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« Les gens disent qu’ils n’ont qu’à crever là-bas » : les mères d’enfants radicalisés racontent la société qui les rejette

Alors que la France a rapatrié lundi des orphelins de Français ayant rejoint l’EI, MEE a rencontré des mères dont les enfants sont partis en Syrie. Elles racontent leur combat contre la violence envers et contre tous les jugements
Dominique Bons, dont le fils est mort en décembre 2013, a créé l’association Syrien ne bouge agissons (AFP)
Par Safa Bannani à PARIS et BRUXELLES

« Je ne pouvais pas rester sans rien faire. C’est pour ça je me suis engagée dans ce combat. » Dominique Bons, une Toulousaine de 66 ans, a perdu son fils en Syrie. En décembre 2013, elle apprend que Nicolas, 30 ans, s’est fait exploser lors d’un attentat contre un village chiite.

Depuis, Dominique se bat pour éviter que d’autres familles vivent son « chagrin ». Trois semaines après avoir appris le décès de son fils, par « un SMS annonçant qu’il était mort en martyr », Dominique Bons décide de fonder son association, Syrien ne bouge agissons

Les proches deviennent des « brebis galeuses » auxquelles les institutions tournent le dos

« J’ai créé l’association en janvier 2014. Le but est de venir en aide aux parents dans la même situation et de faire de la prévention contre le radicalisme et la dérive djihadiste », explique-t-elle à Middle East Eye.

Depuis la fondation de son association, Dominique Bons a regroupé 150 familles confrontées au départ et/ou à la mort d’un fils ou d’une fille en Syrie. « Aider les autres familles, essayer de sensibiliser pourraient éviter des enrôlements dans ce genre de mouvance », estime-t-elle. 

Cette mère qui a fait de la prévention une cause déplore que les institutions de l’État montrent une certaine « frilosité » vis-à-vis des familles dont les enfants sont partis combattre en Syrie, particulièrement les familles d’origine maghrébine et de confession musulmane.

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Les proches deviennent des « brebis galeuses » auxquelles les institutions tournent le dos, regrette-elle. « C’est encore plus dur pour les familles musulmanes et maghrébines », selon elle.

Dominique Bons estime que ces familles, déjà « stigmatisées en raison de leur origine et leur religion », sont désormais « traquées pour terrorisme ». 

Cette problématique de la « stigmatisation » et du « racisme » préoccupe aussi Saliha Ben Ali, la maman de Sabri Refla, qui a quitté la Belgique pour la Syrie à l'âge de 19 ans. Il est mort quelques mois plus tard dans la région d’Alep.

« Les problèmes de racisme, de discrimination, de manque d’emplois et de perspectives inexistantes pour les jeunes, ce sont des problèmes de fond qui doivent être traités en même temps que la question de la prévention », revendique Saliha, fille d’immigrés tunisiens installés en Belgique.

« Racisme ambiant »

Depuis six ans, Saliha Ben Ali se bat pour raconter son histoire. « Mon engagement ne concerne pas uniquement le radicalisme mais les engagements violents », souligne celle qui veut « sensibiliser les jeunes, prévenir les départs et soutenir les familles ». 

Pour rendre son combat concret, elle a créé, depuis le départ de son fils en 2013, l’association Save Belgium. « On accompagne d’autres parents dans le désarroi, on intervient dans des colloques pour parler de nos expériences et on s’en prend à la propagande djihadiste », explique-t-elle à MEE.

« L’extrême droite est totalement banalisée, la violence l’est aussi »

- Saliha Ben Ali

En octobre 2018, Saliha a publié Maman, entends-tu le vent ?, un livre dans lequel elle témoigne de son expérience et « donne des clés pour comprendre l’embrigadement djihadiste ».

« J’essaie de comprendre les causes qui ont amené des jeunes à partir combattre en Syrie », explique-t-elle. Parmi les causes évoquées dans le livre, « la question de l’extrême droite », selon elle « une forme de violence politique ».  

« L’extrême droite est totalement banalisée, la violence l’est aussi », déplore Saliha. « Ce n’est pas parce qu’il y a des attentats terroristes étiquetées ‘’islamistes’’ qu’il n’y a pas d’autres formes d’attentats beaucoup plus latents mais qui viennent en force, » insiste-t-elle, en faisant allusion aux attaques islamophobes comme celle du 15 mars, contre deux mosquées de Christchurch en Nouvelle-Zélande, au cours de laquelle 51 fidèles ont été tués. 

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Dans son livre, Saliha Ben Ali raconte aussi comment son fils Sabri a souffert du « racisme ambiant dans la communauté flamande, des contrôles d’identité trop fréquents et des attitudes méfiantes à son égard ». 

Cette méfiance a continué après le décès de Sabri. En effet, en octobre 2018, alors que ses parents devaient prendre un vol en direction des États-Unis via Dublin pour assister à un colloque, ils ont été refoulés en zone de transit par les services d’immigration. « Les autorités irlandaises avaient reçu l’instruction de Washington » de ne pas laisser passer Larbi Refla, le mari de Saliha. 

Une expérience amère qui a marqué Saliha Ben Ali. « Le nom de famille de mon fils pose un problème parce qu’il n’est pas considéré comme décédé mais comme un terroriste toujours vivant, autrement dit ‘’supposé mort’’ », regrette-elle. « Ce nom, Refla, est devenu un motif de rejet ».

En effet, Sabri Refla a été condamné par la justice belge à cinq ans de prison et 18 000 euros d’amende. Un mandat d’arrêt international a également été émis contre lui. Ce jugement a été motivé par l’absence d'éléments prouvant son décès en Syrie. 

