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Camps en Syrie : les rapatriements sont au point mort tandis que l’instabilité expose les détenus à de nouveaux dangers

Cinq ans après la défaite du groupe État islamique, le sort de dizaines de milliers de personnes – dont 30 000 enfants – toujours détenues arbitrairement dans des camps et des prisons en Syrie reste en suspens
Une femme porte un enfant dans le camp d’al-Hol, le 10 octobre 2023 (Delil Souleiman/AFP)

Plus de 55 000 personnes, dont près de 30 000 enfants, sont toujours détenues dans le nord-est de la Syrie cinq ans après que les Forces démocratiques syriennes (FDS) dirigées par les Kurdes ont déclaré avoir vaincu le groupe État islamique (EI).

Dans un contexte sécuritaire de plus en plus instable, alimenté par les retombées régionales de la guerre à Gaza, les attaques turques contre les FDS, les craintes d’une résurgence de l’EI et l’incertitude quant au maintien de la présence des troupes américaines en Syrie, le sort des détenus restants, dont beaucoup sont des ressortissants étrangers sans perspective imminente de rapatriement dans leur pays d’origine, suscite de plus en plus d’inquiétudes.

Les observateurs des droits de l’homme de l’ONU, les ONG humanitaires, les experts en politique de sécurité, les familles des détenus, les responsables kurdes locaux et les soldats américains de haut rang comptent tous parmi ceux qui demandent aujourd’hui aux pays d’assumer leurs responsabilités vis-à-vis de leurs ressortissants.

Dans un rapport présenté au Conseil des droits de l’homme des Nations unies à Genève fin mars, Paulo Pinheiro, président de la Commission d’enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne, a lancé un appel passionné soulignant la situation critique des enfants retenus dans les camps.

« Autant que le monde puisse souhaiter oublier, dans le nord-est de la Syrie, cinq ans après la chute de Baghouz, près de 30 000 enfants continuent d’être illégalement détenus dans des conditions qui s’apparentent à des traitements cruels et inhumains. Je répète : 30 000 enfants, détenus depuis cinq ans. Notre appel à tous les États est le suivant : libérez les enfants ! », a déclaré Paulo Pinheiro.

Dans son rapport, la commission avertit que la Syrie connaît sa plus grande escalade d’hostilités depuis 2020 et qualifie les conditions dans les camps d’al-Hol et d’al-Roj, où 46 000 femmes et enfants sont toujours détenus, d’« épouvantables ».

Le rapport indique que 9 000 hommes et adolescents sont détenus dans des prisons, et que nombre d’entre eux sont malades et souffrent de malnutrition. Les prisonniers ne sont pas en mesure de contester la légalité de leur détention et, dans certains cas, leur situation « équivaut à une disparition forcée ».

« La diminution du nombre de rapatriements est la preuve que les gouvernements tournent le dos à ces enfants. Les gouvernements ignorent leur devoir, laissant les enfants coincés dans la misère »

- Rasha Muhrez, Save the Children

Le rapport de l’ONU fait état de plaintes parmi les détenus originaires du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord concernant « l’absence d’efforts de rapatriement » de la part de l’Égypte, du Liban, du Maroc et de la Tunisie.

Les autres pays mentionnés dans le rapport pour lesquels aucune indication de rapatriement n’a été établie sont l’Algérie, Bahreïn, l’Iran, la Turquie, la Chine, l’Inde et le Pakistan.

Plusieurs pays européens figurent également sur la liste : La Tchécoslovaquie, l’Estonie, la Pologne, le Portugal, la Roumanie et la Serbie.

Sabah Hussain, cheffe d’équipe chargée des questions de migration et de citoyenneté au sein de l’organisation Rights and Security International, qui recense les rapatriements depuis les camps, déclare qu’il est désormais impératif que la communauté internationale prenne des mesures d’urgence.

Sabah Hussain affirme à Middle East Eye que « tout manquement à l’obligation de prendre des mesures immédiates et concertées pour rapatrier les personnes détenues dans les camps constitue une trahison de notre responsabilité collective de défendre les droits de l’homme et de protéger les membres les plus vulnérables de la société. Nous ne pouvons pas laisser ces personnes tomber dans l’oubli ».

