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La formation du gouvernement tunisien à la merci d’une véritable guerre politique

Le bras de fer continue entre le président et Ghannouchi. Les islamistes ont échoué à inclure Qalb Tounes dans l’hypothétique future majorité de Fakhfakh. Quelques jours avant l’expiration des délais constitutionnels pour la formation d’un gouvernement, voici les scénarios possibles
Le revirement d’Ennahdha traduit une énième bataille dans la guerre que livre Rached Ghannouchi à Kais Saied (AFP)
Par Hatem Nafti à TUNIS, Tunisie

Samedi 15 février 2020, peu avant 20 h 30. Après plusieurs reports, Elyes Fakhfakh se présente devant le pupitre de la présidence de la République. 

Le candidat au poste de chef du gouvernement égraine les noms des membres de l’équipe qu’il a proposée au président Kais Saied en prenant bien soin d’indiquer l’éventuelle couleur politique de chaque futur ministre ou secrétaire d’État. 

La présence de personnalités du mouvement islamiste Ennahdha interroge quand on sait que le parti de Rached Ghannouchi a annoncé dans l’après-midi qu’il refusait de voter la confiance au gouvernement Fakhfakh et qu’il interdisait à ses cadres d’en faire partie. 

Ennahdha, échaudé par le désaveu infligé à son candidat, Habib Jemli, a changé de stratégie politique et plaide désormais pour « l’union nationale » avec l’ennemi d’hier

Le candidat à la primature précise alors que, compte tenu de ce choix, il lui était impossible de présenter cette mouture au Parlement et qu’il avait décidé, en accord avec le président Saied, de mettre à profit les quelques jours qui lui restent pour opérer les concertations nécessaires pour corriger le tir.

Durant dix jours, les négociations ont pris l’air d’un poker menteur. Le parti islamiste Ennahdha, qui a fait campagne contre le parti Qalb Tounes de Nabil Karoui, a semblé changer d’avis.

Après avoir convaincu ses électeurs qu’il était le seul rempart contre le magnat des médias, accusé de corruption, la formation islamiste, échaudée par le désaveu infligé à son candidat au poste de chef du gouvernement, Habib Jemli, a changé de stratégie politique et plaide désormais pour « l’union nationale » avec l’ennemi d’hier. 

Si Rached Ghannouchi a réussi à organiser plusieurs rencontres entre Karoui et Fakhfakh, il a échoué à convaincre l’ancien ministre des Finances de la troïka (coalition gouvernementale issue des élections de 2011, comprenant Ennahdha, le Congrès pour la République de Moncef Marzouki et Ettakattol dont est issu Elyes Fakhfakh) d’inclure des proches de Qalb Tounes dans sa future majorité.

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Après avoir déclaré que, pour le bien du pays, Ennahdha allait voter la confiance au gouvernement, les islamistes ont fait volte-face une heure avant l’allocution de Fakhfakh. 

Ce revirement traduit une énième bataille dans la guerre que livre Ghannouchi – par ailleurs président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) – au chef de l’État Kais Saied dans le but d’avoir le leadership sur le pays. 

Le locataire de Carthage, qui a désigné Fakhfakh, soutient la démarche de son poulain de former un cabinet excluant son ancien rival à la présidentielle. C’est fort de la légitimité électorale de Saied (72,71 % des voix au second tour) que le candidat à la Kasbah a résisté aux pressions de la formation islamoconservatrice.

Elyes Fakhfakh a jusqu’au 20 février pour proposer une nouvelle mouture de son gouvernement. Cette semaine s’annonce décisive et plusieurs scénarios sont envisageables, dont certains sont dignes des meilleures saisons de House of cards et de Baron noir.

1- Elyes Fakhfakh présente le même gouvernement

Elyes Fakhfakh a pris le peuple à témoin en insistant sur la responsabilité d’Ennahdha dans la situation (AFP)

Rien n’empêche Fakhfakh de maintenir la même formation (avec des ministres nahdaouis) et de pousser les islamistes à lui accorder leur onction en espérant qu’ils changent d’avis. 

Dans son allocution, le candidat à la Kasbah a pris le peuple à témoin en insistant sur la responsabilité d’Ennahdha dans la situation. Le pays traversant une crise économique et sociale, la perspective d’une élection anticipée (qui doit être organisée dans les trois mois suivant la dissolution du Parlement et qui nécessite un mois avant la proclamation des résultats définitifs) peut être préjudiciable à ceux qui l’ont provoquée.

