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Le rejet du gouvernement Jemli rebat les cartes de la classe politique tunisienne

Les députés tunisiens ont refusé vendredi la confiance au gouvernement proposé par Habib Jemli. Ennahdha encaisse un coup dur, tandis que se poursuit la recomposition du paysage partisan enclenchée par les élections
Au terme de plus de douze heures de débats et d’un marathon de négociations de dernière minute, le Parlement a clairement rejeté dans la nuit de vendredi à samedi le cabinet proposé par Ennahdha, par 134 voix sur 219 (AFP)
Par Thierry Brésillon à TUNIS, Tunisie

L’échec de Habib Jemli à obtenir la confiance pour son gouvernement, vendredi soir, avec un score indiscutable (72 voix pour, 134 contre), porte à conséquence bien au-delà du problème du choix de personnalités pour diriger les politiques publiques durant les prochaines années.

Avec cette perspective, s’éloigne aussi celle de faire de la présidence de l’Assemblée, obtenue le 14 novembre par Rached Ghannouchi, un centre essentiel du pouvoir

C’est d’abord un coup dur pour Ennahdha qui n’est pas parvenu à transformer l’essai de sa victoire aux législatives du 6 octobre (avec une majorité relative de 54 sièges) en obtenant la direction du gouvernement.

Avec cette perspective, s’éloigne aussi celle de faire de la présidence de l’Assemblée, obtenue le 14 novembre par Rached Ghannouchi, un centre essentiel du pouvoir.

À défaut d’occuper les trois présidences comme le président d’Ennahdha l’avait évoqué avant les élections, celui-ci entendait faire du perchoir le poste de pilotage des institutions. 

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La maîtrise de l’agenda parlementaire et de l’articulation avec le travail gouvernemental lui aurait donné une position de régulateur de l’action de l’État, y compris pour se poser en modérateur des audaces institutionnelles et diplomatiques d’un président de la République sans force parlementaire.

Ses premières semaines en tant que président de l’Assemblée ont donné un avant-goût de la tournure inédite que Rached Ghannouchi entendait donner à la fonction : il a multiplié les rencontres diplomatiques, pris des initiatives politiques comme la réunion avec des députés du nord-ouest au lendemain d’un tragique accident de car ou l’invitation des grévistes de la faim d’El Kamour.

Le Bardo, nouveau centre de pouvoir 

Quintessence du régime parlementaire ou absorption d’une part de l’exécutif ? Toujours est-il que le centre du pouvoir se serait ainsi déplacé du palais présidentiel de Carthage, comme c’était le cas au temps de Béji Caïd Essebsi (du moins avant que Youssef Chahed n’essaie d’accroître l’autonomie du Premier ministre), vers le palais du Bardo, siège du Parlement (preuve au passage de la plasticité de la Constitution). 

Privé d’un chef de gouvernement redevable de sa désignation à Ennahdha, cette configuration est sérieusement remise en question.

Le choix des moyens, fortement contraint par des calculs tactiques, a pris le pas sur la définition d’un horizon à atteindre

Pour la réaliser, il fallait résoudre une quadrature du cercle. D’abord, trouver un chef du gouvernement suffisamment autonome et crédible pour rallier des soutiens, mais suffisamment accommodant pour être en harmonie avec les intérêts du parti (et satisfaire l’exigence de ses militants de jouir de la victoire électorale et d’exercer le pouvoir).

Ensuite, trouver des partenaires suffisamment nombreux pour assurer une majorité et suffisamment conciliants pour laisser manœuvrer le président de l’Assemblée.

Enfin, traduire en programme gouvernemental le message des électeurs, proposer une rupture avec les orientations suivies jusqu’à présent pour réaliser les objectifs de progrès social, de moralisation de la vie publique et de réappropriation citoyenne. 

La logique aurait voulu que ce soit cette vision assortie d’un programme qui guide le choix des moyens (la personnalité et les alliés). Mais l’art politique est tout dans l’exécution. Le choix des moyens, fortement contraint par des calculs tactiques, a pris le pas sur la définition d’un horizon à atteindre. 