Les gouvernements « abandonnent leurs ressortissants »

Vendredi 22 mars, l’ONG Save the Children a déclaré que le nombre de rapatriements depuis les camps pour cette année était presque deux fois moins élevé que pour la même période l’année dernière, citant le retour au Kirghizstan de 72 enfants et de 27 femmes en février.

L’Azerbaïdjan et les Maldives auraient également rapatrié un petit nombre de personnes cette année, tandis que l’Irak, dont les ressortissants constituent le plus grand nombre de détenus après les Syriens, a rapatrié 628 personnes du camp d’al-Hol début mars.

D’après les Nations unies, environ 600 ressortissants étrangers non irakiens originaires de 17 pays ont été rapatriés en 2023. Au total, environ 3 000 personnes originaires de 40 pays ont été rapatriées.

Save the Children dénonce également le changement de politique du gouvernement suédois, qui a déclaré début mars qu’il n’interviendrait plus pour aider ses ressortissants et les personnes ayant des liens avec le pays à être ramenés en Suède.

Rasha Muhrez, responsable du dossier syrien à Save the Children, estime que « la diminution du nombre de rapatriements est la preuve que les gouvernements tournent le dos à ces enfants. Les gouvernements ignorent leur devoir, laissant les enfants coincés dans la misère ».

Les familles et les groupes de soutien qui font campagne pour les détenus ont également exprimé leur frustration de voir que les pays qui ont déjà rapatrié certains de leurs citoyens ne semblent plus disposés à le faire.

Yasmeen, porte-parole du réseau belge de soutien Parents Concernés, indique à MEE qu’au moins quinze familles belges sont toujours dans les camps.

« Au cours des deux dernières années, aucun effort de rapatriement n’a été entrepris, malgré certains cas où le gouvernement a reçu l’ordre [dans le cadre d’affaires judiciaires] de procéder au rapatriement. Les familles attendent toujours le retour de leurs proches et n’ont aucune information justifiant ce retard », explique-t-elle.

Maryem Zabroune, secrétaire de la Coordination nationale des familles marocaines bloquées et détenues en Syrie et en Irak, déclare à MEE : « Lorsque nous avons commencé à faire campagne, nous étions pleins d’espoir chaque fois que nous entendions dire que des pays rapatriaient leurs enfants. 

« Mais plus de six ans se sont écoulés et le Maroc, comme d’autres pays, n’a pas agi pour le retour de ses ressortissants. Notre frustration s’est accrue lorsque nous avons lu que les États-Unis demandaient à tous les pays de rapatrier leurs citoyens parce qu’ils allaient se retirer. Cela nous effraie d’autant plus que le sort de nos enfants sera inconnu entre les mains des milices. »

Certains gouvernements continuent de faire l’objet de poursuites judiciaires en raison de leur refus de rapatrier tous leurs ressortissants.

Un membre des FDS tient une enfant en bas âge lors d’un contrôle de sécurité des personnes quittant Baghouz en février 2019 (Bulent Kilic/AFP)
Un membre des FDS tient une enfant en bas âge lors d’un contrôle de sécurité des personnes quittant Baghouz en février 2019 (Bulent Kilic/AFP)

L’année dernière, le gouvernement canadien s’est plié à la pression juridique en organisant le retour de la plupart des femmes et des enfants canadiens qui se trouvaient dans les camps.

Le gouvernement a toutefois refusé de procéder au rapatriement de quatre hommes emprisonnés par les FDS – une position soutenue par la Cour suprême nationale qui, en novembre, a refusé d’accorder à ces hommes un droit de recours.

La semaine dernière, les familles des hommes ont saisi la Cour suprême pour lui demander de réexaminer leur cas. Elles ont fait valoir que le refus du gouvernement de rapatrier les hommes signifiait qu’ils étaient confrontés à « une cruauté permanente et à une détention indéfinie sous la menace de la mort », et ont déclaré que l’affaire « soulevait des questions juridiques d’importance publique ».

