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Bilel Ainine : « Ces djihadistes ne sont ni fous, ni ignares »

Comment passe-t-on de la pensée à l’acte ? Quel sont les facteurs les plus déterminants dans le processus menant à la violence ? Le livre « Soldats de Dieux », fruit d’entretiens menés avec des personnes condamnées pour terrorisme, tente de répondre à ces questions
Des fleurs blanches déposées devant la nouvelle façade du Bataclan à l'occasion du premier anniversaire de la série d’attentats qui a fait 123 morts à Paris le 13 novembre 2016 (Reuters)

Dans « Soldats de Dieu ». Paroles de djihadistes incarcérés, Achir, Ibra ou encore Abdel racontent le parcours qui les a menés à une condamnation de la justice française pour acte(s) ou apologie du terrorisme. Dans l’esprit du plus grand nombre, ce sont des « djihadistes ». Une étiquette bien large sous laquelle il est parfois difficile de déceler avec exactitude leur idéologie. Pendant longtemps, médias et politiques les qualifient tout simplement de « fous ».

Bilel Ainine, 38 ans, chercheur associé à la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES) et au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP, CNRS), les a rencontrés.

Ces rencontres, conduites avec les chercheurs Xavier Crettiez, Romain Seize et Thomas Lindemann, donneront un rapport qui sera publié au mois d’août 2017, mais surtout, un livre, « Soldats de Dieux », où Xavier Crettiez et Bilel Ainine reviennent sur l’idéologie de ces condamnés. 

Middle East Eye : Comment les treize personnes qui témoignent dans ce livre ont-elles été sélectionnées ? Avez-vous fait un choix dans les profils ?

Bilel Ainine : Non, pas spécialement. En gros, on a été limités par le fait de devoir interroger uniquement des personnes condamnées. La deuxième condition était leur accord. Certaines ont accepté, d’autres non. Enfin, il y a eu des personnes qui ont dit « oui », avant de changer d’avis par la suite. Par exemple, je suis allé voir un détenu qui m’a signifié qu’il ne pouvait pas venir parce qu’il jouait au foot… Il y a peut-être eu deux ou trois personnes qui se sont rétractées. Les autres ont tout simplement refusé, soit de manière très polie, soit de manière plus « directe ».

MEE : Dès le résumé du livre, en quatrième de couverture, vous posez les bases en écrivant que ces « djihadistes » ne sont « ni fous, ni ignares »… Était-ce l’hypothèse sur laquelle vous avez lancé votre travail ?

BA : Disons que c’était une question que nous avions émise en amont. De mon côté, j’avais démarré sur un autre terrain puisque j’ai travaillé sur le djihadisme en Algérie. Et ceux que j’avais alors rencontrés étaient des repentis, donc des individus ayant déposé les armes dans un cadre de réconciliation nationale.

Je suis arrivé à une conclusion : l’aspect idéologique y est pour quelque chose. Ce n’est pas la matrice pour tous les profils étudiés, mais ça reste une variable importante

Dans ce travail de recherche, j’avais traité le problème de la question cognitive. Qui sont ces personnes ? Quel est le poids de l’idéologie dans ce processus ? Je suis arrivé à une conclusion : l’aspect idéologique y est pour quelque chose. Ce n’est pas la matrice pour tous les profils étudiés, mais ça reste une variable importante, que ce soit bien amont ou parfois même après être passé à l’action, avec une intellectualisation sur le tard.

Donc j’avais émis d’emblée l’hypothèse que l’idéologie, même si elle n’est pas forcément l’élément le plus important dans le processus de radicalisation, est censée jouer un rôle. D’où notre volonté d’incorporer dans le questionnaire des demandes sur le rapport qu’ils entretiennent avec le salafisme, de manière générale, pas seulement le salafisme djihadiste, mais aussi le salafisme quiétiste ou encore le salafisme politisé.

À LIRE : La majorité du terrorisme n’est pas « islamique », ni en Occident ni au Moyen-Orient

On voulait connaître leur rapport au salafisme en tant qu’idéologie, mais aussi à la religion, à la politique, la laïcité, la démocratie… On les a interrogés sur un nombre assez large de thématiques. Et là, on s’aperçoit très vite que, pour la plupart d’entre eux, ce ne sont pas des ignares. Ils ont pu, tout au long de leur vie, avoir accès à des littératures assez diversifiées. Ça peut être de la sociologie, de la philosophie, de l’histoire… D’ailleurs, trois ou quatre d’entre eux avaient des diplômes universitaires.

