Quel président sera Kais Saied ?
L’homme que l’on pouvait croiser il y a encore quelques semaines, attablé simplement dans un café de Tunis devant un « capucin » (café au lait tunisien) et une bouteille d’eau, que chacun pouvait venir saluer, est désormais président de la République.
Depuis l’annonce des résultats du premier tour, le 15 septembre, la transmutation de l’homme ordinaire en chef d’État a commencé à s’opérer : stature plus haute que jamais, costume plus strict, sans parler bien sûr des agents de la garde présidentielle désormais attachés à chacun de ses pas.
Le ton professoral mécanique souvent moqué laisse entendre à présent des modulations nouvelles, jusqu’à la foudre, quand il a évoqué, dans le cours du débat de vendredi soir, la « normalisation avec Israël » comme un « crime de haute trahison » dans une diatribe qui a résonné dans tout le monde arabe.
Quand, juste avant l’entrée en plateau, Salwa Smaoui, l’épouse de Nabil Karoui, lui souhaitait courtoisement « bonne chance et que le meilleur gagne », il répondait, déjà habité par une autre dimension : « Souhaitons bonne chance au peuple tunisien ».
« Un fou a dit “Moi, la France” et personne n’a ri parce que c’était vrai », disait François Mauriac du général de Gaulle. En réalité, la hauteur n’est jamais séparée de la grandiloquence que par quelques mots de trop ou quelques gestes maladroits. Comme elle peut préfigurer l’autorité écrasante d’un zaïm.
Dans cet entre-deux, quel président sera Kais Saied ? Où se situera-t-il entre un Monsieur Smith au Sénat (du nom d’un film de Franck Capra sur l’élection d’un jeune idéaliste au Congrès) et un Hugo Chávez arabe ?
Il sera, pour commencer, le président d’une élection sismique : avec 72,8 % des voix, près de 58 % de participation, et 2,77 millions d’électeurs
Quels potentiels va-t-il ou non dévoiler une fois totalement investi par la fonction, sa puissance et ses contraintes, dans un contexte national plombé par l’affaiblissement des partis et la crise sociale, et par une géopolitique minée par l’affrontement des axes et les crispations occidentales ?
Il sera, pour commencer, le président d’une élection sismique : avec 72,8 % des voix, près de 58 % de participation (soit presque dix-sept points de plus qu’au premier tour), et 2,77 millions d’électeurs (quand Béji Caïd Essebsi avait été élu avec 1,7 million de voix en 2014).
L’enthousiasme qui s’est exprimé dans les rues de toutes les villes du pays montre bien qu’il s’agit bien plus que d’un vote par défaut, contre Nabil Karoui, produit des relations incestueuses entre l’argent, le pouvoir et les médias.
« Je représente une idée » a déclaré Kais Saied. Au-delà de sa proposition de réforme institutionnelle visant à rapprocher les citoyens de la décision politique, c’est un symbole que les Tunisiens viennent de porter au pouvoir en transcendant des clivages jusque-là infranchissables : Ennahdha, les nationalistes arabes du Mouvement du peuple, le Watad (le parti de Chokri Belaid), les sociaux-démocrates d’Ettakatol, toute une génération de jeunes militants de gauche sans affiliation, de grandes figures de la vie culturelle et du féminisme ont appelé à voter pour lui.
Même s’ils partagent tous des désaccords avec lui sur un point ou un autre, tous voient en lui le président qui pourra sortir la Tunisie et la transition du marasme où elles se sont enlisées.
La fin d’un paradigme devenu stérile
Son élection consacre en effet la fin d’un paradigme devenu stérile : la caractère démiurgique et tutélaire du leader, le rôle indispensable d’une élite organique de l’État dans la transformation d’une société « archaïque », une certaine conception de la « modernité » datée des années 1950 où l’on croyait pouvoir fabriquer un homme nouveau en brisant les structures sociales pour faire le bonheur du peuple malgré lui, la lecture de la réalité tunisienne exclusivement à travers le prisme de ce clivage entre « modernisme » et « obscurantisme » religieux incarné par Ennahdha, tenu pour responsable de tous les maux du pays…
Cette conception « moderniste » s’est muée depuis longtemps en alibi pour justifier le monopole d’une classe sur l’exercice du pouvoir et la représentation de la société tunisienne.