Conformément à la Constitution, Ennahdha estimait que la désignation d’un Premier ministre lui revenait. Même s’il a renoncé à ce qu’il soit issu de ses rangs, le processus de désignation d’une personnalité pourtant appelée à diriger une gouvernement de coalition est ainsi devenu entièrement interne.

De cette boîte noire, où la décantation des diverses suggestions s’est opérée selon des considérations d’appareil, est sorti le nom de Habib Jemli. 

Habib Jemli était parfaitement compatible avec les objectifs d’Ennahdha mais il lui manquait l’envergure lui permettant de rallier largement et d’incarner une vision (AFP)

Ancien secrétaire d’État à l’agriculture dans les gouvernements dirigés par Ennahdha entre 2011 et 2014, sans être un familier du parti, technicien plus que politique, personnalité plutôt effacée, il était parfaitement compatible avec les objectifs d’Ennahdha. Mais il lui manquait l’envergure lui permettant de rallier largement et d’incarner une vision.

Il a d’abord échoué à former un gouvernement politique avec notamment l’appui du Courant démocratique (un parti anticorruption) et du Mouvement du peuple (nationaliste arabe), tous deux proches de l’esprit de rupture de la Révolution et rassemblés dans un groupe parlementaire fort de 41 députés.

Ennahdha a refusé de satisfaire leurs exigences concernant les ministères de l’Intérieur, de la Justice et de la Réforme administrative, alors qu’ils étaient à deux doigts d’un accord le 17 décembre.

Celui-ci a notamment achoppé à la dernière minute sur la demande du Courant démocratique de rattacher la police judiciaire au ministère de la Justice pour garantir l’avancée des enquêtes, et des services d’inspection interne des différents ministères à celui de la Fonction publique pour mettre en œuvre une authentique réforme de l’administration.

Suspicion

Il semble en fait qu’Ennahdha ne souhaitait s’encombrer ni de figures politiques de premier plan, ni même de partenaires aussi exigeants. Au lieu de renoncer, Habib Jemli a alors annoncé, le 23 décembre, qu’il entendait former un gouvernement « de compétences nationales », c’est-à-dire non partisan.

Le résultat a été l’image de cette méthode de plus en plus introvertie, il a sacrifié les objectifs extérieurs aux considérations intérieures. Pas de vision d’ensemble : une orientation économique sans innovation (dépendance aux exportations et aux investisseurs étrangers), pas d’approche structurelle des raisons de la corruption, de l’exclusion sociale ou de l’expansion du commerce informel, pas de stratégie de financement alternative à l’endettement… 

Une telle formule, tellement peu convaincante que Habib Jemli avait promis de la modifier après son investiture, avait peu de chances de passer l’épreuve parlementaire

Une équipe dont plusieurs noms ont immédiatement provoqué la suspicion : à la Défense, un magistrat connu pour avoir, dans les années 2000, été le bras judiciaire du harcèlement de la Ligue des droits de l’homme, ou à l’Intérieur, l’ancien porte-parole du parquet, soupçonné d’y avoir bloqué les dossiers compromettants pour le parti… 

Une telle formule, tellement peu convaincante que Habib Jemli avait promis de la modifier après son investiture, avait peu de chances de passer l’épreuve parlementaire. Cette fois, Ennahdha, seul à la manœuvre, ne pouvait pas compter sur les erreurs des autres pour compenser les siennes.

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La girouette de Qalb Tounes, le parti de Nabil Karoui, s’est un peu affolée dans les jours précédents le vote. Mais finalement, sentant le vent tourner en défaveur de Jemli, ses 38 députés, pourtant pressentis pour compléter les voix d’Ennahdha et de la coalition al-Karama (une excroissance plus radicale du parti islamiste apparue lors des dernières élections) pour d’atteindre la majorité de 109, ont voté contre le gouvernement. 

