Libye, sept ans après : un conflit inépuisable
C’est devenu un sombre rituel. Tous les 17 février, une série d’articles marquent l’anniversaire des soulèvements libyens contre la dictature kadhafiste et s’interrogent sur les raisons des maints dérapages qui lui ont succédé.
Pourquoi un pays aussi riche en hydrocarbures, doté d’un emplacement géographique aussi avantageux et d’une démographie aussi modeste est-il le théâtre d’une guerre civile aussi tenace ?
La paix en Libye semble une idée si lointaine qu’il est devenu fréquent que le pays soit évoqué sans que les mots « guerre » ou « conflit » ne soient même mentionnés. On leur préfère « chaos » - un terme que les politologues sérieux rejettent car il invite à renoncer à toute analyse rationnelle de l’anarchie libyenne.
Les quelques semaines d’attention internationale qui ont été portées au pays nord-africain en novembre dernier - à la suite d’une brève vidéo de CNN - révèle bien le gouffre qui s’est installé entre l’exigence de schématisation simpliste du public, et la complexité de la fragmentation fractale qui a enfanté les effets secondaires que sont la perméabilité migratoire et la ténacité des groupes djihadistes sur le territoire libyen.
Le passage des années a peut-être un bienfait toutefois, qu’il convient de souligner ici : il permet le recul historique, nécessaire pour comprendre de manière plus froide les différents glissements et opportunités perdues qui se sont enchaînés depuis 2011.
Sans une dissection rigoureuse de la crise de Libye, les perceptions populaires continueront d’être politisées, distordues et aucun espoir de résolution diplomatique ne pourra être entrevu.
L’anarchie libyenne est d’abord et avant tout le produit de luttes de ré-hiérarchisation entre les élites, nouvelles et anciennes
L’anarchie libyenne est d’abord et avant tout le produit de luttes de ré-hiérarchisation entre les élites, nouvelles et anciennes. Ainsi tiennent-elles une grande part de responsabilité dans la crise. Après 42 ans d’étouffement et d’autocratie manipulatrice, elles sont à présent libres de piller, de régner sur une parcelle de territoire, d’étrangler une artère de l’économie nationale ou de s’affronter.
Le conflit actuel n’oppose pas, comme on le sous-entend parfois, une armée nationale laïque d’un côté et des milices islamistes de l’autre. Dans l’Est libyen, des groupes inspirés du salafisme wahhabite de la péninsule arabique constituent une composante cruciale au sein de la coalition que le maréchal Khalifa Haftar dit commander. Il ne s’agit donc guère d’un bras de fer entre laïcité et loi islamique. Pas plus qu’il ne s’agit d’un combat entre modérés et extrémistes, ou libéraux et nationalistes.
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Certains observateurs voient, de manière transverse à l’ensemble de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord, une large entreprise visant à restaurer l’équilibre qui existait en 2010. Cette lecture, aussi, est fausse.
D’abord parce que la région n’était aucunement en équilibre il y a huit ans. Ensuite parce que les forces contre-révolutionnaires — à savoir les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, l’Égypte de Sissi, la Russie de Poutine et plusieurs autres — disent explicitement aujourd’hui vouloir bâtir un système anti-libéral plus dur, plus fiable que le statu quo d’avant 2011. En mai dernier, le maréchal Haftar parlait même de « révolution » Karama et non simplement d’opération Karama.
Une dimension obstinément internationale
Le dessein contre-révolutionnaire à travers le Grand Moyen-Orient se veut donc lui-même révolutionnaire, et la Libye subit cette ambition féroce de plein fouet. Le verbe « subir » est adéquat ; et il n’est pas une manière de dédouaner la responsabilité des leaders, jeunes et âgés, de la Libye. Pour décrypter la crise libyenne depuis 2011, il est en effet nécessaire de reconnaître sa dimension profondément, obstinément internationale.
Dès les premières minutes des soulèvements de février 2011, les ambivalences et les rivalités exogènes exerçaient leur incidence sur le destin libyen. Se débarrasser de Mouammar Kadhafi et fortifier ses militaires pour instaurer un nouveau régime autoritaire stable, comme le souhaitaient déjà Abou Dabi, Riyad et l’armée égyptienne ? Ou au contraire, comme le désiraient Doha puis Ankara, propulser les islamistes, puisqu’ils étaient organisés en réseaux relativement efficaces ?
