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La Russie courtise la Turquie avec une alliance destinée à « sauver les apparences »

La Russie tire profit des erreurs de politique des États-Unis en Syrie, en Irak et en Turquie pour convaincre Ankara que son principal allié au sein de l’OTAN est en train de l’abandonner

Il y a moins d’un an, la Turquie a abattu un jet russe près de la frontière turque avec la Syrie. Ce conflit a déclenché une guerre de mots et de sanctions entre Ankara et Moscou et a attisé les craintes d’une escalade qui confronterait l’OTAN à son ancien ennemi soviétique.

Onze mois plus tard, la Russie et la Turquie, toujours positionnées dans des camps adverses du conflit syrien et dont l’Histoire commune a toujours été mouvementée, projettent une alliance.

Selon les analystes, ce changement n’est pas seulement dû aux prudentes tentatives de désamorçage : c’est la volonté de la Russie de « sauver les apparences » quant à son implication en Syrie et de tirer profit des erreurs de politique commises par les alliés traditionnels de la Turquie au sein de l’OTAN pour rapprocher Ankara de la sphère d’influence de Moscou.

Des observateurs turcs avec lesquels Middle East Eye s’est entretenu sont convaincus que le président russe, Vladimir Poutine, est désireux de retirer ses troupes de la Syrie ou, pour le moins, de ne pas s’impliquer davantage. Ils affirment qu’il souhaite montrer que la Russie pourrait changer la donne en Syrie tout en prouvant que les États-Unis ne sont pas la seule puissance décisionnaire.

Une telle alliance avec la Turquie, qui chercherait une solution politique pour la Syrie, conviendrait à la fois à Vladimir Poutine et à son homologue turc, Recep Tayyip Erdoğan.

Un jet russe s’écrase après avoir été abattu par un F-16 turc (photo mise à la disposition de MEE)

Selon des témoignages recueillis par Middle East Eye, les Russes étaient prêts à proposer les grandes lignes de cette alliance à la Turquie – avec des accords économiques en bonus – lors de la visite de Vladimir Poutine à Istanbul il y a deux semaines.

« La Russie pense à cet accord depuis longtemps maintenant. Une série d’événements tels que la tentative de coup d’État du 15 juillet et les nouvelles réalités sur le terrain en Syrie et même en Irak ont permis à Moscou d’accélérer sa recherche d’alliance avec la Turquie », a indiqué à Middle East Eye une source qui connaît bien les relations turco-russes.

Selon cette source, il serait toutefois erroné d’attribuer la recherche d’alliance de la Russie aux difficultés économiques de Moscou et aux problèmes qu’elle rencontre pour financer sa présence militaire à long terme.

« L’Occident commet l’erreur de sous-estimer la capacité de la Russie à financer des opérations militaires depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La Russie recherche une alliance car elle se trouve actuellement dans une conjoncture expansionniste », a indiqué la source. « Les exercices d’entraînement militaire avec l’Égypte et l’évocation de la réouverture de bases militaires dans le monde entier en font également partie. »

Les Russes tirent profit d’une série d’erreurs politiques des États-Unis vis-à-vis de la Syrie, de l’Irak et de la Turquie pour convaincre Ankara que son principal allié au sein de l’OTAN est en train de l’abandonner. Elle recourra également à la propagande mensongère pour promouvoir ce discours afin de convaincre Ankara, a précisé la source.

Les relations déjà tendues entre les États-Unis et la Turquie se sont sensiblement dégradées après que Washington a choisi d’utiliser les Unités de protection du peuple (YPG) du Kurdistan syrien, branche militaire du Parti de l’union démocratique (PYD) syrien, comme principale force terrestre.

La Turquie maintient que le PYD est l’extension syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui figure sur la liste des organisations terroristes de la Turquie et des États-Unis.

Certains observateurs ont même fait allusion à un potentiel accord entre la Russie et la Turquie dans lequel Moscou autoriserait Ankara à attaquer librement le PYD et les forces des YPG si le gouvernement turc retirait son appui aux groupes rebelles qu’il soutient à Alep.

Toutefois, d’autres représentants officiels connaissant la situation en Syrie ont dénigré ces affirmations.

« Le seul pays qui ne reconnaît pas le PKK comme une organisation terroriste est la Russie. Elle les entraîne et les soutient depuis des années. Elle n’est pas près de sacrifier l’un de ses pions majeurs pour un gain aussi intangible », a indiqué une source.

Des déclarations récentes des représentants irakiens affirmant que l’avant-poste militaire turc situé à Bashiqa près de Mossoul est illégal et qu’Ankara ne fait pas partie des plans visant à arracher Mossoul au contrôle de l’État islamique (EI) ont également provoqué la colère d’Ankara.

Des tanks turcs se rendent au nord de la Syrie en septembre 2016 (AFP)

En Syrie, les développements suggèrent que le combat féroce à Alep ne fera que s’intensifier et s’aggraver, faisant planer sur la Russie et la Turquie la menace d’un embourbement dans le conflit syrien.