Ce scénario est toutefois improbable car des futurs ministres nahdaouis peuvent refuser publiquement les postes qui leur ont été proposés.

2-Elyes Fakhfakh propose une liste remaniée

Elyes Fakhfakh peut aussi proposer une nouvelle liste en s’appuyant sur la popularité du président et sur le rejet suscité par les appareils politiques (AFP)

Le désengagement d’Ennahdha et la mise à l’écart de Qalb Tounes peut paradoxalement être une chance pour Elyes Fakhfakh. Il peut présenter une nouvelle liste, correspondant davantage à son projet politique.

Affranchi des pressions partisanes, il pourra jouer son va-tout et parier sur la crainte d’une dissolution.

Cette démarche peut s’appuyer sur la popularité du président et sur le rejet suscité par les appareils politiques. En revanche, en prenant cette voie, Fakhfakh peut s’aliéner une partie de ses soutiens qui peuvent s’estimer lésés.

3-Elyes Fakhfakh jette l’éponge

Si Elyes Fakhfakh estime que les conditions n’ont pas été réunies pour former un gouvernement, le président peut à tout moment dissoudre l’assemblée et convoquer de nouvelles élections législatives (AFP)

Si les consultations ne sont pas concluantes, le chargé de la formation d’un gouvernement a la possibilité de déclarer forfait en estimant que les conditions n’ont pas été réunies pour qu’il puisse présenter un cabinet viable. Cette déclaration a la même valeur constitutionnelle qu’un vote de confiance négatif. 

À partir de là, le président peut à tout moment dissoudre l’assemblée et convoquer de nouvelles élections législatives. Cette option ne signera pas forcément la mort politique d’Elyes Fakhfakh. Il pourra, comme cela se fait dans plusieurs démocraties parlementaires, demander aux électeurs de lui donner une majorité claire. 

Même s’il s’y est toujours refusé, Kais Saied pourra profiter de la dissolution pour présenter des candidats dans les 33 circonscriptions législatives. Fort de sa popularité toujours élevée (un sondage récent lui a prédit une victoire dès le premier tour si une élection présidentielle était organisée), il pourra disposer d’un bloc important à la prochaine assemblée.

Une hypothèse qui pourrait affecter la quasi totalité des partis politiques, à l’exception du PDL d’Abir Moussi – qui se réclame de l’ancien régime – et de Qalb Tounes.

4-Les options selon les stratégies d’Ennahdha

Ennahdha a déposé une proposition de loi visant à instaurer un seuil électoral de 5 % indispensable pour qu’une liste envoie des élus au Parlement (AFP)

Mais dans cette partie de poker menteur, la formation de Rached Ghannouchi dispose encore de plusieurs atouts.

Tout d’abord, le parti islamiste a déposé une proposition de loi visant à instaurer un seuil électoral de 5 % indispensable pour qu’une liste envoie des élus au Parlement. Cette disposition, favorable aux partis disposant d’une forte implantation territoriale, a déjà recueilli l’approbation de Qalb Tounes et du Parti destourien libre (PDL). 

Le Maghreb, journal arabophone a publié une simulation des résultats de cette méthode sur l’actuel Parlement : sans surprise, les deux partis arrivés en tête s’en trouvent renforcés.

Mais en matière d’élections, l’arithmétique s’accorde mal avec la dynamique. Ennahdha et Qalb Tounes pourraient être sanctionnés pour leurs relations troubles.

Si Fakhfakh ne parvient pas à obtenir un vote de confiance, l’exécutif restera dirigé par Youssef Chahed. Le tiers de l’assemblée peut alors demander la chute du gouvernement 

Autre possibilité envisagée par les islamistes, une motion de censure contre l’actuel gouvernement. Si Fakhfakh ne parvient pas à obtenir un vote de confiance, l’exécutif restera dirigé par Youssef Chahed. Le tiers de l’assemblée peut alors demander la chute du gouvernement et son remplacement par un autre de son choix. 

Pour ce faire, il suffit d’obtenir, en un seul vote, la majorité absolue des députés. Cette méthode permet de redonner à la formation islamiste l’initiative de choisir l’exécutif, initiative qu’elle a perdue quand elle n’est pas parvenue à faire élire Habib Jemli. 

Une alliance entre d’une part, Ennahdha et ses fidèles alliés d’Al-Karama, et de Qalb Tounes d’autre part, dispose des 109 sièges nécessaires. Ce scénario sonnera comme une déclaration de guerre pour Kais Saied.

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