pays alors que les déplacements interrégionaux étaient interdits pour des raisons sanitaires.

Les tensions entre Ghannouchi et Saied ont poussé ce dernier à se rapprocher du maréchal Sissi en Égypte.

Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi reçoit son homologue tunisien au Caire, le 9 avril 2021 (AFP)
Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi reçoit son homologue tunisien au Caire, le 9 avril 2021 (AFP)

En avril 2021, le chef de l’État tunisien est reçu en grande pompe par son homologue égyptien. Dès son retour, on remarque un rapprochement idéologique avec l’axe égypto-saoudo-émirati, hostile aux Frères musulmans.

Le président tunisien cible alors plus violemment Ennahdha. Il déclare par exemple, en marge d’un discours pour célébrer le mois de Ramadan, que « Dieu s’est adressé aux musulmans et non aux islamistes ». Depuis le 25 juillet, le soutien du Caire, d’Abou Dabi et de Riyad à la démarche présidentielle est explicite, même s’il ne se traduit pas pour l’instant par des aides financières directes.

Attaques incessantes

Depuis le 25 juillet, Ennahdha fait partie, avec Abir Moussi, des principales forces d’opposition à Kais Saied mais, contrairement à la présidente du Parti destourien libre (PDL), qui n’a pas pris part aux majorités successives depuis 2011, le parti islamiste est comptable de la décennie qui a suivi la chute de Ben Ali.

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C’est pour cela qu’il fait l’objet d’attaques incessantes de la part d’un président qui veut faire table rase de tout ce qui a été entrepris depuis le 14 janvier 2011, date, selon lui, de la confiscation de la révolution.

En ciblant la formation de Rached Ghannouchi, Saied attaque tout à la fois les partis politiques en tant que structures dont il souhaite la disparition, le groupe qui a soutenu tous les gouvernements depuis les élections de 2011 et un parti que bon nombre de Tunisiens associent à la corruption et au clientélisme.

Quand les islamistes protestent contre les violences policières ou la répression des manifestations par Kais Saied, les proches du président leur rappellent qu’ils avaient recours aux mêmes méthodes quand ils étaient au pouvoir, affaiblissant ainsi les dénonciations, pourtant fondées, d’une dérive autocratique du régime.

Youssef Cherif fait également remarquer à MEE que Saied « ne sous-estime pas la capacité d’organisation d’un parti qui reste bien structuré et dispose d’une base militante ».

En somme, en choisissant de cibler Ennahdha, le nouvel homme fort surfe sur l’impopularité des islamistes pour mettre en œuvre son projet politique avec l’assentiment d’une majorité de Tunisiens.

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