Il faudra des générations pour défaire la profonde inégalité structurelle en Tunisie
Récemment, lors d’un atelier, un jeune politique tunisien se tenait devant un paperboard, où il avait dessiné une plateforme censée représenter la nouvelle « économie du XXIe siècle ». Celle-ci était soutenue par plusieurs piliers : la transparence, l’éducation numérique, les connexions internet et l’égalité des chances.
Le long des piliers, il avait dessiné de petits personnages – les jeunes Tunisiens – libérés des barrières de l’autoritarisme qui se hissaient au sommet des colonnes pour surfer sur les vagues de l’économie mondiale. « La vague arrive », a-t-il annoncé avec panache.
Les héritages d’années de négligence
Cet homme politique, qui a demandé à ne pas être identifié, faisait écho à ce qui est devenu un élément de langage récurrent dans le discours sur le développement postrévolutionnaire et la création d’emplois en Tunisie. C’est un discours puissant : le mythe de l’égalité des chances. Celui-ci reconnaît que la logique économique de l’autoritarisme a créé de profonds obstacles structurels et inégalités structurelles sur le marché du travail tunisien, qui ont privé nombreux jeunes talents d’emplois, d’investissements et d’opportunités.
La recommandation générale ? Supprimer ces obstacles, créer de nouvelles opportunités déterminées par les performances et non par le favoritisme. « Nous devons uniformiser les règles du jeu » est le refrain du jour, un refrain qui laisse entendre que les personnes auparavant marginalisées se hisseront au sommet.
Il existe un risque réel que les régions exploitées d’hier soient simplement présentées sous un nouveau jour, celui des régions « sous-performantes » de demain – c’est-à-dire toujours défavorisées, mais désormais responsables, en quelque sorte, de leurs performances
C’est un sentiment séduisant, intrinsèquement optimiste et imprégné de l’énergie et de la créativité des espaces de coworking tunisiens qui bourdonnent d’activité. Il est également difficile à contester : l’idée d’éliminer les discriminations et de créer des opportunités sur le marché du travail tunisien représente à coup sûr une cause louable.
Ce discours comporte toutefois un réel danger, dans la mesure où il sous-estime la durée au cours de laquelle les héritages d’années de négligence se projettent dans le futur. Chaque nouvelle opportunité non discriminatoire créée aujourd’hui fera face à une demande énorme et suscitera une concurrence féroce.
Cette concurrence risque toutefois de refléter les inégalités du passé, étant donné que les décennies de négligence ont désavantagé structurellement certains segments de la société tunisienne vis-à-vis de l’ensemble des ressources – sociales, culturelles et économiques – qu’elles ont pu rassembler pour rivaliser. Ainsi, même en l’absence de discrimination directe, nombreux sont ceux qui restent exclus.
Des barrières pour les jeunes Tunisiens
L’examen annuel du baccalauréat, par exemple, offre techniquement les mêmes chances à tous : il est impartial et méritocratique. Et pourtant, les résultats des élèves sont liés à la qualité de leurs infrastructures locales, au niveau d’instruction de leurs parents, à leur capacité à payer des cours supplémentaires et à leur libération de l’obligation de travailler au lieu d’aller à l’école.
Il n’est donc guère surprenant que le taux de réussite à l’examen dans les différents gouvernorats tunisiens soit précisément réparti en fonction de l’histoire des inégalités économiques dans le pays.
Lors du dernier baccalauréat, pas un seul gouvernorat côtier n’a obtenu un score inférieur à 33 %, le taux de réussite dépassant 40 % à Sousse, Ariana et Monastir. En revanche, pas un seul gouvernorat de l’intérieur du pays n’a dépassé les 29 %, le taux de réussite étant même inférieur à 25 % à Gafsa, Kasserine et Jendouba. Même dans une institution en apparence méritocratique, les vieilles inégalités se reflètent, et tandis que le taux de chômage total en Tunisie n’a augmenté que de 0,1 % au cours de l’année écoulée, il a enregistré une hausse de plus d’1,5 % dans les gouvernorats mentionnés ci-dessus.
