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Maroc : le cirque électoral de Mohammed VI

Au Maroc, plus que jamais, les partis sont cooptés par le pouvoir afin d’assurer l’hégémonie de la monarchie sur la sphère politique. Dès lors, qu’attendre de ces législatives ?
Des partisans du parti de l’Union socialiste des forces populaires (USFP) acclament leur candidat dans la ville de Marrakech, 3 septembre 2021 (AFP/Fadel Senna)
Des partisans du parti de l’Union socialiste des forces populaires (USFP) acclament leur candidat dans la ville de Marrakech, 3 septembre 2021 (AFP/Fadel Senna)

L’échéance électorale attendue atteste de l’enracinement de la pratique démocratique dans notre pays. » C’est en ces termes jubilatoires que le roi du Maroc Mohammed VI s’est adressé à ses sujets pour leur annoncer, lors de son discours du 20 août, la tenue des prochaines élections, mercredi 8 septembre.

Sur un ton plutôt cynique et peu convaincant, Mohammed VI s’est enorgueilli de l’« ancrage démocratique du royaume », allant même jusqu’à taxer, au passage, certains pays européens (comprendre : l’Allemagne) de « passéistes et désespérément rétifs aux évolutions du temps » !

Des déclarations à peine croyables, de la part d’un régime autoritaire qui étouffe les voix de l’opposition et bafoue les droits de l’homme, à l’encontre de pays développés à la longue tradition démocratique.

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Du jamais vu de la part d’un pouvoir confronté à une crise socioéconomique alarmante. Le temps où le royaume courbait l’échine face aux puissances européennes pour pouvoir profiter de leur soutien politique et financier est donc révolu.

Dans le même discours, le monarque s’est vite contredit en affirmant – non sans raison d’ailleurs – que « les élections constituent un levier pour la mise en place d’institutions crédibles dont la vocation est de servir l’intérêt général ».

Autrement dit, Mohammed VI a reconnu, du moins implicitement, que les institutions existantes ne sont tout simplement pas dignes de confiance.

Politique du double langage

Une injonction paradoxale qui s’est glissée insidieusement dans le discours royal, révélant au grand jour une politique du double langage : un régime qui n’arrête pas de se vanter d’être un « pays démocratique », où les élections se dérouleraient d’une manière « libre et transparente », mais qui oublie, ou feint d’oublier, de rappeler que le roi détient les pleins pouvoirs, au vu de son statut de « commandeur des croyants », qui transcende les choix des urnes et la souveraineté populaire.

Et ce ne sont pas les exemples qui manquent pour illustrer ce propos.

Dès son accès au trône en 1999, le roi n’a jamais caché son penchant pour la technocratie, dénigrant, à chaque fois que l’occasion se présentait, les partis politiques et le processus électoral.

Le monarque reproche ainsi aux partis leur incapacité à présenter des élites partisanes compétentes à même d’encadrer les populations et répondre à leurs attentes.

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Pour la petite histoire, en 2002, Mohammed VI n’a pas hésité à tordre le cou à la « méthodologie démocratique » en nommant l’alors patron de Siger (holding de la famille royale), Driss Jettou, comme Premier ministre, à la place d’Abderrahman Youssoufi, dont le parti, l’Union socialiste des forces populaires (USFP), avait remporté les élections.

Depuis, on ne compte plus les fois où le monarque a décidé, sous le coup d’un mécontentement royal, du limogeage de nombreux ministres.

Morale de l’histoire : il est trop facile de jeter la pierre aux seuls partis politiques et, dans le même temps, d’appeler les électeurs à leur faire confiance en participant massivement au scrutin électoral.

Abstraction faite de leur compromission avec le pouvoir, leur leadership vieillissant, leur manque d’épaisseur morale ou idéologique, l’absence d’ancrage social ou encore leur déficit de compétence à gérer la chose publique, il ne pourrait y avoir de démocratie sans partis politiques.

Au Maroc, malheureusement, les partis sont souvent cooptés par le pouvoir afin d’assurer l’hégémonie de la monarchie sur la sphère politique.

