Maroc : cinq ans après le mouvement du 20 Février, la jeunesse a-t-elle arraché ses droits ?
RABAT – Après la célébration du cinquième anniversaire de la révolution en Tunisie et en Égypte, c’est au tour du Maroc de commémorer, plus discrètement, le mouvement de protestation du 20 février, qui a porté en 2011 les aspirations pour le changement démocratique dans tout le royaume. Cinq ans après, de jeunes militants en dressent un bilan constructif, tirant des leçons des réussites et des échecs.
« Des milliers de personnes sont sorties manifester pour la première fois avec des revendications fortes et un sentiment de défoulement. C’était très touchant de voir des personnes différentes réunies autour du même slogan : dignité, liberté et justice sociale », affirme, nostalgique, Soufyane Fares (25 ans), militant des droits de l’homme ayant activement participé au mouvement dans la capitale, Rabat.
« J’avais hâte de sortir ce dimanche matin. La veille, je n’étais pas arrivée à dormir de la nuit. La première sortie est celle qui m’a le plus marquée, elle était porteuse d’espoir », se rappelle pour sa part Amina Terass (25 ans), active à Marrakech en 2011.
Le mouvement du 20 Février (M20F) avait profité du contexte international et des révoltes nées en Tunisie, en Égypte ou en Syrie pour ramener au-devant de la scène marocaine les revendications en faveur du changement démocratique. Si la mobilisation avait été portée essentiellement par la jeunesse, qui s’était rapidement organisée, notamment via les réseaux sociaux, elle n’était pas que la manifestation spontanée d’une génération, mais également le fruit des longues luttes politiques du passé, notamment de la gauche et des mobilisations contre la cherté de la vie sous le règne de Hassan II.
Ainsi que le font remarquer les chercheurs Mounia Bennani-Charaïbi et Mohamed Jeghllaly dans leur article « La dynamique protestataire du mouvement du 20 Février à Casablanca », les lieux de gestation du 20 Février étaient divers et ses acteurs multiples : jeunes « indépendants » ou affiliés à des partis politiques, acteurs associatifs, syndicats, partis de gauche ou mouvements islamistes, en particulier Al Adl Wal Ihsane (« justice et spiritualité », une des principales organisations islamistes du Maroc, née dans les années 1970 mais jamais reconnue par le royaume).
Une grande diversité d’acteurs donc, parfois même radicalement opposés sur le plan des idées, mais qui revendiquaient les mêmes changements en faveur de la démocratie, à savoir la séparation des pouvoirs, un changement de constitution et une meilleure gouvernance. « Le 20 Février a été un mouvement pacifique et réformiste qui demandait une monarchie parlementaire et non un changement de régime », explique à MEE Hamza Hachlaf, ancien activiste du 20 Février à Fès, aujourd’hui membre du mouvement de gauche Clarté Ambition Courage.
La conjoncture a conduit les « acteurs à renoncer provisoirement à l’expression de leurs clivages au profit de revendications communes désidéologisées », précisent Mounia Bennani-Charaïbi et Mohamed Jeghllaly dans le même article.
Une mobilisation sans précédent
Bénéficiant du contexte d’optimisme qui avait caractérisé les tout premiers temps du dit « Printemps arabe », et fort de sa diversité, le mouvement organise le 20 février 2011 une première manifestation qui se révèle être un succès. Des milliers de personnes manifestent à travers le pays, dans plus de 50 localités. Alors que des coordinations étaient déjà en place dans les grandes villes comme Rabat et Casablanca, des coordinations locales se créent par la suite dans les villes ayant répondu spontanément à ce premier appel à manifester.
À l’échelle du pays, la police comptabilise 37 000 manifestants, tandis que les organisateurs en annoncent plus de 200 000. Pratiquement aucun cas de violence n'est signalé, les autorités marocaines souhaitant garder une bonne image à l'international.
Face à ce mouvement unique, première manifestation d’ampleur sous le règne de Mohamed VI, au trône depuis 1999, la réponse du souverain est rapide. Dans son discours du 9 mars, il promet d’accélérer « le processus de régionalisation avancée », de procéder à « une révision constitutionnelle profonde » et de renforcer l’indépendance de la justice, entre autres.
Au final, il désigne lui-même une commission chargée de l’élaboration de la nouvelle constitution. Si la coordination du M20F refuse de participer aux consultations, invoquant la nomination non démocratique des membres de la commission, la nouvelle constitution sera toutefois adoptée par référendum le 1er juillet 2011, constituant pour certains une avancée en matière de droits de l’homme, de démocratie participative et de séparation des pouvoirs.
Dans les mois qui suivent, le 25 novembre 2011, des élections législatives anticipées sont également organisées, consacrant la victoire des islamistes du PJD (Parti de la Justice et du Développement).
Le discours royal était à la fois « une réponse à nos demandes et une récupération politique. Une chose est sûre, il a rendu nos revendications légitimes », juge Hamza.
