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Où va la gauche marocaine ?

Lors des élections communales du 4 septembre dernier, la Fédération de la gauche démocratique a créé la surprise à Rabat. Quel peut-être l’avenir de cette nouvelle formation de gauche ?
Un membre fondateur du mouvement de contestation du 20 février manifeste à Rabat, la capitale du Maroc, en mars 2011 (MEE/Ilhem Rachidi)

La Fédération de la gauche démocratique (FGD), une coalition de trois partis de la gauche dite radicale menée à Rabaat par l'ancien militant de l'USFP (Union socialiste des forces populaires) et actuel président du mouvement Clarté Ambition Courage, Omar Balafrej, est arrivée en deuxième position dans la circonscription d’Agdal Riad, qui rassemble des quartiers plutôt aisés de la capitale marocaine, lors des dernières élections communales. Devancée par les islamistes du PJD (Parti Justice et Développement), elle a tout de même obtenu neuf conseillers municipaux, cinq femmes et quatre hommes.

Cependant, ces trois partis – le PADS (Parti de l’avant-garde démocratique et sociale), le CNI (Congres national Ittihadi) et le PSU (Parti socialiste unifié) – ont toujours un poids électoral extrêmement faible, même réunis. Dans le reste du pays, la Fédération n'a pas réalisé de percée significative, remportant à peine plus de 100 000 voix – en comparaison, les islamistes du PJD ont été plébiscités par 1,5 million d’électeurs. Et à Casablanca, la secrétaire générale du PSU, Nabila Mounib, n'a pas su convaincre. 

Pourtant, cette coalition a suscité un réel engouement, chez les militants notamment. Omar Balafrej, qui ne fait partie d'aucun parti politique établi, ne parle pas de victoire mais de « première étape ». Son objectif : ouvrir une troisième voie entre les islamistes du PJD, qui ont nettement progressé dans les grandes villes, et le PAM (Parti Authenticité et Modernité, proche de la monarchie, créé pour contrer les islamistes). Sa tâche s'annonce toutefois difficile, la gauche marocaine étant extrêmement divisée, et ce autour d'enjeux fondamentaux – la Constitution et le pouvoir du monarque, les réformes économiques, etc. – et d’idéologies difficilement conciliables. 

Le boycott des élections

Ces dernières semaines, la pomme de la discorde a été la participation même aux élections. Chez les militants de la gauche radicale, ce sujet récurrent a, comme à l'accoutumée, fait l'objet de débats passionnés. Au sein du PSU d'abord, où une partie de la jeunesse y était au départ opposée. Mais surtout chez ceux qui se définissent comme ayant une sensibilité de gauche mais qui ne sont membres d’aucun parti politique. 

Les membres du Parti marxiste Annahj Addimocrati (La voie démocratique), qui n'a participé à aucun scrutin électoral depuis sa création en 1995, ont encore une fois mené campagne pour le boycott – leurs rassemblements ont été réprimés par les autorités à plusieurs reprises –, soutenus par des militants d'ATTAC, des activistes maoïstes et quelques indépendants.

Selon eux, le processus électoral ne fonctionne pas de façon démocratique au Maroc. Ils dénoncent notamment les achats de voix et insistent sur le fait que des élections organisées par le ministère de l'Intérieur ne donnent aucune garantie de transparence. 

« Il y a plusieurs dynamiques qui traversent l'espace qu'on appelle la gauche. Il y a une belle dynamique lancée par la campagne de boycott au sein d'Annahj... Il y a aussi une dynamique lancée au sein de la FGD, mais comment va-t-elle évoluer ? Je n'en ai aucune idée », déclare Mohamed Jaite, membre du parti Annahj Addimocrati, à Middle East Eye.

« L'expérience historique me dit qu'ils se nourrissent d’illusions », poursuit-il. « Je pense que la condition nécessaire pour construire une force politique à gauche qui apportera quelque chose au Maroc c'est l'indépendance vis-à-vis du Palais. J’estime que la direction actuelle de la FGD manque d'indépendance vis-à-vis de la monarchie. »

Younes, ancien du PSU et activiste au sein du Mouvement de contestation du 20 février, qui avait appelé à davantage de démocratie et de respect de l’État de droit en 2011, n'a voté qu'une fois, en 2007. Depuis, il a boycotté tous les scrutins. Son regard sur ces élections résume le point de vue de nombreux militants. « Lorsque je faisais campagne pour le boycott, je me sentais un peu coupable car je voyais des gens honnêtes qui pensaient pouvoir changer les choses », explique-t-il à MEE.

« Je ne suis pas d'accord avec eux, je crois qu'ils ne pourront pas les changer de l'intérieur... Je me suis rendu à l'évidence. Il faut rester cohérent. Ces mêmes personnes qui participent maintenant aux élections ont boycotté celles de 2011. Ils ont ainsi affaibli le poids du boycott, et pour rien au final. 