MEE : Cela vous a-t-il étonné que certains d’entre eux soient capables de vous donner des références intellectuelles significatives, de Hannah Arendt à François Burgat ?

BA : Pas vraiment ! Pour le cas de François Burgat, ce n’est pas étonnant du tout. Il a une lecture de la situation du monde musulman jugée par les djihadistes comme assez compréhensible, portant sur toute la frustration due à l’impérialisme, la décolonisation… Ils estiment qu’il a assez de recul sur la question, qu’il ne s’engage pas trop dans des considérations idéologiques, ce qu’eux-mêmes reprochent à Gilles Kepel [lequel place la religion au centre de la pensée djihadiste, soit la « radicalisation de l’islam »].

Ils détestent l’approche qui consiste à dire qu’ils sont fragiles psychologiquement, que ce sont des fous… Quitte à gommer ce faisant des pans entiers de leur petite enfance, qui donneraient l’impression qu’ils sont des victimes. Ils assument, tout simplement

Ils ont un certain respect à l’égard de Burgat. Ils le considèrent comme un « intellectuel honnête », c’est un terme qu’ils utilisent. Ce que dit Gilles Kepel ne cadre pas avec leurs intérêts, tout simplement. Et ils en citent beaucoup d’autres, comme Olivier Roy [qui défend au contraire la thèse de « l’islamisation de la radicalité »]. Ils se positionnent sur le débat Gilles Kepel – François Burgat.

Par contre, ils détestent l’approche qui consiste à dire qu’ils sont fragiles psychologiquement, que ce sont des fous… Quitte à gommer ce faisant des pans entiers de leur petite enfance, qui donneraient l’impression qu’ils sont des victimes. Ils assument, tout simplement.

MEE : En lisant le livre, on se rend bien compte qu’il n’y a pas un profil type de radicalisation. Est-ce quelque chose que vous aviez déjà établi dans votre ouvrage Radicalisation : processus ou basculement, publié en septembre 2016 ?

BA : Cet ouvrage-là est issu d’un colloque à la Fondation Jean Jaurès qui a eu lieu le 1er février 2016. J’étais intervenu sur l’aspect émotionnel et cognitif, avec une approche assez sociologique du phénomène, dans la même ligne que Xavier Crettiez. Thomas Lindemann, par exemple, s’était intéressé à la question de l’estime de soi… Ces interventions ont été retranscrites et nous avions trouvé intéressant de les publier sous forme de livre. Ce qu’on disait alors s’accorde avec le rapport publié en août 2017.

Quant à « Soldats de Dieu », il découle directement du travail effectué pour le rapport commandé par le ministère de la Justice. On y explique qu’on ne peut pas établir de profil-type.

Enquêteurs sur les lieux de l'attaque au camion-bélier du 14 juillet 2016 à Nice (AFP)

À partir des attentats de septembre 2001, la question du « pourquoi » s’est posée, et à l’époque, c’étaient les psychologues qui s’y intéressaient le plus. Les travaux les plus nombreux dans ce domaine s’appuyaient essentiellement sur des analyses psychologiques ou psychosociologiques. On essayait alors d’établir des profils. Mais très vite, on s’est rendu compte que c’était très difficile d’y parvenir.

C’est là qu’est venue l’idée de basculer vers une question plus pratique, avec plus de recul, c’est le « comment ». Comment on est passé de la pensée à l’acte ? Le « pourquoi » n’a pas été délaissé mais le « comment » devient central. On essaie de déconstruire le processus et les facteurs les plus déterminants, sans prétendre qu’il existe des étapes types qui mènent une personne à devenir djihadiste. Ce n’est pas ça le but. Ce dont il s’agit, c’est identifier les mécanismes.

MEE : Dans le livre, vous abordez beaucoup la question des textes, de la religion, de la géopolitique, mais moins l’aspect social. Était-ce dû au questionnaire que vous aviez établi ?

BA : Le questionnaire commençait justement par ces questions, notamment sur leur petite enfance et leur adolescence. On essayait de retracer cette partie de leur vie, leur contexte familial… Cela a été développé dans le rapport. On y décrit vraiment ces trajectoires-là, avec des pères très souvent absents, des parcours assez chaotiques. Certains chocs moraux ont été constatés, comme des attouchements sexuels ou d’autres violences.

On a souvent parlé de l’importance de l’idéologie, mais on n’avait pas fait parler les djihadistes

Ne pas les aborder dans le livre était un choix dès le départ, surtout parce que les aspects cognitifs n’avaient jamais été abordés de manière aussi claire et sans ambiguïté. On a souvent parlé de l’importance de l’idéologie, mais on n’avait pas fait parler les djihadistes.

