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Attaque de Strasbourg : comprendre le phénomène de la radicalisation djihadiste en France

Bien qu'ils revendiquent leur violence au nom de l'islam, les jeunes Français qui passent à l'acte se caractérisent par un passé délinquant et une connaissance médiocre de cette religion

Mardi 11 décembre, en début de soirée, Cherif Chekatt pénètre dans le centre historique de Strasbourg, muni d’un révolver de collection de calibre 8 mm modèle 1892 et d’un couteau. Il cible des passants à différents endroits avant de disparaître dans les environs du quartier de Neudorf, au sud du centre-ville.  

Après une traque qui aura duré près de 48 heures, l’assaillant sera abattu par des policiers dans la soirée du 13 décembre, pas loin de l’endroit où sa trace avait été perdue. Le bilan provisoire de l’attentat fait état de cinq morts et onze blessés, dont quatre sont considérés comme étant dans un état grave.

L’État islamique (EI) revendique l’attentat 48 heures après les faits à travers son organe de propagande, Amaq. Cherif Chekatt est alors présenté comme un soldat de l’EI.

Vers la prédominance des profils dits hybrides ?

Né le 4 février 1989 à Strasbourg, Cherif Chekatt était un délinquant de droit commun bien connu des services de police français, allemands et suisses puisqu’il a déjà été condamné à 27 reprises, principalement pour vol et violence, et comptait à son actif près de 67 antécédents judiciaires

Les profils terroristes qualifiés d’hybrides, baignant aussi bien dans les milieux délinquant et criminel que terroriste, n’étonnent plus vraiment aujourd’hui.

Une étude menée par le politologue Marc Hecker et intitulée « 137 nuances de terrorisme. Les djihadistes de France face à la justice » (publiée en avril 2018), confirme que les individus impliqués dans des affaires de terrorisme ont le plus souvent entretenu des liens avec le milieu de la délinquance.

Les études sur le phénomène de la radicalisation en France insistent d’une manière ou d’une autre sur une prédominance des trajectoires d’individus au passé délinquant

Gérald Bronner, sociologue à l’Université de Paris-Diderot, va dans le même sens en insistant sur le fait qu’un grand nombre d’individus impliqués sont issus de milieux sociaux difficiles, ce qui, pour le reprendre, « pose un problème qui relève moins de la morale que du nombre » dans la mesure où cette catégorie pourrait, statistiquement, impliquer un grand nombre d’individus.

Dans un rapport réalisé pour le compte du ministère de la Justice, daté d’avril 2017 et intitulé « Saisir les mécanismes de la radicalisation violente », Xavier Crettier, Romain Sèze, Thomas Lindemann et Bilel Ainine notent également que la petite délinquance de rue (violence et bagarres) est courante chez la plupart des personnes qu’ils ont interrogées en milieu carcéral (condamnées pour des faits de terrorisme).

À LIRE ► Quelle forme d’« islam » ces terroristes suivent-ils ?

Sans pour autant s’inscrire dans une « théorie des hybrides », les études (qualitatives et quantitatives) sur le phénomène de la radicalisation en France insistent d’une manière ou d’une autre sur une prédominance des trajectoires d’individus au passé délinquant, même si quelques cas étudiés renvoient à des profils plus éduqués, ayant fait l’université et occupé des emplois (souvent précaires et peu qualifiés) sans tomber dans la délinquance ou le crime organisé.

Islamisation de la radicalité ou radicalité de l’islam : le débat persiste

Il était bien connu que l’auteur de l’attentat de Strasbourg avait un profil de délinquant multirécidiviste et radicalisé. Il était d’ailleurs suivi de près par les services de renseignement français (DGSI), dans la mesure où son nom était inscrit depuis janvier 2016 au fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT).

Il serait absurde d’écarter les aspects purement sociologiques ou psychiques d’un tel engagement violent, même si son auteur revendique une signification politique et/ou idéologique

En 2008, Cherif avait accroché dans sa cellule un poster d’Oussama ben Laden, l’ancien chef d’al-Qaïda. Dès lors, il paraît difficile d’évacuer la variable idéologique dans le processus de radicalisation qui l’a amené à passer à l’acte.

En commentant l’attentat de Strasbourg, le politologue Gilles Kepel revient sur ce qu’il considère être une incapacité de l’administration française à « comprendre la dimension idéologique de la radicalisation… ».

Il fustige les propos tenus par le sociologue Farhad Khosrokhavar dans Le Monde, selon lesquels le geste de Cherif Chekatt fut « davantage dicté par le désespoir que par l’idéologie politique ». Selon Kepel, « l’administration française vit toujours dans l’illusion qu’au fond, le djihadisme n’est pas significatif, que ces gens-là sont déprimés, que c’est l’islamisation de la radicalisation ».

Immeuble où vivait Cherif Chekatt, auteur de la tuerie de Strasbourg, dans la banlieue de la métropole alsacienne, le 12 décembre 2018 (AFP)

Pourtant, il serait tout aussi absurde d’écarter les aspects purement sociologiques (socialisation primaire et secondaire) ou psychiques (fragilités diverses) d’un tel engagement violent, même si son auteur revendique une signification politique et/ou idéologique.

Comme cela a pu être observé avec d’autres trajectoires de djihadistes, Cherif avait connu une adolescence au parcours chaotique et écopé d’une première condamnation dès l’âge de 14 ans. Il est issu d’une famille nombreuse et éclatée, composée de six frères et sœurs et six autres demi-frères et demi-sœurs. Quant à ses parents, ils seraient divorcés depuis plusieurs années.

Chekatt est lui aussi issu d’un « milieu urbain djihadogène », constitué d’habitats sociaux typiques des quartiers populaires qui favorisent la radicalisation

Khosrokhavar souligne que Chekatt est lui aussi issu d’un « milieu urbain djihadogène », constitué d’habitats sociaux typiques des quartiers populaires qui favorisent la radicalisation.

À l’instar d’Olivier Roy, Khosrokhavar s’oriente donc sur l’idée selon laquelle l’islam n’est que l’habit légitimant le désir de revanche chez un certain nombre de jeunes radicalisés qui, d’ailleurs, ne sont que très peu connaisseurs de cette religion.  

Cela nous ramène à la dimension escapiste de l’engagement armé, qui consiste à mener des actions violentes totalement éloignées d’une forme de quotidienneté et dont le but est d’assurer une image de soi plus gratifiante et mystifiée.

À LIRE ► France : le piège de l'islamisation du terrorisme

Quoi que l’on dise, les capacités de nuisances djihadistes, tout particulièrement celles de l’État islamique, n’ont pas été totalement anéanties. L’organisation djihadiste mène toujours une opération de séduction sur la Toile.

Il est fort utile de rappeler que l’intégralité des auteurs des attentats perpétrés sous la bannière du djihad sur le sol français avait à un moment ou un autre consulté des contenus web pro-jihad.

Le développement exponentiel d’internet et le rôle plus spécifique des réseaux sociaux en tant qu’outil d’information et de communication au cours de la dernière décennie constituent un moyen de résonnance sans bornes pour la pensée djihadiste.

- Bilel Ainine est chercheur associé au CESDIP-CNRS (Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales) et à la MIVILUDES (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires). Il est également membre de l’Observatoire des radicalités politiques à la Fondation Jean Jaurès.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des policiers patrouillent lors de la réouverture du marché de Noël de Strasbourg, le 14 décembre 2018, suite à l’attaque perpétrée par Cherif Chekatt trois jours plus tôt (AFP).

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