« C’est comme si on n’avait pas le droit de parler de notre douleur parce qu’on n’est pas du bon côté des victimes »

- Saliha Ben Ali

« Les personnes [mineures ou majeures] qui portent le même nom de famille que mon fils se voient interdire certains territoires ou bien se font questionner par la police au point où elles ratent parfois leurs correspondances, par exemple », déplore Saliha.  

« C’est comme si on n’avait pas le droit de parler de notre douleur parce qu’on n’est pas du bon côté des victimes. Le traitement qui sera accordé à une famille d’origine européenne dont l’enfant est parti en Syrie ne sera pas le même pour une famille musulmane. Mais ce n’est ni ma faute ni la faute de mon mari si Sabri est parti en Syrie », insiste-t-elle.

Malgré ces difficultés, Saliha Ben Ali refuse de « baisser les bras » car pour elle, son combat contre les violences et le radicalisme, c’est « avoir mon fils à mes côtés » et combattre « ceux qui l’ont enlevé ». 

Saliha Ben Ali a créé, depuis le départ de son fils en Syrie en 2013, l’association Save Belgium (AFP)

Un matin de mai 2013, Nora, 18 ans, est partie en Syrie sans « rien dire ». Depuis, la vie de Samira Laakel, sa mère, n’est plus la même.  Cette Belge de 47 ans a décidé de « se battre corps et âme » pour éviter à d’autres familles et leurs enfants de vivre « sa tragédie ».

« J’ai la foi et mon seul espoir est de la revoir saine et sauve », espère-t-elle. Sa fille Nora se trouve toujours en Syrie dans un camp avec ses quatre enfants. 

Selon son récit, la jeune fille de 18 ans est devenue mère après avoir perdu son premier mari décédé en Syrie et après avoir été « remariée » de force par les membres du groupe État islamique (EI). 

Orphelins rapatriés

« Pendant qu’elle attendait d’être acheminée vers un autre camp, ma fille a été touchée par un obus et a été gravement blessée » confie Samira à MEE

Samira Laakel (à droite) pendant une manifestation pour le rapatriement des petits-enfants de combattants décédés, à Bruxelles (Facebook)

Toujours engagée pour la prévention et contre le « radicalisme violent » à travers les conférences qu’elle donne et les débats qu’elle anime, Samira Lakkel a désormais un autre combat : le rapatriement des petits-enfants dont les parents sont partis combattre en Syrie. 

« La plupart des enfants qui se retrouvent dans les camps en Syrie sont affamés, blessés et laissés sans soins. Ces enfants sont les premières victimes du chaos en Syrie et ils n’ont rien demandé. Ils sont des citoyens belges et il faut tout faire pour les rapatrier », insiste-t-elle.

« Même avec les enfants, l’opinion publique est négative, c’est un truc de fou »

- Samira Laakel

« Même avec les enfants, l’opinion publique est négative, c’est un truc de fou. Les gens disent qu’ils n’ont tous qu’à crever là-bas », s’indigne-telle, alors qu’il y a « des grands-parents en demande, prêts à les recueillir. Le plus urgent maintenant est de rapatrier les enfants. Après, la justice fera le reste. » 

La France, qui se montre particulièrement réticente à l'idée de récupérer ses ressortissants, y compris les enfants, qu’elle refuse a priori d’accueillir avec leur mère, a rapatrié douze enfants de Français qui se trouvaient dans le nord-est de la Syrie ainsi que deux Néerlandais qui seront remis aux Pays-Bas, a annoncé lundi 10 mai le ministère des Affaires étrangères. 

Les enfants français étaient tous des « orphelins, isolés et particulièrement vulnérables », « certains sont malades et dénutris », a précisé un représentant du ministère lors d’un point de presse, ajoutant que « des examens médicaux [étaient] en cours ».

Ils avaient été remis dimanche par les autorités locales kurdes en Syrie à une délégation française.

C’est le deuxième retour de ce type organisé depuis la liquidation de l’ultime poche de résistance de l’EI dans l’est de la Syrie : cinq orphelins avaient été ramenés en France le 15 mars. Par ailleurs, une fillette de 3 ans a été ramenée le 27 mars, tandis que sa mère a été condamnée à la perpétuité en Irak. 

Selon le ministère français des Affaires étrangères, environ 450 ressortissants français affiliés à l’EI sont détenus en prison ou retenus dans des camps de réfugiés.

Le ministère a laissé entendre lundi qu’une troisième opération identique pourrait avoir lieu « dans le futur » et selon « les mêmes critères : orphelins, isolés, vulnérables ».

« Le cri d’une mère »

Tous les mercredis, Samira retrouve d’autres parents et grands-parents dont les enfants sont partis en Syrie, pour manifester pour le rapatriement des familles bloquées dans des camps. « Bring them back ! » (Ramenez-les !), scandent les manifestants. 

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« Il faut sauver ma fille et mes petits-enfants. Ma fille n’est pas partie pour combattre, elle est partie en Syrie rejoindre son premier amour. Elle se sentait inutile en Belgique, elle aimait l’humanitaire et elle voulait aider en Syrie », explique tristement Samira. 

En 2015, Samira Laakel a publié un livre, Le Bonheur est parti avec toi, « le cri d’une mère qui n’a cessé de lutter pour le retour de sa fille et pour sauver la vie des autres parents et des autres jeunes ». Samira est déterminée à empêcher que « l’endoctrinement de jeunes continue ».

Sa fille Nora a été radiée du livret de famille par l’administration communale belge. « Elle a été radiée par son pays, la Belgique, mais pas dans nos cœurs », nuance sa mère. « Je resterai debout, je ne t’abandonnerai jamais jusqu’à ton retour parmi nous, ma fille. » 

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