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De Jerada au Rojava : « Soyez réalistes, demandez l’impossible »

Toute référence positive ou nuancée à mai 68 est-elle dorénavant impossible pour comprendre les dynamiques plurielles des « printemps arabes » ?

Quelques mois après l’immolation du Tunisien Mohamed Bouazizi, le sociologue américain Immanuel Wallerstein estimait, dans une tribune, que l’esprit de la révolution mondiale de 1968 se retrouvait dans l’une des tendances à l’œuvre au cours des « printemps arabes ». Ce qu’il a nommé « courant 1968 » serait plutôt antiautoritaire, d’inspiration non violente et sensible aux intérêts des minorités. Résolument optimiste, Wallerstein prévoyait d’ailleurs que ce « courant 1968 » serait difficile à contenir lors d’une prochaine explosion sociale.

Dans son dernier ouvrage, Symptômes morbides. La rechute du soulèvement arabe, Gilbert Achcar établit à son tour une analogie, plus pessimiste, entre les deux séquences historiques. Selon l’universitaire, la frustration consécutive à la situation révolutionnaire de mai-juin 1968 aurait conduit au terrorisme de gauche tel qu’il s’est manifesté en Europe au siècle dernier. De même, la frustration engendrée par les « printemps arabes » constitue, selon lui, l’« une des sources principales de recrutement pour le terrorisme intégriste islamique ».

Les exemples témoignant de la persistance d’un « courant 1968 » ne manquent pas dans cette partie du monde. Et ces manifestations [...] doivent être insérées dans cette « crise du consentement » qui révèle les transformations majeures de sociétés travaillées par des forces contradictoires

Plusieurs années séparent ces analyses et permettent de comprendre la différence de perspectives adoptées par ces intellectuels. En effet, la région a été marquée depuis 2011 par les restaurations autoritaires, l’enlisement de conflits armés ou l’émergence de l’État islamique. Pour autant, cela signifie-t-il que toute référence positive ou nuancée à mai 1968 soit dorénavant impossible pour comprendre les dynamiques plurielles des « printemps arabes » ? Rien n’est moins sûr… Il convient cependant de restituer la portée de ce processus, notamment pour la France.

Crise du consentement et grève générale

Dans le livre Mai juin 68, Boris Gobille souligne que la question qui surgit alors fut celle de « l’habilitation des profanes à dire ce qu’ils sont et ce qu’ils voudraient être, ce qu’est le monde et comment il devrait être ». Le sociologue y voit même une « crise du consentement » dans la société française. En effet, les institutions associées à l’autorité ont été remises en cause par cette libération de la parole : la famille, l’école, l’Église et l’encadrement de la classe ouvrière dont les organisations politiques ou syndicales furent débordées.

Slogan de mai 68 graffité sur une murette de la capitale française, Paris

C’est précisément ce dernier aspect que mit en exergue la revue Internationale situationniste lancée par Guy Debord. Loin de se réduire à une agitation étudiante, les situationnistes présentaient le mouvement français de mai 1968 comme « la plus grande grève générale qui ait jamais arrêté l’économie d’un pays avancé, et la première grève générale sauvage de l’histoire ». Avec les occupations des lieux de travail ou de formation, ainsi que les tentatives de démocratie directe, la classe des exploités a signifié son retour avec éclat tandis que s’exprimait « la critique généralisée de toutes les aliénations ».

À première vue, le contraste est saisissant entre cette radicalité française du passé et l’actualité incertaine, si ce n’est angoissante, des « printemps arabes », que d’aucuns ont très rapidement rebaptisés « hiver islamiste »

À première vue, le contraste est saisissant entre cette radicalité française du passé et l’actualité incertaine, si ce n’est angoissante, des « printemps arabes », que d’aucuns ont très rapidement rebaptisés « hiver islamiste ». Pourtant, l’analogie entre les deux soulèvements n’est toujours pas interdite, à condition toutefois de garder à l’esprit la pluralité de ces processus, en raison de la spécificité des contextes nationaux, en prenant en considération les situations n’ayant pas abouti à des changements spectaculaires et en les réinscrivant dans une temporalité plus longue.

Car, en dépit du fait que « l’intégrisme islamique [soit] devenu l’idéologie contre-hégémonique dominante dans la région arabe depuis les années 1980 », d’après Gilbert Achcar, les exemples témoignant de la persistance d’un « courant 1968 » ne manquent pas dans cette partie du monde. Et ces manifestations éparses, éphémères, limitées voire autolimitées doivent être insérées dans cette « crise du consentement » qui révèle les transformations majeures de sociétés travaillées par des forces contradictoires.

