En Tunisie, Ennahdha peut-il choisir la rupture pour former un gouvernement ?
Après le vertige de l’air des cimes de l’élection présidentielle, la vie politique tunisienne est redescendue dans l’atmosphère plus chargée des tractations parlementaires en vue de former une majorité gouvernementale.
Le message des électeurs exprimait une demande de rupture : une volonté politique, une transformation substantielle, un ordre social plus juste, une proximité de l’État, une moralisation de la vie publique, une exigence de participation citoyenne, le tout sur fond de discrédit des partis politiques.
Or, si ce message a été transmis directement par l’élection de Kais Saied à la présidence, c’est précisément par les partis politiques qu’il doit être traduit en actes, dans une configuration partisane sévèrement secouée par les turbulences électorales, mais loin d’être recomposée en raison de la force d’inertie des appareils.
C’est à Ennahdha, le moins éprouvé par le vote sanction et premier groupe à l’Assemblée, qu’il revient de diriger les opérations pour la formation d’un gouvernement
Les deux mêmes forces, affaiblies, continuent de dominer : Ennahdha pour la sensibilité islamoconservatrice, et Qalb Tounes, censé défendre une sensibilité « moderniste » mais surtout le nouveau représentant des élites établies.
C’est à Ennahdha, le moins éprouvé par le vote sanction et premier groupe à l’Assemblée, qu’il revient de diriger les opérations pour la formation d’un gouvernement.
Mais cette domination est assise sur un socle fragilisé par une arithmétique parlementaire défavorable tout d’abord : il lui faut trouver au moins 57 députés en plus de ses 52 élus pour atteindre la majorité, dans un Parlement morcelé. Et par une fragmentation très polarisée ensuite : les répulsions réciproques entre la plupart des autres partis interdisent certains rapprochements
L’habileté tactique devra donc compenser ce que la cohésion politique empêche. On a vu cette habileté à l’œuvre dans l’élection du président d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, à la tête de l’Assemblée, le 13 novembre.
Une position de deuxième personnage de l’État, symbole de la reconnaissance d’un mouvement longtemps ostracisé par le régime, et surtout cruciale dans les relations avec le travail gouvernemental.
Pour l’obtenir, Ennahdha a obtenu le soutien des deux forces les plus opposées de l’Assemblée : Qalb Tounes et la coalition Al Karama, fondée sur une ligne de rupture politique (révolutionnaire) et culturelle (islamique) avec l’ancien régime. En promettant à l’un et à l’autre les deux vice-présidences.
Une heure de verité pour Ennahdha
Le montage a bien fonctionné pour élire Rached Ghannouchi, avec 123 voix. Un peu moins bien pour la première vice-présidence confiée à Samira Chaouachi (Qalb Tounes, 109 voix). Il n’a pas résisté pour la seconde vice-présidence promise à Yousri Dali (Al Karama), lâché par Qalb Tounes.
Ce faisant, Nabil Karoui (Qalb Tounes) et Rached Ghannouchi ont franchi la ligne rouge qu’ils avaient juré refuser de franchir durant la campagne électorale. Le premier reprochant au second ses liens avec la violence politique, Ennahdha qualifiant Qalb Tounes de « parti de la corruption ».
« Qalb Tounes est le deuxième groupe parlementaire, il est normal que la première vice-présidence lui revienne », justifiait au lendemain de l’élection, Abdelkrim Harouni, président du Majliss choura (l’assemblée délibérative d’Ennahdha), qui annonçait les éléments de langage pour préparer les esprits à ce rapprochement : « La corruption concerne des cas isolés parmi les députés de Qalb Tounes et son score s’explique par son engagement à lutter contre la pauvreté, ce qui est un objectif révolutionnaire. » Malgré tout, il a aussi insisté : « Les accords pour l’Assemblée ne concernent pas le gouvernement ».
De fait, leur fragilité ne permet pas de constituer une majorité solide et il faudra une architecture mieux fondée pour porter un gouvernement. C’est une heure de vérité pour Ennahdha, qui a davantage de marge de manœuvre que lors des législatures précédentes.
Ces dernières années ont permis de considérablement dépolariser le débat autour de la question identitaire et d’atténuer les attentes et les craintes réciproques qu’avait suscité sa victoire électorale de 2011. Elles l’obligeaient d’un côté à satisfaire une base militante en demande de reconnaissance par l’inscription de référent religieux dans la Constitution et de l’autre à désamorcer l’opposition de la société civile, de l’administration et des partenaires internationaux.
Ennahdha a conquis son statut de parti de gouvernement et, contrairement à la législature issue des élections de 2014, n’a plus à subir la domination d’un parti lié aux élites établies
Ennahdha a conquis son statut de parti de gouvernement et, contrairement à la législature issue des élections de 2014, n’a plus à subir la domination d’un parti lié aux élites établies.
Le voilà donc en position de montrer quel est son projet politique au-delà de son maintien dans les cercles du pouvoir.
