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La bataille des « trois présidents » tunisiens

La gestion de la crise sanitaire et sociale exacerbe les tensions entre la présidence, le Parlement et le gouvernement. Au-delà d’une concurrence pour le leadership politique, sont en jeu la nature du régime et les ententes économiques
Kais Saied pourrait avoir absorbé une partie de la colère d’un grande nombre de Tunisiens qui ont pu trouver un relais au sommet de l’État, et ainsi élargi son espace politique. Mais il a accentué l’animosité qu’il suscite dans une partie de la classe politique (AFP)
Par Thierry Brésillon à TUNIS, Tunisie

La Tunisie, confinée depuis le 22 mars, guette avec anxiété l’arrivée du tsunami de contagions de COVID-19. À ce jour, le bilan se limite à douze morts et 423 cas identifiés et les autorités s’activent pour tracer et contenir tant bien que mal la propagation du virus.

Mais sur fond de bataille sanitaire, une autre lutte se mène dans les coulisses du pouvoir entre ceux qu’il est d’usage d’appeler les « trois présidents ».

La Constitution de 2014, dans un souci d’équilibre des pouvoirs et des forces politiques (à l’époque l’hégémonie d’Ennahdha semblait durablement installée), a installé une quasi-égalité en dignité entre les trois fonctions qualifiées du même terme : président de la République, président de l’Assemblée des représentants du Peuple (ARP), président du gouvernement. En l’occurence : Kais Saied, Rached Ghannouchi, Elyes Fakhfakh.

L’intrigue dramatique

Aux yeux du parti de Rached Ghannouchi, toujours président d’Ennahdha, le péché originel d’Elyes Fakhfakh est d’avoir été imposé par Kais Saied, après l’échec de Habib Jemli (désigné par Ennahdha), le 10 janvier.

Ce choix a contrarié l’entente conclue entre Rached Ghannouchi et Nabil Karoui, le dirigeant de Qalb Tounes, sur la candidature de Fadhel Abdelkefi à la tête du gouvernement. Un accord qui aurait prolongé celui qui a permis au leader d’Ennahdha d’être élu à la présidence de l’Assemblée avec les voix de la coalition al-Karama (islamiste radical).

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Rached Ghannouchi, qui tente de donner un maximum de lustre à sa fonction en multipliant les rencontres diplomatiques et politiques, pensait être installé à la jonction du travail du Parlement et du gouvernement.

La liaison privilégiée entre le palais de Carthage (Kais Saied) et la Kasbah (Elyes Fakhfakh) lui ôte une partie de son importance politique.

L’expiration des délais constitutionnels avant une probable dissolution (le 15 mars) a contraint Ennahdha à se rallier à contrecœur au choix de Kais Saied (tout en obtenant au moins sept ministères). Temporairement. C’est ainsi que s’est nouée l’intrigue.

La vie politique tunisienne semble douée pour les scénarios dramatiques. À peine installé, le nouveau gouvernement a dû prendre la barre d’un navire fonçant irrémédiablement vers la tempête. Ce qui, paradoxalement, lui accorde un relatif sursis politique : il serait mal vu de le mettre en difficulté dans ces conditions. Cela ne suffit pas toutefois à désamorcer les défiances réciproques.

Le Parlement sur la défensive

Par l’ampleur des dispositifs administratifs à mobiliser pour gérer l’urgence sanitaire et sociale, et pour imposer le respect des mesures de confinement, la crise amplifie le rôle du pouvoir exécutif.

Le Parlement craint d’autant plus d’être marginalisé qu’en réalité, la majorité implicite reste la coalition Ennahdha, Qalb Tounes, al-Karama. Le parti de Rached Ghannouchi, bien qu’au gouvernement, garde ainsi un pied dans l’opposition et le gouvernement est virtuellement minoritaire.

Cette absence de confiance vient de se révéler à l’occasion de la préparation de la loi qui autorise le chef du gouvernement à légiférer par ordonnances le temps de la crise, selon les termes de l’article 70 (al. 2) de la Constitution. Adopté mercredi soir en commission, mais encore en négociation avec le gouvernement, il devrait être soumis aux voix d’ici à la fin de la semaine.

