La Tunisie aura donc son gouvernement. Mais personne ne se fera confiance
Pour qui suit la vie politique tunisienne depuis 2011, les montagnes russes comme celles que la formation du gouvernement vient de traverser sont devenues routinières : après une bagarre au bord du gouffre, digne des films à suspense, tout le monde finit par s’entendre et le drame redouté ne se produit pas.
Cette fois, le gouffre, c’était la dissolution de l’assemblée et l’heure fatidique mercredi 19 février à minuit, échéance du délai d’un mois dont disposait Elyes Fakhfakh, désigné par le chef de l’État, Kais Saied, pour proposer un gouvernement.
À 21 h 30, le chef de gouvernement désigné a annoncé la composition de sa future équipe, âprement négociée, qu’il venait de remettre au président et qu’il soumettra à l’assemblée la semaine prochaine.
Alors que tout semblait réglé vendredi, Ennahdha renversait la table en annonçant son retrait du gouvernement
Mais la sortie de route a été évitée de justesse. Alors que tout semblait réglé vendredi, après quatre semaines de tractations tendues, Ennahdha renversait la table et annonçait samedi au terme de son conseil délibératif qu’il se retirait du gouvernement envisagé et refuserait de lui accorder la confiance.
Un coup fatal pour Elyes Fakhfakh et un désaveu pour Kais Saied. La dissolution de l’assemblée semblait alors inéluctable.
Dans la foulée, Noureddine Bhiri, l’un des principaux cadres du parti, évoquait le projet de retirer la confiance au gouvernement dirigé par Youssef Chahed, par le biais d’une motion de défiance constructive (prévue à l’article 97 de la Constitution), c’est-à-dire désignant un candidat chargé de former un nouveau gouvernement.
La manœuvre aurait permis de retirer la maîtrise de la formation du gouvernement au président de la République, qui en avait hérité après l’échec de Habib Jemli, désigné par Ennahdha, et de redonner le contrôle de la situation à Rached Ghannouchi, le président du parti et du Parlement.
Une véritable déclaration de guerre contre le chef de l’État à laquelle Kais Saied a répondu dès lundi : dans une séquence vidéo largement diffusée sur les réseaux sociaux, il a adressé à Rached Ghannouchi, en présence de Youssef Chahed, une leçon de droit constitutionnel pour lui rappeler que la situation actuelle est régie par l’article 89 de la Constitution et qu’à défaut de l’investiture d’un gouvernement dans les délais prévus, la lettre et l’esprit du texte imposaient de dissoudre l’assemblée pour redonner la parole aux électeurs.
Même si le président a ménagé son interlocuteur par quelques éloges, la situation est apparue comme une humiliation publique.
Durant le mois écoulé, Ennahdha n’avait déjà cessé de souffler le chaud et le froid et de laisser entendre qu’il était prêt à remettre ses sièges en jeu. Son groupe parlementaire a même déposé une proposition de loi prévoyant d’instaurer un seuil de 5 % dans le calcul du quotient électoral utilisé pour la répartition des sièges, qui aurait pour effet d’éliminer les petits partis et de favoriser les grands.
Toutefois, l’arme de la dissolution était à double tranchant : laisser la Tunisie sans réel gouvernement jusqu’à l’été, solliciter à nouveau des électeurs lassés par des scrutins à répétition, qui plus est pour arbitrer une querelle politicienne, ou prendre le risque de bouleverser les équilibres au Parlement aurait été endosser une lourde responsabilité.
Par ailleurs, la dissolution aurait donné la possibilité au président de la République de légiférer par décrets-lois jusqu’à l’installation du nouveau Parlement. La semaine prochaine, sauf coup de théâtre, la Tunisie aura donc un nouveau gouvernement.
Mais pour quelles raisons la Tunisie était-elle à deux doigts d’entrer dans une crise politique ? Ces raisons sont de trois ordres : la crainte existentielle d’Ennahdha d’être isolé et vulnérable, le conflit de légitimité entre les partis élus au Parlement et le chef de l’État, et la défiance entre alliés.
L’isolement, une ligne rouge pour Ennahdha
Depuis l’annonce du choix d’Elyes Fakhfakh, le 20 janvier, et surtout depuis que celui-ci avait annoncé exclure le parti de Nabil Karoui, Qalb Tounes, du tour de table, Ennahdha s’est accroché à son mantra de « gouvernement d’union nationale » pour demander l’inclusion de Qalb Tounes.