Finalement, la réponse plutôt favorable de la monarchie, les mobilisations qui se réduisent, les divergences internes au mouvement avec notamment le retrait d’Al Adl Wal Ihsane après le résultat des législatives, les campagnes de dénigrement dirigées contre les militants orchestrées entre autres par les « jeunes royalistes », les pressions du Makhzen (les institutions marocaines), qui surveille et infiltre le M20F, et enfin l’élection du PJD, qui donne le sentiment à de nombreux militants d’avoir été dépossédés de leur mouvement, sont autant de coups portés au M20F. Au bout d’une année, il cesse d’exister.
Un changement de mentalités
Même si « rassembler ce bloc historique [la gauche et les islamistes] n’était pas une idée nouvelle », Nizar Bennamate, ancien membre de la coordination du M20F à Casablanca, reconnaît sa singularité : « C’était un mouvement jeune, né sur internet, et pour la première fois, la monarchie a cédé face un rapport de force venant de la rue. Le mouvement a changé culturellement le pays », affirme-t-il à MEE. Le verrou de la peur du dirigeant a sauté.
Diverses dynamiques lui ont succédé dans le cadre des luttes pour les droits de l’homme, au sein du champ politique ou culturel, renforçant ainsi le pôle démocratique. À titre d’exemples, la création en 2013 d’Anfass démocratique, l’association politique dans laquelle s’est engagé Nizar, ou la formation en 2012 de l’Union des étudiants pour le changement du système éducatif, où milite Amina.
Pour Hamza, l’après 2011 se caractérise par une opinion publique qui pèse de tout son poids et des médias sociaux devenus d’importants moyens de pression. Il cite pour preuve le cas du #DanielGate, l’affaire du pédophile espagnol gracié par le roi en juillet 2013 qui avait suscité l’indignation. Grâce aux appels lancés sur la toile, des manifestations sont alors organisées dans plusieurs villes contre la décision royale, fait inédit. Si elles sont réprimées par la force, faisant plusieurs blessés, le Palais se rétracte par la suite en abandonnant la grâce de Daniel Galvan, évoquant une terrible erreur.
Pour Amina, le 20 février a surtout « revitalisé le débat politique au Maroc et arraché le droit de protester et de s’approprier l’espace public ». Même constat chez Nizar, qui estime qu’« il est désormais plus facile de manifester, de critiquer, de contester. Les gens sont persévérants dans leur mobilisation et obtiennent gain de cause ».
En effet, même si le mouvement du 20 Février n’existe plus, les revendications sectorielles se sont multipliées. Le début de l’année 2016 a par exemple été marqué par la mobilisation des enseignants stagiaires contre des décrets changeant leur conditions d’accès à l’enseignement dans le public, et celle des infirmiers chômeurs qui exigent la création d’emplois. L’État ne semble pas pour sa part avoir véritablement évolué dans son traitement de ce type de contestation : la manifestation des enseignants stagiaires du 7 janvier a ainsi été dispersée par la force.
Des acquis fragiles
Actif au sein d’associations dans son quartier à Salé, près de la capitale, Soufyane avait rejoint en 2009 le Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (MALI), précurseur des mobilisations Facebook au Maroc. Cinq ans après les manifestations de 2011, il se félicite des avancées apportées par le mouvement, tout en lui reconnaissant de nombreuses faiblesses, dont un certain manque d’organisation ou de vision politique. Il reste convaincu que la société civile doit s’armer davantage et travaille désormais dans une ONG œuvrant pour le renforcement des capacités du tissu associatif.
« Nous avons obtenu l'officialisation de l'amazigh [dans le texte de la nouvelle constitution] et la libération des prisonniers politiques [graciés par le roi en avril 2011]. Ce sont des victoires symboliques, mais nous n’avons pas eu la démocratie que nous voulions », admet Nizar.
« Le 20 Février était un mouvement élitiste qui n’a pas réussi à rassembler le soutien populaire. J’ai compris plus tard que nous avions manqué de créativité dans notre discours », surenchérit Hamza. Il regrette en outre la division de la gauche marocaine, qui empêche selon lui tout bouleversement dans les rapports de force entre les deux principaux partis : le PAM (Parti Authenticité et Modernité, centre gauche) et le PJD, toujours au pouvoir.
Quant à Amina, elle insiste sur l’urgence de militer pour des thématiques qui n’étaient pas assez présentes en 2011, à savoir l’égalité des sexes ou encore le changement climatique. « Je considère que l’intégralité de nos revendications n’a pas été prise en compte. Alors que nous réclamions la justice sociale, nous assistons au contraire à davantage de privatisations et à la détérioration du service public », estime-t-elle.
Si les acquis du 20 février 2011, notamment une plus grande ouverture et participation politique, sont palpables, ils restent fragiles dans un État policier où la marche de manœuvre des militants est à la discrétion des autorités.
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