Ennahdha (et Qalb Tounes) y ont vu d’abord la tentative du chef de gouvernement de marginaliser le Parlement en démontrant que l’exécutif pouvait gérer une situation de crise

Le projet initialement soumis par Elyes Fakhfakh comportait quatorze champs de compétence et s’étendait sur une période de deux mois.

Immédiatement, Ennahdha (et Qalb Tounes) y ont vu d’abord la tentative du chef de gouvernement de marginaliser le Parlement en démontrant que l’exécutif pouvait gérer une situation de crise et réformer sans passer par la délibération et les compromis parlementaires.

Déjà malmenés sous la présidence de Béji Caïd Essebsi, partisan d’un régime présidentiel, déconsidérés par un absentéisme massif et le spectacle peu flatteur de certaines séances houleuses, certains députécs sont actuellement sous le feu des critiques.

Le ministre de la santé, Abdelatif Mekki, a dévoilé la semaine dernière que des parlementaires l’avaient sollicité pour faire sortir un couple propriétaire d’un hôtel de leur quarantaine (qui est parvenu depuis à s’échapper). La société d’un élu indépendant de Kasserine est impliquée dans la spéculation sur la farine et l’huile.

Beaucoup craignaient qu’une large délégation de pouvoir législatif pour deux mois ne démontre leur inutilité et ne modifie l’équilibre institutionnel au profit de l’exécutif.

Avant d’examiner la demande du gouvernement, le bureau de l’Assemblée a fait adopter, le 26 mars, une révision du règlement intérieur rédigée par Habib Khedher, le chef de cabinet de Rached Ghannouchi, permettant au Parlement de travailler à distance. Une procédure contestée pour une révision présentée comme une condition sine qua non de la mise en œuvre de l’article 70.

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Le projet amendé en commission réduit la période de la délégation à un mois et à quatre champs de compétence – finance et fiscalité, affaires pénales, santé (y compris dans les domaines scolaires et environnementaux), fonction publique – très précisément limités à la gestion de la crise sanitaire et ses conséquences économiques et sociales.

Si cette tension entre pouvoirs évite les dérives autoritaires et la remise en cause des droits et des libertés, comme c’est le cas dans certains pays d’Europe, elle n’est guidée que par des considérations démocratiques.

La hantise principale au sein d’Ennahdha n’est pas, en effet, de voir Elyes Fakhfakh tenter un putsch constitutionnel, mais plutôt de le voir profiter de la situation pour bousculer les équilibres entre clans d’affaires, comme l’avait fait Youssef Chahed, au printemps 2017, sous couvert de « lutte contre la corruption » en s’attaquant aux soutiens du fils de Béji Caïd Essebsi, Hafedh Caïd Essebsi, son rival dans le contrôle de Nidaa Tounes.

La collusion entre milieux d’affaires et pouvoir politique a résisté à la démocratisation, elle est simplement plus concurrentielle.

La crise sanitaire, les financements internationaux, les soutiens aux entreprises, les circuits d’aide sociale, les réajustements fiscaux, les modifications de réglementation économique… vont générer des flux financiers et pourraient redéfinir des positions commerciales acquises. D’où, en partie, cette volonté d’encadrer strictement un gouvernement dirigé par un chef du gouvernement susceptible d’ouvrir le jeu à de nouveaux opérateurs économiques.

Kais Saied, l’outsider

Le président Kais Saied est dans une position tout aussi délicate. Ses compétences ne lui donnent que peu de prise sur la gestion de la crise (même s’il préside le Conseil national de sécurité) et il n’a pas profité de la situation exceptionnelle pour s’attribuer les prérogatives prévues par l’article 80 de la Constitution en cas de péril imminent.