Il est difficile de s’en souvenir aujourd’hui mais en 2011, le gouvernement qatari était en position de force, au plan de la communication de masse et au plan de ses liens avec les capitales occidentales et les personnalités libyennes. Pour l’avoir assidûment fréquenté depuis 2004, les Qataris connaissaient bien le fragile équilibre du système Kadhafi.
Les trois grandes puissances occidentales étaient prises de court par la propagation des protestations à travers les pays arabes entre décembre 2010 et février 2011. Leur priorité était alors d’empêcher tout changement à Bahreïn car la petite monarchie était géographiquement trop proche de la province chiite de l’Arabie saoudite.
Pour les deux dictateurs récalcitrants, Kadhafi et Assad, le consensus était d’épouser une démarche largement inspirée de celle suggérée par Doha. Déjà, les Émiratis ne nourrissaient que du ressentiment vis-à-vis de la méthode qatarie mais militairement et diplomatiquement, ils étaient moins prêts que leurs rivaux de vingt ans.
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À compter de la seconde moitié de 2012, les puissances occidentales commencent à remettre en cause la direction prise jusque-là. La compétition entre États sunnites s’avère génératrice de désastre. Assad tient. Le Mali, la Libye dérapent. Les tendances djihadistes alarment Washington. C’est donc déjà à la fin de 2012 que le président Obama commence à se distancier des méthodes de 2011 et basculer vers l’inclination contre-révolutionnaire préconisée par les Émirats et de l’Arabie saoudite.
Cela deviendra clair avec l’approbation américaine du putsch militaire au Caire en juillet 2013 et le renoncement d’Obama face aux armes chimiques de Assad le mois suivant. En Libye, l’affirmation accrue d’Abou Dabi, « la petite Sparte », devient manifeste lorsque Washington accepte tacitement que des avions émiratis bombardent Tripoli en août 2014.
Le destin de la Libye continue de refléter l’incapacité de la communauté internationale à trouver ne serait-ce qu’un peu de cohésion
Quant au Conseil de sécurité des Nations unies, son silence est immaculé devant les violations flagrantes de la loi internationale par Abou Dabi, Le Caire et autres États soutenant la campagne militaire de ce que Khalifa Haftar et ses partisans appellent l’« Armée nationale libyenne ».
Aujourd’hui, une escalade militaire est annoncée sur la ville déjà assiégée de Derna. Misrata est affaiblie, nerveuse et divisée. Le terrorisme et les exécutions publiques persistent dans un Benghazi pourtant prétendu « libéré ».
Les alentours de Tripoli sont tendus. Les villes de Syrte et Sebha, aussi. Des groupes armés soudanais et tchadiens arpentent un sud libyen presque sans contrôle aucun. Le groupe l’État islamique (EI) affiche sa vitalité dans la région centrale d’Al-Djoufrah et attaque les installations du croissant pétrolier. Le drame de Tawergha reste douloureux. La crise monétaire et la corruption continuent de faire souffrir les ménages. Et le flux migratoire se prépare à reprendre maintenant que l’hiver touche à sa fin, un an après l’interférence perturbatrice, et non viable, de l’Italie.
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À cet instant, dans une Libye où presque toutes les factions principales ont commis des abus et des crimes, mille questions se posent. Existe-t-il réellement une « Armée nationale libyenne » ? Ou est-elle, elle aussi, un assemblage disjoint et frêle de milices qui refusent de dire leur nom. Les États étrangers les plus virulents aujourd’hui en Libye, ont-ils un projet réaliste et unifié ? Ou assisterons-nous à une énième fragmentation ?
Comme un miroir grossissant, le destin de la Libye continue de refléter l’incapacité de la communauté internationale à trouver ne serait-ce qu’un peu de cohésion. Ce théorème était vrai il y a sept ans. Je crains qu’il ne demeure vrai dans les mois à venir.
- Jalel Harchaoui est en dernière année de doctorat en géopolitique à l’Université de Paris 8. Sa thèse est consacrée à la dimension internationale du conflit libyen.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Image prise le 15 février 2018 d'immeubles détruits à Benghazi, près de l'endroit où les premières protestations contre Kadhafi ont éclaté en février 2011 (AFP).
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