Turquie : revers retentissant pour le parti au pouvoir, battu aux élections municipales
Les résultats, quasi définitifs, des élections municipales en Turquie donnent le Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate), principale formation de l’opposition, large vainqueur du scrutin jusque dans des provinces d’Anatolie tenues jusqu’alors par le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur).
Istanbul, Ankara, Izmir, Adana, Antalya… Le CHP, qui avait été sonné par la défaite de son candidat à la présidentielle de mai 2023, a fait carton plein dans les plus grandes villes du pays dont Bursa, vue comme un fief conservateur, ainsi que dans plusieurs autres provinces d’Anatolie considérées comme acquises au pouvoir.
#Turquie. Ces résultats prouvent une chose : la Turquie d’Erdogan n’est pas une dictature comparable à la Russie de Poutine, contrairement à ce que l’on entend trop souvent en France. Elle reste une démocratie, certes très imparfaite. https://t.co/mv7PejoTx2
— jean-do merchet (@jdomerchet) April 1, 2024
Pour les observateurs, il s’agit de la pire débâcle électorale du président Erdoğan depuis l’arrivée au pouvoir de son parti en 2002. Berk Esen, politiste à l’université Sabancı à Istanbul, note en revanche que le CHP, premier parti d’opposition, a enregistré « son meilleur résultat depuis les élections de 1977 ».
Dans la nuit de dimanche à lundi, tandis que le dépouillement des urnes se poursuivait, le président a reconnu un « tournant », promettant de « respecter la décision de la nation ». Devant des partisans abattus, il a appelé à « ne pas gaspiller » les quatre années restantes d’ici-là.
Recep Tayyip Erdoğan, 70 ans, au pouvoir depuis 2003, d’abord comme Premier ministre puis, depuis 2014, en tant que président, a affirmé début mars que ses élections municipales étaient « les dernières » organisées sous son autorité, laissant entrevoir une possible retraite politique.
Un « message »
Les quotidiens très pro-gouvernementaux Hürriyet et Yeni Şafak titrent lundi sur le « message » que les Turcs, confrontés à une sévère crise économique, ont voulu envoyer au gouvernement.
« Les électeurs ont choisi de changer le visage de la Turquie », a estimé le chef du CHP, Özgür Özel.
L’éditorialiste d’Hürriyet, Abdulkadir Selvi, réputé proche du pouvoir, reconnaît qu’« un vent nouveau souffle » sur la Turquie « qui ne peut s’expliquer que par l’économie ».
Je sais pas si on réalise bien le symbole, l’importance du vote d’hier en Turquie
— Timour Öztürk (@Timour_Ozturk) April 1, 2024
Moi j’ai du mal. L’AKP d’Erdoğan n’a JAMAIS perdu une élection depuis sa fondation en 2002. C’est sa toute première défaite
Le CHP n’avait plus gagné une élection au niveau national depuis 1977 pic.twitter.com/N3yzfPdXE0
Outre une possible lassitude de retourner aux urnes dix mois après les élections présidentielle et législatives de mai 2023, les électeurs, confrontés à une grave crise économique, ont sanctionné le gouvernement : l’inflation de 67 % sur un an et le dévissage de leur monnaie rendent le quotidien de nombreux Turcs de la classe moyenne insoutenable.
Recep Tayyip Erdoğan, réélu l’an dernier, fait face selon lui à « une nouvelle équation politique ».
« Révolution dans les urnes », titre de son côté Sözcü, un quotidien nationaliste laïque hostile au chef de l’État, tandis que le grand journal d’opposition Cumhuriyet salue, en lettres blanches et sur fond rouge (les couleurs du du drapeau turc) une « victoire historique ».
Anticipée à Ankara et Istanbul, les capitales politique et économique que le pouvoir avait perdues en 2019, la victoire de l’opposition a pris de court les observateurs par son ampleur, considérée comme inédite depuis 1977 et qui redessine la géographie électorale du pays.
Champion de l’opposition depuis sa victoire à Istanbul il y a cinq ans au terme d’une âpre élection, le maire CHP de la mégapole turque Ekrem İmamoğlu, 52 ans, très populaire dans tout le pays, se retrouve propulsé dans la course à la présidentielle de 2028.
Le maire CHP d’Ankara, Mansur Yavaş, réélu avec 30 points d’avance sur son rival de l’AKP après dépouillement de la quasi totalité des urnes, sort lui aussi extrêmement renforcé de cette élection.
« Ce soir la démocratie va déferler […] sur les places, dans les rues, les universités, les cafés et les restaurants d’Istanbul », a lancé İmamoğlu face à des dizaines de milliers de ses partisans, exultant, accourus devant le siège de la municipalité, sous une déferlante de drapeaux rouges turcs et de fumigènes.
Mansur Yavas, largement en tête, avait lui aussi déjà revendiqué la victoire, affirmant devant une foule en liesse que « ceux qui ont été ignorés ont envoyé un message clair à ceux qui dirigent ce pays ».
Un boulevard vers la présidentielle de 2028
Pour nombre d’observateurs, le maire d’Istanbul disposera une fois élu d’un boulevard vers la présidentielle de 2028.
« Nous allons assister à une course entre İmamoğlu et Yavaş » dans l’optique de la présidentielle de 2028, estime le chroniqueur d’Hürriyet Abdulkadir Selvi.
Today marks a pivotal moment not just for #Istanbul, but for #democracy itself. As we celebrate our victory, we send a resounding message to the world: the decline of democracy ends now. Istanbul stands as a beacon of hope, a testament to the resilience of democratic values in… pic.twitter.com/0CqJFu1LoF
— Ekrem İmamoğlu (International) (@imamoglu_int) April 1, 2024
Traduction : « Aujourd’hui marque un moment charnière non seulement pour Istanbul, mais pour la démocratie elle-même. Alors que nous célébrons notre victoire, nous envoyons un message retentissant au monde : le déclin de la démocratie prend fin maintenant. Istanbul constitue une lueur d’espoir, un témoignage de la résilience des valeurs démocratiques face à la montée de l’autoritarisme. Notre triomphe fait écho à l’esprit de la fondation de notre République par Mustafa Kemal Atatürk, inspirant ceux qui vivent sous des régimes oppressifs avec une vision de liberté et d’égalité. Stambouliotes, nous ne sommes pas seulement des citoyens de cette ville historique ; nous sommes les gardiens de la démocratie, ouvrant la voie aux nations du monde entier. »
Les candidats de l’AKP se sont toutefois maintenus en tête dans plusieurs grandes villes d’Anatolie (Konya, Césarée, Erzéroum) et de la mer Noire (Rize, Trébizonde), bastions du président Erdoğan, tandis que le parti pro-kurde DEM s’assurait une confortable avance dans plusieurs grandes villes du sud-est à majorité kurde, dont Diyarbakır, la capitale informelle des Kurdes de Turquie.
Tout au long de la campagne, le président Erdoğan a enchaîné les meetings quotidiens, bénéficiant d’un temps d’antenne illimité sur les télévisions publiques, quand ses adversaires en étaient presque privés, donnant à ce scrutin local une résonance nationale.
La défaite de son Parti de la justice et du développement, notamment à Istanbul, sera lourde de conséquences.
Le maire d’Istanbul, abonné au podium des personnalités politiques préférées des Turcs, n’a eu de cesse depuis de se poser en rival direct du chef de l’État, qui l’a pourtant dépeint en « maire à temps partiel » dévoré par ses ambitions nationales.
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