Rien de tout cela ne veut dire qu’il n’est pas important de créer de nouvelles opportunités, libérées du népotisme et de la corruption. Néanmoins, cela ne doit pas laisser supposer que les décennies de négligence économique stratégique ont cessé et ne créent pas actuellement de nouveaux obstacles pour les jeunes Tunisiens. Autrement, il existe un risque réel que, dans le monde de l’« égalité des chances », les régions exploitées d’hier soient simplement présentées sous un nouveau jour, celui des régions « sous-performantes » de demain – c’est-à-dire toujours défavorisées, mais désormais responsables, en quelque sorte, de leurs performances.
Il est tout aussi important de reconnaître que l’esprit d’entreprise, la créativité et la prise de risque ne sont ni répartis de manière homogène, ni totalement séparés du contexte social. S’il est important de soutenir les jeunes entrepreneurs tunisiens, il est dangereux d’en faire la référence pour le reste des jeunes.
De nouvelles politiques sont nécessaires pour remédier aux inégalités structurelles auxquelles les jeunes Tunisiens sont confrontés, en particulier dans les régions intérieures, tout comme il est essentiel de reconnaître qu’il faudra des décennies voire des générations pour les éliminer totalement. Les véritables règles du jeu demeureront déséquilibrées dans un avenir prévisible et continueront de désavantager de larges pans de la société tunisienne.
Des programmes de discrimination positive
Dans ce contexte, il y a de très bonnes raisons d’estimer que l’on peut apprendre des programmes déployés pour s’attaquer aux structures historiques de discrimination aux États-Unis, en Inde ou en Afrique du Sud. Des programmes de discrimination positive mis en œuvre dans divers contextes ont contribué non seulement à faciliter l’accès des communautés marginalisées aux institutions publiques telles que les universités, les hôpitaux et la police, mais également à rendre ces institutions plus représentatives des sociétés qu’elles servent.
Au cœur de ces programmes réside la reconnaissance de la marginalisation historique de certains groupes. Bien que ces programmes soient généralement structurés autour de l’appartenance ethnique, ceci n’est pas forcément nécessaire pour ces programmes qui, dans d’autres contextes, ont été appliqués à la religion, aux castes ou aux zones géographiques.
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Dans le contexte des zones géographiques, la reconnaissance d’une marginalisation historique a été un élément important du discours postrévolutionnaire de la Tunisie, alors que certaines régions intérieures du pays – notamment Kasserine – ont pu témoigner en tant que victimes de l’autoritarisme dans le processus de justice transitionnelle connu par le pays.
Réfléchir à une conception de la politique qui reconnaîtrait cette histoire pourrait aider un jour à faire du discours de l’« équité des règles du jeu » une réalité. Compte tenu des troubles politiques actuels et des dissensions internes partisanes, cette issue semble lointaine.
En l’absence de nouvelles initiatives, toutefois, l’« égalité des chances » risque de devenir un nouveau discours qui marginalisera un segment de la population du pays en laissant entendre que si ces gens n’ont pas réussi dans une nouvelle Tunisie démocratique, c’est parce qu’elles n’ont probablement pas fait les efforts nécessaires.
- Max Gallien est doctorant en développement international à la London School of Economics, spécialisé dans l’économie politique de l’Afrique du Nord. Il est titulaire d’un DEA en études modernes sur le Moyen-Orient de l’université d’Oxford et a été chercheur invité à l’Université al-Akhawayn au Maroc. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @MaxGallien.
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Photo : des Tunisiens brandissent leur drapeau national lors d’un rassemblement sur l’avenue Habib Bourguiba à Tunis, le 14 janvier 2018, à l’occasion du septième anniversaire du soulèvement qui a lancé le Printemps arabe (AFP)
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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