C’est indiscutablement un tournant sans retour, un changement de qualité dans l’air du temps, bref une révolution par les urnes. Mais cela ne suffira pas à faire une présidence
Ce paradigme n’a rien produit depuis 2011. Dimanche soir, pendant que des dizaines de milliers de Tunisiens faisaient la fête dans les rues du pays, il agonisait en direct sur les plateaux de télévision dans les propos rageurs de chroniqueurs, qui se sont crus, durant des années, des faiseurs d’opinion quand ils ne servaient que des clans, et qui s’étranglaient en dénonçant « la défaite de l’État » et la stupidité des Tunisiens.
Bien davantage que la désunion de « la famille démocrate et moderniste », c’est l’obsolescence de son logiciel (comme les autres logiciels politiques pré-2011) qui explique sa défaite. C’est le désir d’en finir avec la corruption de la vie publique qu’elle n’a pas su incarner, trop otage elle-même des arrangements avec les réseaux d’affaires, avec lesquels les Tunisiens ont manifesté massivement le désir de rompre.
Ces réseaux n’ont certainement pas dit leur dernier mot et tenteront de réveiller les peurs. Mais c’est indiscutablement un tournant sans retour, un changement de qualité dans l’air du temps, bref une révolution par les urnes. Mais cela ne suffira pas à faire une présidence.
Le projet de réforme des institutions que Kais Saied entend mener sera-t-il l’objet unique de sa présidence ? En quoi cette proposition est-elle capable de résoudre les problèmes structurels aux origines des injustices sociales ?
Jusqu’à présent, il n’a pas encore vraiment apporté la démonstration de cette articulation entre l’institutionnel et le social. Son idée de remplacer l’État de droit par une « société de droit » – où la norme est intériorisée par chacun – ne plane-t-elle pas trop haut au-dessus de la réalité ?
Il entend incarner une pensée politique nouvelle où l’État n’est plus le dispensateur de bienfaits mais l’opérateur de la décision populaire élaborée par des assemblées, et dont les agents travaillent sous le regard des citoyens. Avec quels outils va-t-il la concrétiser ?
Kais Saied a évolué dans un monde d’idées, il va devoir en montrer non seulement la puissance de transformation, mais aussi la faisabilité. Faute de quoi, il deviendra vite un professeur pontifiant dans son palais. L’échec d’une proposition dans laquelle il investirait tout le sens de son mandat ruinerait son capital politique.
Son frère et conseiller politique, Nawfel Saied, assure qu’« il entend mener cette réforme de manière graduelle. Sensibiliser d’abord et expliquer le sens de son projet à l’UGTT [la centrale syndicale], à l’UTICA [l’organisation patronale], aux partis ». Une révision du mode de scrutin, une impulsion pour accélérer la mise en œuvre de la décentralisation, pourraient par exemple constituer des prémices. « L’essentiel est d’amorcer un mouvement », selon Nawfel Saied. « Et ce n’est pas le seul chantier sur la table. Il faut notamment désintriquer les relations entre argent et politique. »
Un président législateur ?
Durant toute sa campagne, Kais Saied a insisté sur son refus de formuler des projets concrets pour un peuple « fatigué des promesses des politiciens » et entend lui donner les outils pour définir lui-même ses intentions. Mais tant que ce mécanisme n’existe pas, se condamne-t-il à l’inaction ?
La Constitution donne au chef de l’État un pouvoir d’initiative législative. Il peut également renvoyer en seconde lecture des lois votées qui devront être à nouveau adoptées à la majorité absolue des membres (et non plus des votants).
Il a même évoqué pendant le débat télévisé la possibilité de moduler par des décrets présidentiels les lois votées qui ne lui sembleraient pas aller dans le sens qu’il souhaite. Or le champ d’application de ce type de décrets est limité par la Constitution. Quel usage compte-t-il faire de ces pouvoirs ?