« En fin de compte, le Canada n’agit que lorsque les tribunaux ou la menace d’une action en justice l’obligent à le faire », déplore Matthew Behrens, directeur de l’association Stop Canadian Involvement in Torture, qui dirige la campagne de pression en faveur des rapatriements.

« Il faut que la Cour suprême exerce son rôle de manière responsable et fasse respecter les droits de l’homme de ces détenus arbitraires qui souffrent depuis longtemps », poursuit-il.

Letta Tayler, directrice associée et responsable des questions liées au terrorisme et à la lutte contre le terrorisme à Human Rights Watch, indique à MEE que de nombreux pays dans le monde continuent de « faire preuve d’une lenteur déraisonnable » en laissant leurs citoyens en détresse.

« Il est vrai que plusieurs gouvernements ont rapatrié un grand nombre ou la plupart de leurs ressortissants. Mais beaucoup ont opté pour les cas les plus faciles – les orphelins, les jeunes enfants. Les cas les plus difficiles n’ont pas été résolus, notamment ceux des garçons qui sont devenus des hommes dans les prisons du nord-est de la Syrie et des hommes qui ont été détenus sans contact avec l’extérieur pendant des années », précise-t-elle.

« L’aggravation de la situation risque de devenir un nouveau prétexte commode pour les gouvernements d’abandonner ces ressortissants à leur sort sans possibilité de retour. »

« Bombe à retardement »

Bon nombre des personnes détenues dans les camps et des prisons ont été capturées début 2019 lorsque les forces des FDS, soutenues par une coalition internationale dirigée par les États-Unis, ont encerclé les combattants de l’EI qui battaient en retraite et qui avaient l’intention de résister une dernière fois dans la ville de Baghouz, sur l’Euphrate, près de la frontière avec l’Irak.

Des dizaines de milliers de personnes, dont des combattants présumés de l’EI, leurs familles, d’autres individus – parmi lesquels des yézidis – qui affirment avoir été réduits en esclavage ou victimes de la traite des êtres humains par le groupe de combattants, ainsi que des civils piégés dans les tirs croisés, ont été détenus alors qu’ils tentaient de quitter la zone.

Le sort des personnes encore détenues reste lié à une situation sécuritaire de plus en plus précaire au sein de la Fédération démocratique du nord-est de la Syrie, la région autonome contrôlée par les Kurdes.

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Les FDS ont déclaré leur victoire sur l’EI le 23 mars 2019, mais ce dernier a survécu dans des zones reculées du désert syrien et a mené un nombre croissant d’attaques au cours des derniers mois.

Vendredi 22 mars en fin de journée, l’EI a revendiqué l’attentat perpétré par des hommes armés dans une salle de concert de Moscou, qui a coûté la vie à 137 personnes. 

Il ressort du dernier rapport de l’ONU que certains détenus des camps craignent d’autres détenus encore fidèles à l’EI, tandis que des cellules de l’EI opéreraient et se réarmeraient à l’intérieur des camps. Un commandant des FDS a décrit al-Hol comme une « bombe à retardement ».

Le risque de voir les prisons et les camps à nouveau pris pour cible par des membres de l’EI cherchant à libérer des combattants et des sympathisants suscite également des inquiétudes. En 2022, plus de 500 personnes, dont des enfants détenus dans une aile pour mineurs, ont trouvé la mort lors d’une attaque du groupe contre la prison d’al-Sina.

Jerome Drevon, analyste principal sur les conflits modernes et le djihad à l’International Crisis Group, affirme à MEE que la question des détenus ne peut pas être « reportée indéfiniment ».

« L’idée que ces détenus restent dans les limbes ou disparaissent tout simplement est indéfendable », déplore Jérôme Drevon.

« Qui plus est, les craintes d’une résurgence de l’EI dans la région, y compris dans les camps de détention, s’intensifient. Plus ces personnes, en particulier les combattants étrangers, sont laissées dans des conditions précaires, plus le risque qu’elles posent en matière de radicalisation et de menaces potentielles futures augmente. »

Middle East Eye a fait état, début mars, de la nervosité croissante des dirigeants kurdes face à une recrudescence des attaques de la Turquie, contre lesquelles, selon eux, les États-Unis n’ont pas fait grand-chose, et face aux questions relatives à l’engagement de Washington à soutenir les FDS et à maintenir la présence de 900 soldats américains sur le terrain en Syrie.