« Le système des élections, des institutions, c'est un logiciel programmé par le Makhzen [« magasin », expression utilisée par les Marocains pour désigner la monarchie et ses institutions] qui ne vise pas à amener la démocratie », lance-t-il.

Une gauche fortement divisée

Depuis de nombreuses années, la gauche marocaine est atomisée. Et rien ne semble pouvoir la rassembler. Des différences idéologiques majeures, trouvant leurs origines dans l'histoire récente du Maroc, persistent, et ont eu pour conséquence un certain nombre de rendez-vous manqués.

L'USFP, véritable force d'opposition du temps d’Hassan II, n'est plus que l'ombre d'elle-même. Quant au PPS (Parti du progrès et du socialisme), s'il se maintient sur le plan électoral, il est perçu comme un parti du système. Il participe d'ailleurs à la coalition gouvernementale. Pour beaucoup, ces deux partis sont aujourd'hui à des années-lumière de la gauche, d’un point de vue idéologique. 

La division au sein de la gauche radicale est cependant plus problématique. Elle a pourtant su obtenir des résultats, une fois réunie, au sein du Mouvement du 20 février surtout, mais aussi au sein de l'Association marocaine des droits de l’homme (AMDH), l'une des organisations de défense des droits humains les plus influentes de la région, lors du mouvement de lutte contre la vie chère il y a quelques années. Néanmoins, une réelle union politique est impossible, d'après de nombreux observateurs. 

Dans ce contexte, la toute nouvelle FGD peut-elle constituer une voix de changement pour la gauche ? Elle a créé une dynamique, perceptible sur les réseaux sociaux, et a mené une campagne saluée par de nombreux observateurs, avec de nouveaux visages et un réel travail de proximité.

Au siège du PSU à Casablanca, les activistes étaient nombreux à venir donner un coup de main. Parmi eux, certains n'étaient pas encartés mais voulaient tenter l'expérience. D'autres étaient présents même s’ils ne voulaient pas voter.

Mais tout au long de la campagne, les mêmes questions revenaient : pourquoi participer aux élections maintenant alors qu'aucun réel changement politique et institutionnel n'a eu lieu – d'après eux – ces dernières années ? La participation du PSU au scrutin, alors qu'il s'était opposé au référendum constitutionnel de 2011 et qu'il avait boycotté les législatives la même année, ne risquait-elle pas, à long terme, de le transformer en un parti absorbé par le Makhzen ?

Il y a deux ans, Younes et un groupe de militants avaient été écartés par la direction du PSU pour avoir exprimé leurs désaccords. Il avait ensuite présenté sa démission. « Cela a été un élément déclencheur. La première raison, c'était que le PSU travaillait en dehors de la logique du Mouvement du 20 février, comme si le mouvement n'avait jamais existé... J'étais au PSU lorsqu'il œuvrait avec le mouvement, raconte-t-il. Mais quand le mouvement a faibli, il est redevenu un parti comme les autres... Je crains qu'il ne soit en train de se faire domestiquer par le Makhzen, tout comme l'USFP. »

Mohamed Boulaich, ancien du mouvement marxiste-léniniste Ila al-Amam (En avant), n'a pas voté. Tout simplement parce qu'aucune formation n'a répondu à ses attentes. Même le PSU, pour lequel il a milité pendant dix ans. « On doit tout d'abord changer la Constitution. Le roi doit régner et ne pas gouverner. C'est le seul scénario plausible », affirme-t-il.

Boulaich ne croit aujourd'hui plus en une alternative politique qui viendrait des urnes. « Il y a toujours l'imprévu », explique-t-il à MEE. « S'attendait-on à voir émerger le Mouvement du 20 février ? Pas du tout ! C'était un imprévu ! Le Mouvement du 20 février a fait pas mal de choses et a eu un impact positif sur la vie nationale. Les gens n'ont plus peur, les avenues ont été libérées. Tout le monde peut manifester. [Les manifestants ont scandé] des slogans impressionnants pour lutter contre la dictature, la répression.

« Malheureusement, les forces de la gauche n'ont pas été au rendez-vous. Il y avait des calculs. Ils ne voulaient pas aller si loin et ont juste vu des militants à s'approprier. Au lieu d'aller avec le mouvement jusqu'au bout, ils y ont vu un marché de militants. »

Abdullah Abaakil, ancien de la coordination casablancaise du Mouvement du 20 février, formé à l'USFP qu'il a quittée en 1995, a soutenu la FGD. Selon lui, la gauche est condamnée à s'ouvrir, à attirer ceux qui sont « culturellement proches d'elle », si elle veut survivre. « L'objectif fondamental, c'est de dire on est vivant, on est encore là. »

Il estime que la FGD peut créer une alternative à gauche, sans toutefois avoir besoin d'élargir les alliances politiques. « La politique, ce n'est pas de l'arithmétique. Parfois, on perd en ajoutant. J'ai la conviction que la FGD, telle qu'elle se présente aujourd'hui, n'a pas nécessairement besoin de créer d'autres alliances, mais elle doit renforcer celles qui existent », conclut-il.

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