Cette exigence a placé les dirigeants d’Ennahdha en contradiction avec leurs propos de campagne électorale, dans lesquelles ils qualifiaient le parti de Nabil Karoui – détenu 45 jours avant les élections dans le cadre d’une enquête pour détournement et fraude fiscale – de « parti de la corruption ».
Quitte à décrédibiliser leur parole, à assumer un revirement intenable, les cadres du parti ont dû démentir leurs propos pour un objectif plus vital aux yeux du parti : reproduire avec Qalb Tounes, qui lui paraît le partenaire assez fort dont il a besoin pour sécuriser sa position, l’entente conclue avec Béji Caïd Essebsi en 2014.
Depuis l’annonce du choix d’Elyes Fakhfakh, Ennahdha s’est accroché à son mantra de « gouvernement d’union nationale » pour demander l’inclusion de Qalb Tounes
Le noyau traumatique des deux décennies d’éradication du mouvement (1990-2000), régulièrement réactivé par l’hostilité d’adversaires nationaux et internationaux, amène le parti à toujours rechercher un accord avec une fraction de l’ancienne famille destourienne, aujourd’hui notamment répartie entre le Parti destourien libre (PDL) d’Abir Moussi, ouvertement hostile à Ennahdha et antirévolutionnaire, une partie de Tahya Tounes (le parti de Youssef Chahed) et Qalb Tounes.
La hantise d’Ennahdha est de voir ce bloc se reconstituer contre lui, notamment de favoriser un rapprochement entre Qalb Tounes et le PDL, d’autant que le dossier de son appareil de renseignement parallèle fait peser une menace judiciaire sur certains de ses responsables.
De son côté, Qalb Tounes a besoin de faire oublier ses origines. Lancé grâce à la médiatisation des actions caritatives de l’association de Nabil Karoui sur la chaine Nessma TV, accusée d’émettre sans licence depuis 2011, le parti est le produit de la collusion entre argent, pouvoir et médias.
Même s’il a obtenu 38 sièges, il reste un édifice récent et fragile, dont le principal ciment n’est pas la conviction idéologique, à l’instar de Nidaa Tounes qui s’est disloqué rapidement après avoir remporté les élections. Si le parti est tenu trop à distance du pouvoir, le groupe parlementaire, déjà soumis à de fortes pressions, pourrait s’étioler.
Ennahdha attendait d’Elyas Fakhfakh qu’il prenne en compte ces intérêts partagés. Après sa déclaration tranchée du 24 janvier, « Qalb Tounes ne correspond pas aux attentes des Tunisiens, encore moins aux valeurs de la révolution », il a dû accepter de rencontrer Nabil Karoui, au domicile de Rached Ghannouchi, pour arrondir les angles et permettre aux tractations de continuer.
Ennahdha avait d’autant plus besoin de ce partenariat qu’il entretient avec les deux autres alliés de taille de la coalition, le Courant démocratique et le Mouvement du peuple, des relations tendues. Le premier, par la voix de son leader Mohamed Abbou, ne cesse de marquer sa défiance à l’égard de son futur allié au gouvernement.
Le Mouvement du peuple, panarabiste, est lui, profondément hostile à l’islam politique sur le plan idéologique. La situation semblait d’autant plus intenable pour Ennahdha que l’exclusion de Qalb Tounes de la coalition menaçait la position stratégique de Rached Ghannouchi à la présidence de l’assemblée, acquise grâce à un accord avec Nabil Karoui.
Réduire l’emprise de Kais Saied sur le pouvoir
Aux yeux d’Ennahdha comme de Qalb Tounes, le péché originel du gouvernement Fakhfakh était que sa désignation faisait fi de l’accord conclu en janvier pour placer Fadhel Abdelkefi à la Kasbah. C’était, selon les deux partis, ne respecter ni les résultats des élections législatives (dont ils sont les deux vainqueurs), ni la nature parlementaire du régime.
Les rangs nahdhaouis se sont resserrés autour de leur chef, pourtant très contesté, pour préserver les fruits de leur victoire électorale. Qalb Tounes fait, de con côté, porter la responsabilité de la crise à Kais Saied, qui aurait outrepassé son rôle en choisissant Elyes Fakhfakh.
Les rangs nahdhaouis se sont resserrés autour de leur chef, pourtant très contesté, pour préserver les fruits de leur victoire électorale
Kais Saied ne cache pas son intention de jouer un rôle actif dans une recomposition institutionnelle et une redéfinition des priorités gouvernementales. Il a annoncé en particulier vouloir déposer des projets de loi relatifs à l’éducation et à la santé pour renforcer le rôle social de l’État.