La décision américaine d’autoriser les rebelles syriens à utiliser de meilleures armes, y compris des missiles surface-air tirés à l’épaule, signifie que les avions, les troupes et les bases russes en Syrie sont davantage menacés.

La décision prise par Moscou plus tôt ce mois-ci de déployer le S-300, un système avancé de défense à l’aide de missiles, sur sa base navale dans la ville côtière de Tartous en Syrie, est également perçue comme une réponse à la menace croissante pesant sur ses troupes.

La décision des États-Unis et d’autres pays occidentaux d’accuser la Russie de perpétrer des crimes de guerre à Alep indique par ailleurs que l’espoir de négocier une solution politique pour la Syrie avec Washington est presque anéanti.

La décision de la Turquie de lancer une opération militaire au nord de la Syrie signifie que le moindre incident fâcheux impliquant ses troupes pourrait également contraindre Ankara à s’y engager de façon prolongée.

Certains rapports suggèrent même que les troupes turques et les rebelles syriens soutenus par les Turcs se trouvent à peine à un kilomètre des milices chiites soutenues par l’Iran qui combattent dans certaines zones.

John Kerry, le secrétaire d’État américain (AFP)

Outre la menace émergente pour les intérêts turcs en Syrie, le désir du président Erdoğan d’améliorer son image de faiseur de rois régional dans son pays, voire de dirigeant mondial, pourrait bien rendre la proposition d’alliance de Moscou plus acceptable pour Ankara.

Les analystes s’accordent sur le fait qu’Ankara pourrait au moins utiliser un quelconque accord avec la Russie sur la Syrie pour contrebalancer les actions menées actuellement par les États-Unis, dont elle estime qu’elles nuisent à ses intérêts.

Ali Faik Demir, spécialiste de la Russie au sein du département Affaires internationales de l’Université Galatasaray à Istanbul, a indiqué à MEE que la signature d’accords infrastructurels majeurs garantissait que la Russie et la Turquie n’entreraient plus en conflit en Syrie.

« Un accord entre la Turquie et la Russie sur la Syrie serait une bonne chose. La Russie a déjà conclu une alliance avec l’Iran et si la Turquie les rejoint, ils créeront une alternative aux États-Unis dans la région. Moscou et Ankara doivent convenir d’un compromis », a-t-il déclaré à MEE.

« La signature de l’accord pour la construction du gazoduc Turkish Stream entre la Russie et la Turquie est exactement le genre de chose qui permet de prévenir les conflits entre les deux pays dans d’autres lieux tels que la Syrie », a-t-il affirmé.

Selon Nursin Guney, professeure et directrice du département Relations internationales à l’Université technique de Yildiz, le dialogue entre Ankara et Moscou est primordial car la Russie est un acteur important en Syrie.

« Il y a de fortes chances que les accords économiques et énergétiques ouvrent la voie à des négociations politiques en Syrie et ailleurs. La Turquie a toujours laissé la porte ouverte à de telles négociations », a-t-elle indiqué à MEE.

« Cela ne sera pas facile, mais les deux parties seront intéressées par une solution politique pour la Syrie. Le principal problème sera le rôle potentiel de Bachar al-Assad pendant la transition », a-t-elle observé.

Les actions des États-Unis ont joué un rôle capital en encourageant Moscou et Ankara à se rapprocher.

En ce qui concerne la Turquie, le soutien et la coopération des États-Unis avec le PYD est « suffisamment préoccupant pour rechercher des alternatives afin de protéger ses propres intérêts nationaux », explique Nursin Guney.

Erkan Büyükakıncı, professeur de Relations internationales au sein de l’Université Galatasaray d’Istanbul, estime pour sa part que les différences entre les Russes et les Turcs sont trop grandes pour permettre une quelconque alliance ou coopération significative sur la question syrienne.

« La Turquie utilisera certainement la carte moscovite comme monnaie d’échange afin d’essayer de pousser les États-Unis à modifier certains éléments de ses politiques actuelles en Syrie et en Irak », a-t-il confié à MEE.

« Bien sûr, des négociations auront lieu, mais leurs intérêts en Syrie sont trop différents pour donner lieu à une alliance significative. La seule raison pour laquelle la Turquie a dû se rapprocher de la Russie est que les États-Unis développent des relations toujours plus étroites avec les Kurdes. »

Toutefois, les experts s’accordent sur le fait que la situation en Syrie, notamment sur le champ de bataille d’Alep, est brouillée par le nombre d’acteurs impliqués – et c’est ce qui jouera un rôle majeur dans les futures intrigues des relations entre la Russie, la Turquie et les États-Unis.
 

Photo : Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdoğan lors du 23e Congrès mondial de l’énergie organisé le 10 octobre 2016 à Istanbul (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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