Les dynamiques de la rébellion syrienne et la mort de Kayla Mueller
Les autorités américaines ont confirmé ce mardi la mort de Kayla Mueller, une travailleuse humanitaire américaine, plusieurs jours après que l'Etat islamique a affirmé que l'otage avait été tué suite à un raid aérien mené par la Jordanie contre le bâtiment dans lequel elle était détenue, dans la ville syrienne de Raqqa.
Bien qu'il soit difficile de déterminer si Kayla Mueller a été capturée directement par l'Etat islamique il y a dix-huit mois à Alep, ou initialement par un autre groupe qui lui aurait ensuite remis l'otage, il est certain que les développements et les dynamiques entre les factions rebelles ont joué un rôle déterminant dans sa capture.
En août 2013, des secteurs d'Alep étaient devenus des terres abandonnées, coupés en deux entre d'un côté les rebelles islamistes soutenus par les donateurs du Golfe et, de facto, par les mécènes occidentaux, et de l'autre l'armée syrienne et ses milices alliées, soutenues par l'Iran. Un accord entre les factions rebelles laïques et religieuses dans la région a en fin de compte assuré la montée en puissance des forces extrémistes, dont l'Etat islamique qui en est ressorti comme le plus puissant.
Le 4 août, Kayla Mueller a été enlevée avec un ami syrien dans la ville d'Alep, alors que tous deux étaient en route vers une station de bus afin de retourner de l'autre côté de la frontière turque, où elle était basée. Ils ne sont jamais revenus à leur point de départ. Alors que l'ami syrien de Kayla Mueller a été libéré après plusieurs mois de captivité, l'Etat islamique a gardé sa captive américaine de 26 ans. Selon certains rapports, sa famille avait reçu des signes de vie, et une rançon de 5 millions d'euros avait été demandée.
La raison de la présence de Kayla Mueller dans une des villes syriennes les plus dévastées par la guerre n'a pas été clairement élucidée. Selon une déclaration officielle publiée par Médecins sans Frontières (MSF), Kayla Mueller accompagnait un ami chargé de réparer l'infrastructure informatique d'un hôpital de l'ONG. Comme la nuit tombait sur la ville, MSF leur a donné l'autorisation de passer la nuit à l'hôpital et a organisé leur transport jusqu'à la station de bus le lendemain pour des raisons de sécurité.
D'après ses amis et sa famille, Kayla Mueller, qui a grandi en Arizona, était profondément animée par ses convictions, et travaillait en tant que bénévole aux Etats-Unis et à l'étranger afin de venir en aide aux plus démunis. Après avoir obtenu son diplôme universitaire, le sort des réfugiés a commencé à devenir un thème récurrent de ses activités professionnelles. Elle a ensuite travaillé auprès de la communauté de réfugiés tibétaine au Népal, des réfugiés africains en Israël et avec l'International Solidarity Movement en Palestine. Elle s'est finalement installée en Turquie, à la frontière sud avec la Syrie, et a commencé à travailler avec les ONG présentes dans les vastes camps de réfugiés qui se sont développés dans le secteur au cours des quatre dernières années.
En août 2013, la bataille pour Alep faisait rage et après l'échec de la poussée des factions rebelles unies pour prendre le contrôle de la ville au mois de juillet de l'année précédente, les rebelles islamistes ont occupé une position de plus en plus prédominante à la tête des forces opposées au régime.
Le Front al-Nosra, la branche syrienne d'al-Qaïda qui contenait alors al-Qaïda en Irak, le précurseur de l'Etat islamique, a joué un rôle central dans la conquête de positions sur la ligne de front et de zones stratégiques de la ville l'année précédente. A ce moment, les différences idéologiques entre les groupes opposés au régime sont passées au second plan, la priorité étant de chasser de la ville l'armée syrienne et ses alliés. La présence de combattants djihadistes assistés par des recrues étrangères était tolérée par les forces rebelles ordinaires (et donc, par défaut, par leurs mécènes occidentaux) car leurs rangs étaient composés de vétérans bien formés et aguerris.