Les élections sont devenues un outil politique de choix pour consolider un régime autoritaire, en influant sur le droit de vote des électeurs et les positionnements idéologiques des partis

Loin de constituer un point d’appui à la démocratisation et aux droits de l’homme, les élections sont devenues un outil politique de choix pour consolider un régime autoritaire, en influant sur le droit de vote des électeurs et les positionnements idéologiques des partis, notamment lors de la formation des gouvernements, désormais de plus en plus fragiles et idéologiquement hétérogènes.

Le principe politique selon lequel le makhzen (pouvoir royal) tente de diviser pour régner s’applique parfaitement, à l’heure actuelle, à la vie politique marocaine, dominée par le pouvoir de l’homme providentiel et le culte de la personnalité.

À cela, il faut ajouter les prérogatives incommensurables du roi, qui réduisent la marge de manœuvre des partis comme peau de chagrin. Il suffit de rappeler que, conformément à l’article 47 de la Constitution de 2011, c’est le monarque qui, in fine, nomme le chef du gouvernement, parmi le parti arrivé en tête des élections, et qui peut, bien évidemment, le défaire de ses fonctions, au même titre d’ailleurs que les membres du gouvernement.

Les islamistes « personæ non gratæ »

Ensuite, la monarchie ne s’est pas opposée à la prolifération des partis politiques : 31 partis ont été créés en 2021 ! Le Palais a même autorisé le conseiller royal, Fouad Ali el-Himma, à l’époque ex-secrétaire d’État à l’Intérieur, à créer, en 2008, le Parti authenticité et modernité (PAM).

Un parti de centre gauche qui, grâce au soutien de l’administration centrale, s’est imposé en peu temps comme l’une des forces électorales incontournables, à en juger par les scores records enregistrés lors des précédentes échéances électorales.

Avec l’avènement du Printemps arabe en 2011, la monarchie s’est massivement déployée pour contenir les protestations et éviter le renversement du régime, comme ce fut le cas en Tunisie, en Égypte et en Libye.

Pour ce faire, le pouvoir a fait appel au Parti justice et développement (PJD), un parti d’obédience islamiste, qui s’est désolidarisé d’ailleurs du Mouvement contestataire du 20 février (M20). L’adoption d’une nouvelle Constitution, par une élite proche du sérail, n’a fait que consacrer les pouvoirs disproportionnés du roi.

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Quant à l’organisation des élections législatives en 2011, elles ont débouché sur l’émergence, pour la première fois, d’un gouvernement dirigé par les islamistes du PJD.
Après dix ans aux affaires, ces derniers tentent, tant bien que mal, de défendre un bilan mitigé ayant conduit à une crise politique majeure au sein du parti, surtout depuis que le chef du gouvernement, Saâdeddine el-Othmani, a signé, fin 2020, les accords de normalisation avec Israël.

Avec l’essoufflement de l’actuel gouvernement, le PJD est acculé, au plus grand dam des militants islamistes, qui se sont toujours présentés comme les défenseurs attitrés de la cause palestinienne.

Le pouvoir reste donc fidèle à sa stratégie de décrédibilisation des partis, notamment ceux qui disposaient, il n’y a pas si longtemps, d’un certain ancrage populaire. Après l’USFP (gouvernement dit de l’« alternance » en 1998), aujourd’hui, c’est au tour du PJD de faire les frais de son expérience au sein de l’exécutif.

Les élections qui se présentent constituent une occasion en or pour la monarchie de discréditer davantage le PJD auprès de l’électorat.

Après des campagnes de dénigrement et d’intimidation des cadres du parti, dont notamment le rejet des candidatures de nombreux dirigeants islamistes, le ministère de l’Intérieur (ministère de souveraineté) est parvenu, grâce à un coup de force, à rallier la majorité des partis, en faisant passer une loi qui adopte le principe antidémocratique du « quotient électoral ».

Le système du quotient électoral risque de sanctionner les partis à forte clientèle électorale et de fragmenter davantage la sphère partisane, déjà morcelée par le mode de scrutin proportionnel

Une règle controversée qui consiste à prendre en considération non pas les voix valables obtenues à l’issue du scrutin, comme c’était le cas auparavant, mais à procéder au comptage des voix sur la base de l’ensemble des inscrits sur les listes électorales, même ceux qui ne votent pas !