« Nous avons tiré les leçons de l’expérience », assure Abdelkrim Harouni. « Le gouvernement doit être fondé sur l’adhésion à un programme. Conformément aux messages des électeurs, ce qui se rapporte à la révolution doit être privilégié. »
Ce nouveau mot d’ordre se traduit dans une nouvelle priorité, la lutte contre la corruption, et l’apparition d’un nouveau thème, la souveraineté, parmi les axes du programme présenté aux partenaires éventuels.
Or, pour le moment, au-delà d’une liste d’orientations générales, aucune proposition saillante n’anime le débat public, aucune analyse sur les liens entre modèle économique, situations de rente protégées par l’État, fracture socioterritoriale et corruption ne semble sous-tendre une volonté réformatrice.
Concilier arithmétique et cohésion politique
Le choix du chef de gouvernement, une tâche revenant à Ennahdha, est un bon indicateur de sa volonté politique. Les instances du parti avaient retenu une dizaine de personnalités et le vote du Majliss choura, le 14 novembre, a placé en tête Habib Jemli, ancien secrétaire d’État à l’Agriculture de 2011 à 2014.
Malgré les réticences des organisations syndicales qui auraient préféré une personnalité plus expérimentée, Rached Ghannouchi l’a finalement proposé vendredi pour former le gouvernement. Suffisamment proche du parti pour avoir son soutien (même s’il n’est pas encarté) et suffisamment lisse pour ne pas rebuter d’autres partenaires, il semble davantage paramétré pour s’adapter aux contraintes politiques que pour les dépasser.
Sa carrière publique dans l’administration de l’agriculture avant 2011, puis dans l’agro-business après 2014 ne le prédispose pas non plus à transformer le modèle agricole (et le modèle économique) alors même que la marginalisation du monde rural est la cause récurrente des tensions sociales.
En réalité, l’orientation économique du prochain gouvernement n’est même pas débattue alors que les alliances possibles peuvent l’infléchir dans un sens libéral ou souverainiste.
Quelle sera sa stratégie de financement alors que l’État doit continuer à s’endetter pour boucler son budget ? Comment va-t-il négocier ses alliances commerciales extérieures ? Comment compte-t-il concilier la dépendance structurelle de son économie aux exportations et l’exigence de souveraineté dans ses choix ? Va-t-il redonner sa mission sociale à l’État en matière de santé et d’éducation notamment, comme le président Kais Saied l’avait souhaité durant sa campagne, ou bien continuer à ouvrir ces secteurs au privé ? Cette absence de débat, jusqu’à présent, laisse présager une continuité.
Les consultations entamées ce mardi par Habib Jemli avec les partis devront surtout concilier arithmétique et cohésion politique. Pour le moment, une coalition avec Qalb Tounes, premier parti reçu, reste exclue par Ennahdha et constitue une ligne rouge pour le Courant démocratique, le Mouvement du peuple et la coalition Al Karama, qui considèrent le parti de Nabil Karoui trop compromis dans le système de corruption.
Jusqu’à présent, Ennahdha a composé avec le système en place en raison d’un rapport de force défavorable et préféré sécuriser sa position au détriment d’une politique de rupture
Par ailleurs, Tahya Tounes, le parti du premier ministre sortant, Youssef Chahed, et Qalb Tounes, pourtant idéologiquement proches (libéraux) ne pourront pas siéger dans la même majorité en raison du contentieux né de l’arrestation de Nabil Karoui pendant la campagne électorale.
Le parti d’Abir Moussi (le Parti destourien libre), viscéralement opposée à Ennahdha, boycotte la consultation. Quant au Courant démocratique et au Mouvement du peuple (nationaliste arabe), leurs conditions initiales (les ministères de l’Intérieur, de la Justice et de la Réforme administrative pour le premier, un chef du gouvernement choisi par le président de la République, pour le second), sont jugées inacceptables par Ennahdha. Du reste, Habib Jemli a déjà annoncé qu’il confierait les ministères régaliens à des personnalités non partisanes.
Pour Ghazi Chaouachi, secrétaire général du Courant démocratique, reçu mardi matin par le choix d’Habib Jemli est un pas positif et les conditions posées « ne sont pas sacrées ».
Mohamed Abbou, candidat du parti, échaudé par sa brève expérience de ministre de la Réforme administrative en 2012 dans le gouvernement dirigé par Ennahdha, estime que l’on ne lui a pas fait confiance et souhaite protéger la vocation anticorruption, de son parti quitte à ne pas participer au gouvernement.
Jusqu’à présent, Ennahdha a composé avec le système en place en raison d’un rapport de force défavorable et préféré sécuriser sa position au détriment d’une politique de rupture.
Faute d’avoir achevé sa mutation et de s’être doté d’une compréhension économique et sociale des mécanismes d’exclusion, ses options économiques restent déterminées par son besoin de sécurité et d’insertion. Ses partenaires auront-ils les moyens de l’emmener vers une politique plus révolutionnaire ou bien la recherche du « consensus » et les contraintes géopolitiques contiendront-ils les choix du prochain gouvernement dans la continuité ? C’est la seule vraie question.
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