Bien que les forces de l'Etat islamique se soient séparées du Front al-Nosra en mai 2013, elles ont continué à travailler en coordination avec les factions rebelles et ont joué un rôle central dans les opérations autour de la ville. En effet, le lendemain de l'enlèvement de Kayla Mueller, l'Etat islamique a coordonné une attaque avec l'Armée syrienne libre contre la base aérienne de Menagh, un point stratégique situé sur l'artère principale reliant Alep à la frontière turque. Le chef du conseil militaire de l'ASL à Alep, Abdel Jabar al-Akidi, a publié une déclaration conjointe avec le représentant de l'Etat islamique, Abu Jandal, remerciant et louant les efforts de l'Etat islamique et ses recrues étrangères pour leur participation à l'attaque. Plusieurs mois plus tard, al-Akidi a remis sa démission, désemparé face aux luttes intestines entre ses commandants et au manque de soutien de l'Occident.
Cet important accord avec les groupes extrémistes conclu par al-Akidi (un modéré soutenu par les Etats-Unis) et ses compagnons a eu de graves répercussions sur le caractère de l'insurrection, mais également sur le visage potentiel de la Syrie post-Assad si le régime de Damas venait finalement à être renversé.
Au moment où Kayla Mueller est entrée à Alep, la ville avait largement plongé dans l'anarchie. Les positions de l'armée syrienne et des forces opposées au régime sur la ligne de front étaient restées gelées au cours des douze mois écoulés, se partageant ce qui était auparavant le cœur commercial et culturel de la Syrie. Des chefs de guerre ont émergé et les forces œuvrant pour renverser Bachar al-Assad ont abandonné tout objectif d'aboutir à un simulacre de démocratie laïque, au profit d'une théocratie islamique guidée par la charia.
L'Etat islamique a ensuite officiellement renoncé à ses anciens associés et est entré en conflit avec le Front al-Nosra et le groupe de coordination qui lui est allié, le Front islamique. Même si ces groupes ont chassé en grande partie l'Etat islamique d'Alep au début du mois de janvier 2014, le mal était déjà fait. En effet, bien que l'Etat islamique n’ait pas pu conserver la présence physique dont il jouissait dans la ville, ses successeurs ont adopté une idéologie similaire, quoique moins autoritaire dans sa mise en œuvre.
Beaucoup de rebelles se sont plaints du fait que la diminution ou la faiblesse du soutien des Occidentaux pour leur cause les ont poussés dans les bras de groupes de combattants extrémistes sur le plan religieux mais financés en abondance par des donateurs d'Arabie saoudite et d'autres pays du Golfe. En outre, les otages occidentaux sont devenus une source de financement supplémentaire pour ces groupes, donnant ainsi lieu à une entreprise criminelle parallèle. L'approche des Etats-Unis et de l'Union européenne de la question syrienne a peut-être atteint son objectif à court terme, consistant à faire pression sur le gouvernement syrien par le biais des groupes le combattant sur le terrain, mais elle a également relégué au second plan les rebelles dits « modérés » que les Occidentaux disaient pourtant vouloir soutenir en les formant et en les finançant.
Le coût humain de la stratégie occidentale en Syrie s'est révélé catastrophique. C'est dans ce contexte dramatique que Kayla Mueller a été enlevée et tuée, et que les habitants d'Alep continuent de vivre.
- Charles Fromm est un écrivain, analyste et chercheur spécialiste des questions du Moyen-Orient. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @CLFromm
Légende photo : faute d'avoir apporté un soutien suffisant à l'opposition dite « modérée », les Etats-Unis ont permis à des groupes comme le Front al-Nosra et l'Etat islamique de dominer la guerre (AFP).
Traduction de l’anglais (original).
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].