Pour une critique de toutes les aliénations

Ainsi, sur le front social, la détermination de la population de Jerada, qui a bravé l’interdiction de défiler dans les rues, s’est matérialisée par le slogan « Plutôt la mort que la soumission ». Dans cette ville sinistrée du nord-est du Maroc, le décès de deux mineurs en décembre dernier a été suivie de marches, sit-in et débats encadrés par des comités de quartiers engagés dans des négociations avec les représentants de l’État afin de relayer la revendication d’une alternative économique aux « mines de la mort ».

Des Libanais participent à la 3e édition de Laïque Pride qui appelle à l’égalité entre tous les citoyens, à Beyrouth, le 6 mai 2012 (AFP)

Au plan religieux, la « Lebanese Laïque Pride », qui s’est tenue en avril 2010, a rassemblé à Beyrouth entre 3 000 et 5 000 manifestants en faveur d’une République laïque, en rupture avec le confessionnalisme régissant le pays depuis son indépendance. Le slogan « Je veux me marier au Liban, pas à Chypre » pointait l’impossibilité juridique du mariage mixte, sauf à célébrer une alliance à l’étranger. Les débats ultérieurs en faveur du mariage civil remettaient en cause le système confessionnel au nom des libertés individuelles.

« L’alternative politique émancipatrice proposée par le Rojava » constitue l’une des expériences les plus instructives à la lumière des révolutions et contre-révolutions qui se sont succédé

La question LGBT a été posée avec plus de visibilité en Tunisie, notamment grâce à l’activité de l’association Shams qui milite pour la dépénalisation de l’homosexualité dans ce pays.

Reconnue en mai 2015, « après des mois de tergiversations de la part des autorités », l’association a lancé, en avril 2017, le premier numéro de son magazine trilingue (en arabe, français et anglais), Shams Mag, quelques mois avant la première webradio LGBT du monde arabe, Shams Rad, avec pour mots d’ordre « dignité et égalité ».

Des femmes kurdes manifestent en brandissant des drapeaux des YPG (Unités de protection du peuple) et du Rojava devant le parlement grec, à Athènes, le 16 juillet 2015 (AFP)

Enfin, « l’alternative politique émancipatrice proposée par le Rojava » constitue l’une des expériences les plus instructives à la lumière des révolutions et contre-révolutions qui se sont succédé. Suscitant l’enthousiasme ou les critiques de la gauche internationale, des notions comme le « confédéralisme démocratique » et le « municipalisme libertaire » sont discutées dans une volonté de dépasser les apories du marxisme-léninisme qui a influencé des générations de militants enferrés dans une conception autoritaire du socialisme.

À LIRE : Il est trop tôt pour évaluer les révolutions arabes

Malgré les difficultés ou leurs paradoxes, les quatre exemples précités se rapprochent sans doute le mieux de ce « courant 1968 » dont parlait Immanuel Wallerstein. Ils font certainement écho aux aspirations de cette gauche sociale, démocratique, laïque et féministe à laquelle s’adresse Gilbert Achcar. Cependant, cette tendance aurait beaucoup à perdre en nouant des alliances, même « tactiques et à court terme, avec des forces qui se situent à l’extrémité opposée du champ politique ».

Les partisans d’une révolution sociale gagneraient mieux à chercher, malgré leur faiblesse, à se départir d’une tradition de compromissions avec les pôles réactionnaires (États et intégristes)

Les partisans d’une révolution sociale gagneraient mieux à chercher, malgré leur faiblesse, à se départir d’une tradition de compromissions avec les pôles réactionnaires (États et intégristes). Ceci afin de préserver leur indépendance et tenter de formuler une « critique généralisée de toutes les aliénations » (économiques, religieuses, sexuelles, idéologiques, etc.).

De sorte que, comme l’écrivait l’anarchiste Mikhaïl Bakounine dans sa Confession, « l’incroyable [devienne] habituel, l’impossible possible, et le possible et l’habituel insensés. »

- Nedjib Sidi Moussa est docteur en science politique (Université Panthéon-Sorbonne) et auteur de La Fabrique du Musulman (Libertalia, 2017). Il a enseigné dans plusieurs établissements supérieurs en France et publié de nombreux articles scientifiques ou politiques.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des Marocains protestent près de la ville de Jerada le mercredi 27 décembre 2017 en brandissant des pancartes où est écrit le mot "travail" en arabe (AFP).

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