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L’importance prise par le gouvernement pour faire face à l’urgence limite pour le moment l’espace politique dont il a besoin pour faire aboutir son projet de redéfinition de la philosophie d’action de l’État et de révision des mécanismes de représentation.

D’autant que ses déclarations pour appeler à la solidarité, annoncer l’instauration du couvre-feu (le 17 mars) et le confinement (le 20 mars) ont été parasitées par des maladresses de communication.

Pour exister politiquement, il occupe le terrain diplomatique en multipliant les appels aux chefs d’État étrangers pour défendre le principe d’une coordination internationale, via le Conseil de sécurité des Nations unies, plutôt que de laisser la gestion de la pandémie aux égoïsmes nationaux et à des stratégies dispersées. Un appel peu suivi d’effets pour le moment.

Il est intervenu, en revanche, dans les affaires intérieures, mardi soir dans une déclaration prononcée en ouverture du Conseil national de sécurité.

Il a rappelé que face à une question de vie ou de mort, il n’y avait aucune place pour la concurrence et les luttes politiques. « Toutes les décisions, qu’elles émanent du gouvernement, du Parlement, ou de la présidence, sont celles de l’État. »

Dans un discours précédent, il s’était d’ailleurs inscrit en faux contre cet usage des « trois présidents », estimant qu’il contribuait à fragmenter l’État. La pique visait directement Rached Ghannouchi.

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Mais il a surtout poussé un « coup de gueule » contre les lenteurs et les erreurs commises dans la distribution des aides sociales alors que la tension sociale est montée dangereusement ces derniers jours. La mauvaise communication dans l’annonce de la distribution des allocations prévues pour les plus démunis a créé des troubles.

Kais Saied s’est mis au diapason de la colère et de l’angoisse de nombreux Tunisiens dans cette situation. Il a beaucoup insisté sur le sort des plus faibles, des citoyens hors circuits, parfois sans carte d’identité, qui ont besoin de circuler tous les jours pour gagner leur vie, et sur l’urgence de leur assurer le minimum vital.

Il s’en est surtout pris vertement aux « profiteurs de guerre », en particulier aux spéculateurs qui thésaurisent les denrées essentielles (semoule, farine, huile) et aux égoïsmes sociaux, alors que la Tunisie doit mobiliser des financements importants pour les dépenses de santé et les aides économiques et sociales.

« Il y a beaucoup d’argent, mais il n’est pas distribué de manière équitable », a-t-il dénoncé. « Les sommes réclamées de la part des personnes impliquées dans la corruption avant 2011 se montent à 10 voire 13,5 milliards de dinars [entre 3,2 et 4,8 milliards d’euros]. Pourquoi cet argent qui revient au peuple, ne revient-il pas au peuple ? », alors que depuis 2012, rien n’a été réellement entrepris pour le récupérer par les gouvernements successifs. « Où est passé l’argent qui circule en abondance pour financer les affiches et les campagnes électorales ? »

La stratégie de « consensus » à rebrousse-poil 

Ce langage inédit de la part d’un président de la République a évidemment été perçu comme une « incitation à la haine » dans certains milieux (« On va déguster le jour où ils [les pauvres] nous attaqueront dans nos maisons », pouvait-on lire parmi les réactions à son discours). D’autres ont déploré l’absence d’annonces susceptibles de rassurer la population et le ton de défiance à l’encontre des milieux d’affaires.

Kais Saied prend surtout à rebrousse-poil la stratégie de « consensus » et d’entente avec les élites établies, que Rached Ghannouchi défend depuis 2013 et qu’il entend prolonger avec Qalb Tounes.

D’un côté, il pourrait avoir ainsi absorbé une partie de la colère de nombre de Tunisiens qui ont pu trouver un relais au sommet de l’État, et élargi de ce fait son espace politique. De l’autre, il a accentué l’animosité qu’il suscite dans une partie de la classe politique.

Une chose est sûre, en dépit d’un relatif cessez-le-feu, l’union sacrée n’est pas de mise. Et une fois la « guerre » sanitaire terminée, la bataille politique interne risque de redevenir féroce.

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