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La « guerre contre le terrorisme » des États-Unis s’enfonce en Libye suite à une frappe de drone

Les frappes américaines contre des cibles d’al-Qaïda pourraient signaler un élargissement de la « guerre contre le terrorisme » dix-huit ans après son lancement, selon des analystes

Le missile a atteint son objectif, au cœur d’une ville désertique, pour un effet mortel, puisque deux cibles de grande valeur appartenant à al-Qaïda ont été tuées à l’issue de ce qui est devenu un événement sinistrement familier de la « guerre contre le terrorisme » menée par les États-Unis. Mais cette attaque de drone était loin de relever de la routine – il s’agissait de la première dans le sud de la Libye et, selon des analystes et des responsables politiques locaux, du premier coup de feu tiré sur un nouveau front dans un pays déjà déchiré par la guerre.

Le Commandement des États-Unis pour l’Afrique, ou AFRICOM, a identifié une des cibles tuées le 24 mars à Oubari comme étant Musa Abu Dawud, un recruteur de haut rang d’al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), qui aurait déplacé davantage d’hommes vers le sud de la Libye suite aux revers encaissés par le groupe en Algérie.

« Cette nouvelle zone de frappes n’est pas une surprise. Cela s’inscrit dans un schéma plus large de l’élargissement de la prétendue guerre contre le terrorisme »

– Iain Overton, directeur exécutif d’Action on Armed Violence

En outre, alors même que le président américain Donald Trump a affirmé il y a un an que son pays n’avait aucun rôle à jouer en Libye, cette frappe laisse également envisager une réaction des États-Unis sous la forme d’une expansion de leurs opérations en Afrique du Nord.

Cependant, selon des analystes et un responsable politique local interrogés par Middle East Eye, cette escalade pourrait avoir des conséquences désastreuses pour un pays déjà déchiré par un conflit interne, générer de nouvelles recrues pour al-Qaïda et entraîner d’autres acteurs régionaux dans leur quête de profits dans cet État riche en pétrole et d’une importance stratégique.

Depuis l’arrivée de Trump au pouvoir, un certain nombre de frappes ont visé des cibles de l’État islamique dans le pays, mais aucune n’a eu lieu dans l’extrême sud, rapporte-t-on.

« Cette nouvelle zone de frappes n’est pas une surprise », a expliqué Iain Overton, directeur exécutif du groupe de défense des droits de l’homme Action on Armed Violence, à Middle East Eye. Cela s’inscrit dans un schéma plus large de l’élargissement de la prétendue guerre contre le terrorisme et du désir accru d’employer des bombes aériennes dans le cadre de ce conflit. »

« La mort de civils suite à des frappes aériennes est, en soi, un appel au clairon qui pousse davantage de jeunes hommes à rejoindre les rangs d’extrémistes. »

Voiture détruite au cours de l’attaque du 24 mars à Oubari (capture d’écran)

« Un problème dont nous ne sommes pas responsables »

La Libye est en proie à l’instabilité depuis les protestations de février 2011 qui ont provoqué le renversement du dirigeant de longue date Mouammar Kadhafi ; depuis les soulèvements régionaux, des milices rivales se disputent le territoire et les ressources, tiraillant le pays entre deux gouvernements rivaux.

Guma el-Gamaty, chef du parti Taghyeer en Libye et membre du groupe de dialogue politique libyen soutenu par l’ONU, a déclaré à Middle East Eye que les États-Unis essayaient désormais de contenir une menace qu’ils avaient contribué à créer – et que malgré son incapacité à faire face au problème, la Libye en paierait les conséquences.

« On ne peut pas attendre de la Libye qu’elle s’attaque à un problème dont elle n’est pas responsable, a-t-il soutenu. Les États-Unis et les autres […] pourraient même être en premier lieu indirectement ou involontairement responsables de la montée de ces groupes terroristes. »

Il a affirmé que si l’attaque d’Oubari était une première dans l’extrême sud profond de la Libye, il s’agissait néanmoins d’une expansion de l’action américaine précédente.

À LIRE : Acculée en Algérie, AQMI est contrainte au repli

Justin Bronk, chercheur et spécialiste des forces aériennes au Royal United Services Institute (RUSI), a estimé que l’attaque de drone pouvait encourager des attaques similaires – et pas seulement américaines. 

« Il serait intéressant de voir – alors que les pays du Moyen-Orient font l’acquisition de drones à longue portée – s’il y aura une utilisation accrue de ces drones par ces pays en Libye. »

D’après Bronk, les Émirats arabes unis ont par exemple déjà utilisé des armes similaires pour soutenir leur faction favorite dans le pays, dirigée par Khalifa Haftar dans l’est de la Libye.