Il s’entend avec Elyes Fakhfakh sur deux axes : s’attaquer aux raisons structurelles de la corruption et mettre en œuvre la décentralisation politique et administrative qui marque le pas depuis les municipales de mai 2018, faute de volonté politique.
Mais surtout, il insuffle, dans la conception de la démocratie représentative, l’idée que la délégation de souveraineté aux élus ne doit pas confiner l’exercice du pouvoir à un jeu entre partis et entre trois présidences (la République, le gouvernement, l’assemblée) et qu’au-dessus des institutions, le jugement du peuple reste souverain.
Dans ce qui s’annonce comme un bras de fer durable entre le président de la République et Rached Ghannouchi, l’enjeu est la possibilité d’une présidence forte, conçue par les constituants de 2014 comme un moyen d’équilibrer le rôle d’une majorité parlementaire acquise par un seul parti et, d’une manière générale, une philosophie politique de la représentation et de la souveraineté.
Soupçons mutuels
Dans la dernière ligne droite des tractations sur les noms, sont apparus également des soupçons et des procès d’intention. Ennahdha redoute qu’Elyes Fakhfakh profite de sa position, renforcée par la présence au gouvernement d’indépendants en réalité proches de lui, pour bâtir une formation politique.
Le cas de Lobna Jeribi, prévue initialement au ministère de la Communication et des Technologies numériques, a crispé Ennahdha, qui détenait jusque-là le ministère par l’intermédiaire d’un « indépendant », Anouar Maarouf.
On la soupçonne non seulement d’être une proche d’Elyes Fakhfakh et de contribuer à renforcer ses projets politiques, mais aussi d’avoir l’intention de mettre à profit son ministère pour favoriser une entreprise de télécommunication qu’elle a fondée il y a une quinzaine d’années.
Elyes Fakhfakh a évoqué auprès de Rached Ghannouchi la suspicion que soulève la volonté d’Ennahdha de contrôler ce ministère qui lui permettrait d’accéder à des données sensibles, telles que les fichiers d’électeurs ou les communications numériques.
De son côté, Ennahdha a vu dans la séparation des ministères de l’Environnement et des affaires locales une opération d’Elyes Fakhfakh pour couvrir le favoritisme dans l’attribution de marchés publics au bénéfice d’une entreprise familiale. Autant de soupçons avancés sans preuve mais qui en disent long sur l’ambiance qui va régner dans le gouvernement.
Un champ de bataille gouvernemental
Les arrangements trouvés entre la formule adoptée samedi et la composition présentée officiellement sont minimes. Qalb Tounes n’entre pas au gouvernement. Le ministère de l’Intérieur reste confié à Hichem Mechichi, qu’Ennahdha et le Courant démocratique estimaient trop proche de Kais Saied.
Mais Ennahdha se taille la part du lion avec sept portefeuilles sur trente attribués à des personnalités encartées (auxquelles s’ajoutent des indépendants proches).
Lobna Jeribi hérite d’un ministère auprès du chef du gouvernement chargé des grands projets.
Le ministère des Technologies numériques revient à un indépendant, Mohamed Fadhel Kraiem, proposé par Ennahdha.
Ennahdha se taille la part du lion avec sept portefeuilles sur trente attribués à des personnalités encartées
Anouar Maarouf, écarté du dossier, est élevé au rang de ministre d’État, chargé des Transports.
Le ministre de l’Enseignement supérieur, rejeté par le Courant démocratique, est confié à Slim Choura (déjà inclus dans le gouvernement de Habib Jemli).
L’arrivée de Lotfi Zitoun au ministère des Affaires locales constitue non seulement le retour d’une figure majeure d’Ennahdha, avec lequel il avait pris ses distances depuis près de deux ans, mais surtout d’un proche de Rached Ghannouchi dans le gouvernement où il pourra contrôler autant Elyes Fakhfakh que les ministres nahdhaouis.
Affublé également d’un conseiller d’Ennahdha, Oussama ben Salem, le Premier ministre sera placé ainsi sous étroite surveillance.
Le Courant démocratique conserve les deux ministères clés dans la lutte contre la corruption qu’il avait dans la première formule : la Fonction publique et la Réforme administrative, pour Mohamed Abbou, également ministre d’État, et le Domaine de l’État à Ghazi Chaouchi. Ils se heurteront autant aux résistances de l’administration qu’aux nombreuses collusions entre milieux économiques et politiques.
Autant dire que le gouvernement, à l’articulation des intentions présidentielles et des équilibres précaires entre partis, est construit comme un champ de bataille à plusieurs fronts.
La prochaine danse au bord du gouffre ne devrait pas tarder.
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