Entre-temps, Nabil Karoui s’était rapproché de son ennemi juré, le Premier ministre sortant, Youssef Chahed, qui avait tout tenté pour bloquer sa candidature à la présidence et auquel il a attribue ses déboires judiciaires et ses quarante jours de détention durant la campagne électorale (toujours visé par une enquête pour détournement de fonds et fraude fiscale, il est en liberté conditionnelle et soumis à une interdiction de voyage).

Deux forces politiques

Le vote de vendredi soir prolonge en effet la recomposition du paysage partisan enclenchée par les élections.

Dans les minutes suivant l’annonce du résultat de l’Assemblée, Nabil Karoui a annoncé la création d’une nouvelle alliance parlementaire réunissant Qalb Tounes, Tahya Tounes (le parti de Youssef Chahed), le groupe de la Réforme nationale (présidé par Hassouna Nafsi, formé à l’Académie politique du RCD) et du groupe al-Moustakbal (réunissant 9 indépendants). 

Avec 76 députés, elle reste loin de la majorité absolue. Nabil Karoui  essaie ainsi d’apparaître comme le vainqueur de cette séquence. Mais c’est vers le palais de Carthage que se tournent à présent les regards puisqu’à l’expiration du délai constitutionnel le 15 janvier, c’est le chef de l’État qui prend la main sur la formation du gouvernement.

Nul ne connaît pour le moment les intentions de Kais Saied, à quel type de personnalité il entend faire appel, dans quelle mesure il est disposé à se conformer aux manœuvres des partis et souhaite imprimer sa marque à l’orientation du futur gouvernement. 

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Une chose est sûre, il n’entend pas renoncer à ses objectifs de donner une traduction institutionnelle et politique à la révolution.

Au-delà d’une révision en profondeur du système représentatif, il est attaché à redonner aux citoyens la maîtrise des politiques publiques, à créer les conditions d’une véritable indépendance de la justice, à rétablir « l’État social » (en matière d’éducation et de santé), autant d’objectifs assez éloignés de la gouvernance néo-libérale de la plupart des partis. 

Le rejet du gouvernement Jemli libère donc deux forces politiques, Qalb Tounes à la tête d’un front anti-Ennahdha, et Kais Saied resté sur la réserve jusqu’à présent, dont on ne connaît pas encore le poids et la dynamique respectifs.

Le forces intermédiaires (le groupe par le Courant démocratique et le Mouvement du peuple ; le groupe du Parti destourien libre d’Abir Moussi) ont marqué des points dans cette séquence.

De son côté, Ennahdha se retrouve isolé, une position qu’il a toujours cherché à éviter depuis 2011. Un isolement qui pourrait même, à terme, coûter son siège de président de l’Assemblée à Rached Ghannouchi. 

Il ne faut pas négliger la possibilité que cette effervescence ne permette pas de stabiliser la majorité nécessaire à la formation d’un gouvernement avant le 15 mars

À cette hostilité externe, s’ajoute une crise interne, ouverte. Son secrétaire général Zied Ladhari a démissionné avec fracas de ses fonctions le 28 novembre, estimant que le parti n’avait pas choisi la personnalité adéquate, et même voté contre Habib Jemli. 

L’échec de vendredi relance de plus belle les oppositions à Rached Ghannouchi. Le parti, sous pression externe et en recomposition interne à l’approche du congrès théoriquement prévu en 2020, pourrait connaître des évolutions substantielles. Dans l’immédiat, ses voix restent probablement indispensables à la constitution d’une majorité et il sera dans son intérêt de se rapprocher de Kais Saied pour se protéger de ses opposants.

Enfin, il ne faut pas négliger la possibilité que cette effervescence ne permette pas de stabiliser la majorité nécessaire à la formation d’un gouvernement avant le 15 mars, une échéance constitutionnelle au-delà de laquelle le président de la République peut dissoudre l’assemblée et convoquer de nouvelles élections, où cette fois, une force soutenant ses objectifs pourraient entrer dans le jeu.

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