MEE : Justement, comment se prépare-t-on à mener ce type d’entretien, dans un contexte assez particulier ?

BA : On n’est jamais préparé. On ne sait pas quelle posture va adopter le détenu. Ils sont tous très différents. Des fois, on va nous présenter un détenu comme étant un paumé, mais quand on le rencontre, on découvre qu’il est maître de lui-même, avec un discours cohérant. Pour l’un d’entre eux, on nous a mis en garde : « Attention, lui, il est un peu violent. Il a bien amoché un détenu hier ». Mais une fois qu’on l’a mis face à nous, on le sentait inquiet. Il nous disait : « Vous êtes qui ? Qu’est-ce que vous me voulez ? », « J’ai rien fait ! ». Il était dans une posture défensive, mais ne semblait pas du tout violent.

On était face à des gens calmes, qui maîtrisaient leur discours. Et pourtant, je me suis assigné la mission de poser quelques questions à la fin de chaque entretien sur l’aspect purement religieux. Je me suis demandé s’ils n’allaient pas perdre patience et s’énerver à me voir les tester. Au contraire, ils étaient intéressés et se montraient bavards.

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Enfin, au niveau sécurité, on avait toujours des agents pas très loin. Et puis, ce n’est pas vraiment dans l’intérêt des détenus de tenter quoique ce soit de cet ordre… Tous n’ont pas pris vingt ans ! Certains s’attendent à sortir dans quelques mois ou un an. La plupart d’entre eux étaient d’ailleurs plus liés à al-Qaïda qu’à Daech. 

MEE : En recueillant leur parole, est-ce que vous avez pu craindre d’être manipulé ?

BA : Il y a la crainte d’une reconstruction du discours. Qu’avec le recul, ils aient le temps de le reconstruire de manière à dire ce qu’on veut entendre, qu’ils se démarquent de certains reproches qu’on pourrait leur faire. Mais si c’était le cas, ils n’auraient pas assumé. Par exemple, quand on leur dit que l’attentat [de 1998 contre l’ambassade américaine à] Dar es-Salaam a fait des victimes musulmanes, ils n’ont aucun problème à dire qu’elles n’avaient rien à faire là, un vendredi, à 14 heures, devant l’ambassade américaine, qu’elles auraient dû être à la mosquée.

Ils ne soutiennent pas Daech à cause de sa stratégie et de ses dérives, mais ils ne lui reprochent pas sa volonté d’établir un califat mondial. Ils assument l’idéologie du djihad. Ça ne suffit pas pour dire qu’il n’y a pas de risques de manipulation, mais il y a de la matière à prendre dans ce qu’ils disent.

MEE : Pensez-vous qu’on soit sorti du débat en France « expliquer, c’est excuser » ?

BA : C’est ce qui est reproché aux sociologues… Mais si on est dans l’émotion et qu’on appuie l’analyse sur des jugements moraux, on tombe dans des conclusions erronées. On ne peut pas se mettre dans une posture pareille lorsqu’on est chercheur. On doit comprendre pour expliquer. Si on ne peut pas expliquer, comment faire de la prévention ?

On doit comprendre pour expliquer. Si on ne peut pas expliquer, comment faire de la prévention ?

Je pense qu’il y a une certaine sérénité qui commence à s’installer dans ce débat. Les institutions impliquées dans la prévention de la radicalisation ont établi des ponts avec le monde de la recherche. Elles s’adressent à des chercheurs, issus de différentes disciplines (histoire, géopolitique, sociologie, psychologie) et qui s’intéressent à cette question depuis des années.

Ma venue au sein de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires [MIVILUDES, créée en 2002 par l’État français] fait partie de cette démarche. Cette dernière a été amenée à s’y intéresser parce que des gens ont pensé à la dérive sectaire lorsque leurs proches s’étaient radicalisés. Ils ont donc fait des signalements à la MIVILUDES. C’est normal, ils voient leurs proches davantage comme des victimes. Mais pour la Mission, il est clair qu’on ne peut pas assimiler radicalisation et dérives sectaires. La radicalisation est un axe différent sur lequel elle s’est intéressée, d’où ma présence au sein de cette institution.

Bilel Ainine, Xavier Crettiez, « Soldats de Dieu ». Paroles de djihadistes incarcérés (L’aube/Fondation Jean Jaurès, septembre 2017)

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