Ce qui risque de sanctionner les partis à forte clientèle électorale et de fragmenter davantage la sphère partisane, déjà morcelée par le mode de scrutin proportionnel. On comprend donc pourquoi le PJD s’est fermement opposé à l’adoption du quotient électoral, dans la mesure où son application va faire perdre au parti au minimum une vingtaine de sièges au Parlement.

En ce jour d’élections, le pouvoir semble déterminé à tourner la page des islamistes institutionnels, ou du moins à les reléguer au second plan. Un scénario possible à condition qu’ils ne remportent pas le scrutin.

L’idéal pour la monarchie serait que le PJD soit obligé de monter une coalition avec d’autres partis proches du sérail, à l’instar du Rassemblement national des indépendants (RNI) ou de l’Istiqlal, favorisant ainsi l’émergence éventuelle d’une majorité gouvernementale fragile où les islamistes n’auraient pas l’ascendant.

Ce gouvernement pourrait être confié au patron du RNI, Aziz Akhannouch, un milliardaire soussi proche du roi, qui s’était retiré de la vie politique avant d’être rappelé par le pouvoir afin de faire barrage au PJD en 2017, après plusieurs années d’échec du PAM.

Des élections de façade

Loin d’être un moment démocratique visant à libérer la volonté du peuple via les urnes, au Maroc, les élections servent, avant tout, à renforcer la doxa de la monarchie sur la sphère politique.

Un détour historique s’impose : en 1998, le roi Hassan II est parvenu à assurer la succession au trône en poussant les partis de l’ex-opposition à participer au jeu des élections et à accéder à la tête du gouvernement.

Son fils Mohammed VI, une fois installé sur le trône, n’a pas hésité à évincer le leadership des partis issus du « mouvement national » en décidant de mettre un technocrate (Driss Jettou) à la tête du gouvernement qui a émergé à l’issu du scrutin législatif de 2002.

Quelques années après, en 2008, le régime marocain a favorisé l’émergence d’un parti « attrape-tout », inféodé au palais, le PAM, afin de reconfigurer « par le haut » la carte partisane, en s’ingéniant à souhait à faire et à défaire les coalitions gouvernementales.

Avec le Printemps arabe en 2011, le roi Mohammed VI est parvenu, in extremis, à éviter le pire : le renversement de son régime par les protestataires. À l’époque, il a octroyé une nouvelle Constitution, élaborée par une commission de fidèles, et organisé des élections législatives anticipées ayant débouché sur l’émergence d’un gouvernement dirigé par les islamistes du PJD.

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À moins d’une surprise, le PJD semble sur le point de céder le leadership gouvernemental, marquant vraisemblablement une rupture avec
le leg du Printemps arabe ayant favorisé l’accès des forces islamistes au pouvoir.

Une occasion rêvée pour Mohammed VI de boucler vingt ans de règne, durant lesquels les technocrates de Sa Majesté ont toujours su trouver une place de choix dans les gouvernements successifs, grâce à l’appui offert par certains partis proches du pouvoir.

Le parachutage indécent des technocrates décomplexés au sein des partis est devenu, pour ainsi dire, une pratique courante permettant aux affairistes et aux élites administratives de se convertir en entrepreneurs politiques.

C’est le cas notamment de trois membres influents au sein du RNI (parti créé dans les années 1980 par un gendre de Hassan II) : Aziz Akhannouch, ministre de l’Agriculture et patron du parti, Mohamed Benchaâboun, ministre de l’Économie, proche des organismes financiers internationaux, et Moulay Hafid Elalamy, un milliardaire issu des milieux des assurances, à la tête du département de l’Industrie.

Pour l’anecdote, Akhannouch et Alami sont accusés d’avoir profité de leurs postes à responsabilités au sein du gouvernement pour éviter de s’acquitter des impôts après la réalisation de transactions financières de plusieurs millions de dirhams.