Cette invocation constante du « peuple » et du lien qu’il a désormais tissé avec lui par une élection massive, associée à un souverainisme ombrageux, contient en devenir la possibilité d’un leadership « bolivarien »
Il entend rétablir l’État dans ses fonctions sociales primordiales en matière de santé et d’éducation. Comment compte-t-il s’y prendre ?
Parmi les rares projets définis, il évoque la création d’un Conseil supérieur de l’éducation censé contribuer à rehausser le niveau éducatif, en introduisant par exemple l’enseignement précoce de la philosophie. Mais quel serait son rôle précisément ?
Afin de les libérer des influences partisantes, il a évoqué le projet de réviser la formation du Conseil supérieur de la magistrature et du Conseil constitutionnel (qui n’est toujours en place). Va-t-il lancer un projet de révision de la Constitution ?
L’absence de base parlementaire le place de facto au-dessus des partis et il promet de « rester indépendant jusqu’à sa mort ».
Cette posture présidentielle est conforme à l’esprit du régime parlementaire, mais de toute évidence, elle le condamne de fait à convaincre les députés à chacune de ses initiatives. Or, il n’entend pas se limiter à « inaugurer les chrysanthèmes » comme un monarque républicain. Les contours et les modalités de son action restent donc une inconnue.
« Je proposerai des initiatives. Si les partis ne les approuvent pas, ils en porteront la responsabilité politique devant le peuple », n’a-t-il cessé de rappeler. « Mon groupe parlementaire, c’est le peuple ».
Le sens de cette formule laisse pour le moins perplexe. « Pas question », rassure Nawfel Saied, « de passer par-dessus les institutions pour rameuter le peuple et faire pression sur les partis ». « Je n’ai jamais été contre le droit ni contre l’État » a insisté Kais Saied, lors du débat télévisé.
Mais le fait est que cette invocation constante du « peuple » et du lien qu’il a désormais tissé avec lui par une élection massive, associée à un souverainisme ombrageux, contient en devenir la possibilité d’un leadership « bolivarien » : un dirigeant transcendant les intermédiaires institutionnels par l’incarnation de la volonté du peuple, pour réaffirmer l’indépendance économique de son pays face aux puissances néocoloniales.
Pour l’instant aucune déclaration ne va dans le sens d’une volonté de rupture des relations de coopération avec les partenaires de la Tunisie. Au contraire. Ses intentions semblent se cantonner à mieux affirmer le rôle positif de la Tunisie dans le règlement de la crise libyenne et à mieux négocier les accords commerciaux.
Seule son intransigeance sur la question palestinienne évoque une posture en pointe de nature à lui donner une stature de symbole panarabe.
Seule son intransigeance sur la question palestinienne évoque une posture en pointe de nature à lui donner une stature de symbole panarabe
Mais comment cette évocation constante d’une relation directe au peuple va-t-elle évoluer dans la dynamique de l’action ? Peut-elle devenir un moyen d’échapper à l’isolement et d’instaurer un rapport de force avec les partis et les pays étrangers qui s’évertueront à brider son action ?
En dépit de sa connotation très matérielle, la notion du peuple est une abstraction. Elle nie les antagonismes sociaux, elle invisibilise ceux qui n’adhèrent au projet qu’elle sert, et surtout elle est créée par celui la mobilise à son profit. Il est trop tôt pour voir en Kais Saied un futur Hugo Chávez, mais cette référence reste chargée d’ambiguïtés.
Le surmoi révolutionnaire
Dans un premier temps, Kais Saied va surtout devoir gérer le magma parlementaire dont on ne voit pas très bien, pour le moment, quelle majorité viable il peut engendrer.
Le sens de l’élection est le rejet des arrangements entre partis et des consensus mou, ou d’un gouvernement technicien sans volonté politique de transformation.
C’est dans la capacité à faire coïncider ce besoin de changement qu’il incarne et l’équation parlementaire que Kais Saied va devoir dévoiler son autorité d’arbitre et surtout une souplesse tactique qu’il n’a pas encore révélée.
Il aura pour lui le pouvoir du verbe présidentiel, mais surtout il incarnera, au-dessus de la basse politique, le surmoi révolutionnaire que les Tunisiens, dans leur diversité, ont imposé à leurs gouvernants.
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