La Turquie a lancé de manière sporadique des attaques militaires contre les FDS, qu’elle accuse d’être liées au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), un groupe militant proscrit comme organisation terroriste tant par la Turquie que par les États-Unis.

En octobre, les forces américaines ont abattu un drone turc armé opérant dans la région, ce qui a donné lieu à des « discussions de haut niveau entre les États-Unis et la Turquie pour renforcer la communication et la coordination », a indiqué un rapport du gouvernement américain.

Le commandant américain du Centcom, le général Michael Kurilla, lors d’une visite au camp d’al-Hol en août 2023 (CENTCOM)
Le commandant américain du CENTCOM, le général Michael Kurilla, lors d’une visite au camp d’al-Hol en août 2023 (CENTCOM)

En février dernier, Mazloum Abdi, le commandant général des FDS, a déclaré aux médias que la menace d’attaques contre ses forces par l’EI et les milices soutenues par l’Iran avait contraint les FDS à restreindre leurs mouvements et leurs opérations de sécurité, ce qui a eu des conséquences sur leur capacité à maintenir la sécurité dans les sites de détention.

Les responsables des FDS ont déjà averti des risques de devoir abandonner la garde des camps et des prisons en cas d’offensive concertée de la Turquie.

« L’ensemble de la région est en feu et personne ne répondra à l’agression de la Turquie contre nous tandis que tout le monde est absorbé par [la situation à] Gaza. Nous avons demandé aux États-Unis de freiner la Turquie, mais ils nous ont ignorés », déplore auprès de MEE Mahmoud Meslat, co-président du Conseil démocratique syrien (CDS), l’aile politique des FDS.

Des responsables américains, notamment les chefs successifs du Commandement central des États-Unis (CENTCOM), le commandement militaire américain au Moyen-Orient, ont à plusieurs reprises appelé aux rapatriements depuis la Syrie et ont déclaré que les forces américaines dans la région étaient « prêtes à aider » les autres pays.

« La présence de l’armée américaine dans la région apporte un élément de stabilité, mais elle n’est pas sans fin, et le spectre d’un retrait soudain, en particulier en raison des élections imminentes, plane »

- Jerome Drevon, analyste

L’importance accordée à cette question a été soulignée en février lorsque le commandant du CENTCOM, le général Michael Kurilla, a visité les camps d’al-Hol et d’al-Roj lors d’une tournée régionale à la suite d’une série de frappes américaines en Syrie et en Irak, en réponse à une attaque de drone fin janvier contre une base américaine située à la frontière jordanienne avec la Syrie, au cours de laquelle trois soldats américains ont été tués.

Le département d’État américain a déclaré que l’augmentation du taux de rapatriement était « essentielle pour résoudre les problèmes sécuritaires et humanitaires interdépendants dans les camps de personnes déplacées d’al-Hol et d’al-Roj et pour assurer la défaite durable de l’EI ».

Toutefois, compte tenu du caractère incertain de la présence américaine dans la région, des analystes estiment que les possibilités de rapatriement pourraient ne pas rester ouvertes très longtemps.

Jerome Drevon évoque l’élection présidentielle américaine de novembre, qui sera disputée par l’ancien président Donald Trump, lequel a ordonné en 2019 le retrait – partiellement annulé par la suite – des troupes américaines de Syrie, comme une raison supplémentaire justifiant l’urgence de la situation.

« La présence de l’armée américaine dans la région apporte un élément de stabilité, mais elle n’est pas sans fin, et le spectre d’un retrait soudain, en particulier en raison des élections imminentes, plane », affirme-t-il.

« Si un tel retrait venait à se produire de manière inattendue, cela modifierait radicalement le paysage, laissant potentiellement les FDS mal préparées à relever de nouveaux défis, tels que repousser des forces d’invasion turques, sans parler du maintien du contrôle sur les camps. »

« Dès lors, s’il est encore possible de déployer des efforts de rapatriement, cette possibilité pourrait rapidement se refermer. »

Traduit de l’anglais (original) par Imène Guiza.

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