À moins d’une surprise, le PJD (et donc son président Saâdeddine el-Othmani, en campagne électorale sur cette photo) semble sur le point de céder le leadership gouvernemental (AFP/Fadel Senna)
À moins d’une surprise, le PJD (et donc son président Saâdeddine el-Othmani, en campagne électorale sur cette photo) semble sur le point de céder le leadership gouvernemental (AFP/Fadel Senna)

Une fois de plus, l’histoire semble se répéter en ce jour d’élections, dont le rôle consistera certainement à entériner le choix de Mohammed VI, celui d’être entouré de technocrates s’accaparant la gestion de la chose publique au détriment des partis politiques.

Des partis embourbés dans une campagne électorale délétère où ils ne sont pas moins de 31 à présenter des programmes fades et dogmatiques, prêchant presque tous une social-démocratie banalisée, qui révèle au grand jour l’absence de clivages politiques et de lignes de démarcation idéologiques.

Pour s’en convaincre, il suffit de s’arrêter un instant sur le cas de la Fédération de gauche démocratique (FGD), qui a présenté des candidates voilées, alors que sa cheffe défend l’émancipation de la femme et dénonce l’instrumentalisation par les islamistes de la religion à des fins politiques, à commencer par le PJD, mais aussi la puissante association Al Adl Wal Ihsane (islamisme radical).

Dans un climat marqué par la corruption et l’achat des votes – dénoncés notamment par le chef du gouvernement –, le nomadisme politique, les alliances ethnico-tribales et les « candidatures familiales », ainsi que la violence politique et l’interventionnisme de l’administration en faveur de certains candidats proches du pouvoir, notamment ceux issus du PAM, les électeurs ne savent plus où donner de la tête.

De plus, ces derniers sont privés d’un débat public démocratique susceptible de déboucher sur l’émergence d’offres politiques alternatives à même d’aider les électeurs à choisir leurs représentants au niveau local, régional et national.

Les Marocains subissent un spectacle électoral accablant, savamment orchestrée par le ministère de l’Intérieur.

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Sinon, comment expliquer le dénigrement des partis et la marginalisation des élus dont le rôle est de plus en plus réduit à la légitimation des décisions émanant de la volonté suprême d’un seul homme : le roi ?

Celui qui décidera, in fine, de la composition du prochain gouvernement et des grandes priorités de son agenda politique, abstraction faite des résultats du scrutin et de la volonté générale des électeurs.

À ce stade, on est en droit de s’interroger sur ce fameux « nouveau modèle de développement », concocté à la hâte par des experts proches du pouvoir, et que les partis seraient d’ailleurs amenés à rallier, sans condition, sous prétexte que ce « modèle » trace les orientations stratégiques majeures approuvées par Mohammed VI pour le royaume d’ici 2035.

Il est donc fort à parier que les prochaines élections seront marquées par un taux d’abstention parmi les plus hauts de l’histoire politique du pays, à moins que l’État ne décide d’intervenir, en dopant subtilement les taux de participation aux élections, sous l’œil vigilant des observateurs étrangers.

En somme, ces échéances électorales semblent marquer l’échec cuisant du monarque à emprunter la voie irréversible de la démocratisation, laissant à son fils un pays pris en otage par les sécurocrates qui se sont arrogés le « droit » d’organiser des consultations qui ressemblent de plus en plus à un cirque électoral.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye. 

Aziz Chahir is an associate researcher at the Jacques-Berque Center in Rabat, and the secretary general of the Moroccan Center for Refugee Studies (CMER). He is the author of Who governs Morocco: a sociological study on political leadership (L'Harmattan, 2015). Aziz Chahir est docteur en sciences politiques et enseignant-chercheur à Salé, au Maroc. Il travaille notamment sur les questions relatives au leadership, à la formation des élites politiques et à la gouvernabilité. Il s’intéresse aussi aux processus de démocratisation et de sécularisation dans les sociétés arabo-islamiques, aux conflits identitaires (le mouvement culturel amazigh) et aux questions liées aux migrations forcées. Consultant international et chercheur associé au Centre Jacques-Berque à Rabat, et secrétaire général du Centre marocain des études sur les réfugiés (CMER), il est l’auteur de Qui gouverne le Maroc : étude sociologique sur le leadership politique (L’Harmattan, 2015).
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