Selon Bronk, alors que la campagne contre l’État islamique en Irak et en Syrie « faiblit », un basculement des efforts américains vers des « militants connus » dans d’autres régions pourrait s’opérer à mesure que les ressources militaires deviendraient disponibles.

Il a toutefois ajouté que cela ne signifiait pas nécessairement que les États-Unis aient pour objectif de se concentrer sur la Libye, puisqu’ils ne souhaitent pas « renforcer les liens visibles avec le résultat » de la situation « désordonnée » dans laquelle le pays se trouve actuellement.

La guerre après un siècle de paix

Située à proximité des frontières libyennes avec le Tchad, le Niger et l’Algérie, Oubari a vu éclater un conflit entre les Touareg et les Toubous, ses tribus indigènes, autour de leurs droits identitaires, des biens économiques et du contrôle de la contrebande de carburant dans la région. Des affrontements ont éclaté après l’effondrement en 2014 d’un traité de paix vieux d’un siècle entre les deux groupes.

On rapporte également que les États-Unis renforcent depuis plusieurs mois leurs capacités dans la région.

« Il serait intéressant de voir – alors que les pays du Moyen-Orient font l’acquisition de drones à longue portée – s’il y aura une utilisation accrue de ces drones par ces pays en Libye »

– Justin Bronk, spécialiste des forces aériennes au Royal United Services Institute (RUSI)

Des documents publiés l’an dernier dans le cadre d’une demande d’accès à l’information ont laissé entendre que les États-Unis avaient établi une base militaire dans les confins les plus méridionaux de la Libye, alors que Trump prétendait n’avoir « aucun rôle » dans le pays.

Cette base, positionnée près des itinéraires de contrebande venant du Niger et du Tchad et dans une région où les trafiquants d’armes déplacent des armes entre la Libye, le Niger, le Tchad et le Mali, a été classée en tant qu’installation « non permanente ».

Les documents montrent que l’AFRICOM a élaboré des projets visant à convertir de nombreux « sites occasionnels » en bases semi-permanentes à l’usage des forces de réaction rapide américaines.

Le rapport, publié par TomDispatch, révèle la stratégie de projection de l’AFRICOM, basé à Djibouti, et montre des dizaines d’installations permanentes et semi-permanentes à travers le continent. On ne sait pas si la base libyenne est encore opérationnelle.

Le Sahel libyen, dernier bastion en date d’AQMI (AFP)

Priver les « terroristes » de leur liberté d’action

S’exprimant au sujet de la frappe d’Oubari, Deborah Jones, qui a officié en tant qu’ambassadrice des États-Unis en Libye de 2013 à 2015, a déclaré au New York Times : « Cette frappe semble prolonger l’expansion de l’activité de l’AFRICOM dans les zones non gouvernées de la Libye. »

Située à 700 km au sud de la capitale Tripoli, la ville est proche des itinéraires de contrebande qui ont été empruntés pour le trafic de migrants, de carburant, d’armes, de drogue et d’autres marchandises à travers les frontières et à travers le pays. 

Sous Kadhafi, les communautés arabes de la Libye étaient privilégiées au détriment de sa population indigène. 

« Priver les terroristes de leur liberté d’action et nuire à leur capacité de reconsolidation »

– Mission de l’AFRICOM dans le sud de la Libye

Robyn Mack, porte-parole d’AFRICOM, a indiqué fin mars dans une déclaration que l’objectif de la frappe était de « priver les terroristes de leur liberté d’action et [de] nuire à leur capacité de reconsolidation ».

Gamaty, le chef du parti Taghyeer, a pour sa part soutenu que cette frappe était la dernière en date d’une guerre de plus en plus large livrée contre des ennemis présents sur le sol de son pays qui devaient être affrontés.

« En novembre 2016, une frappe [américaine] importante a détruit un bâtiment à Sabratha, près de la frontière tunisienne, où plus de 40 combattants de l’État islamique tenaient une réunion », a-t-il affirmé. 

« Les États-Unis ont également procédé à des frappes à Syrte lorsque les forces locales combattaient l’État islamique. »

L’administration Obama a effectué environ 500 frappes en 2016 lors de la bataille engagée pour reprendre Syrte au groupe État islamique.

« Le Gouvernement d’entente nationale [GEN] entretient une coopération très étroite avec le gouvernement américain, en particulier dans le domaine de la lutte contre le terrorisme », a déclaré Gamaty.

Le GEN a donné son approbation officielle aux États-Unis pour procéder à des frappes aériennes en Libye, a-t-il précisé.
 

Photo : la frappe de drone a tué deux militants présumés d’al-Qaïda à Oubari, en Libye (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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