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Le frère d’un des assaillants du Bataclan conteste sa déchéance de nationalité française qui le rendrait « apatride »

Karim Mohamed-Aggad, 33 ans, ancien combattant dans l’opposition à Bachar al-Assad en Syrie, estime qu’il y a « une volonté » de la part des autorités françaises de lui « faire payer les actes » de son frère
Les autorités préfectorales françaises se sont désormais tournées vers les autorités algériennes pour pouvoir expulser Karim Mohamed-Aggad faute de réponse des autorités marocaines (capture d’écran/France2)
Les autorités préfectorales françaises se sont désormais tournées vers les autorités algériennes pour pouvoir expulser Karim Mohamed-Aggad faute de réponse des autorités marocaines (capture d’écran/France2)
Par MEE

Que va devenir Karim Mohamed-Aggad ? Cet ancien combattant de l’Armée syrienne libre (ASL), âgé de 33 ans, déchu de sa nationalité française d’après un décret du 15 novembre, se retrouve aujourd’hui apatride sans aucune perspective d’accueil par un pays tiers, selon sa défense.

Né en juillet 1990 à Wissembourg en Alsace, il n’a pas d’autre nationalité que la nationalité française. « Ma situation administrative est compliquée car je ne suis ni marocain [le pays de sa mère] ni algérien [le pays de son père] », explique-t-il lors d’un entretien publié le 12 mars par l’ONG de défense des droits des musulmans CAGE International, en précisant avoir effectué seulement deux séjours au Maroc et ne s’être rendu en Algérie que deux fois quand il était enfant.

Il se trouve depuis le 1er décembre 2023 dans un centre de rétention administrative alors même que « toutes les tentatives d’éloignement se sont avérées infructueuses », relève Max Fraisier-Roux, militant anticarcéral qui a réalisé, avec Montassir Sakhi, auteur de La Révolution et le djihad – Syrie, France, Belgique (La Découverte, 2023), l’entretien avec Karim Mohamed-Aggad.

« À ce stade, Karim est dans l’attente d’une reconnaissance de sa nationalité marocaine, qui est la condition sine qua non avant la délivrance d’un laissez-passer [document délivré par le consulat du Maroc en France lui permettant d’être expulsé vers le Maroc] », résume Max Fraisier-Roux pour Middle East Eye.

« D’ailleurs, les autorités préfectorales [françaises] se sont désormais tournées vers les autorités algériennes pour pouvoir l’expulser faute de réponse des autorités marocaines », précise-t-il. « Il n’y aura aucune réponse de ces deux pays, et donc la perspective d’éloignement s’avère plus qu’incertaine. »

« Au consulat d’Algérie, on m’a posé deux questions claires et directes », raconte Karim Mohamed-Aggad. « ‘’As-tu une pièce d’identité algérienne ?’’, ce à quoi j’ai répondu : ‘’Non.’’ Ensuite : ‘’Est-ce que tes parents, lors de ta naissance, ont effectué une transcription de ton acte de naissance auprès des autorités algériennes ?’’ J’ai aussi répondu : ‘’Non.’’ On m’a précisé : ‘’pour l’Algérie, vous n’êtes ni reconnu ni enregistré algérien, et du coup, de facto, vous n’êtes pas ressortissant algérien’’. »

« Votre accès à la nationalité française, par effet du décret de naturalisation de votre père en date du 11 janvier 2000, ne vous a pas fait perdre la nationalité de vos pays d’origine », affirme Frédéric Bovet, sous-directeur de l’accès à la nationalité française, dans le courrier envoyé à Karim Mohamed-Aggad pour lui notifier sa déchéance de nationalité et qui a été retranscrit à MEE. « Dès lors que vous avez conservé les nationalités algérienne et marocaine, le prononcé de la déchéance de la nationalité française n’aurait pas pour effet de vous rendre apatride. »

Selon Max Fraisier-Roux, un recours a été adressé au Conseil d’État pour contester ce décret de déchéance.

« Dans un monde où règne le système de l’État-nation, la nationalité est la clé de voûte permettant l’accès aux droits les plus fondamentaux », rappelle à MEE Rayan Freschi, juriste et chercheur pour CAGE International. « Les droits socio-économiques, civils et politiques sont inaccessibles pour l’apatride qui ne peut dès lors se prémunir, par exemple, contre la détention arbitraire. C’est très exactement le cas de Karim, enfermé depuis des mois sans perspectives claires de libération. »

Selon lui, « la France justifie sa décision politique par un contournement pervers. Elle considère que Karim, s’il n’a pas la nationalité marocaine, pourrait dans l’absolu l’obtenir. Or l’accès à celle-ci est loin d’être certaine, ce qui entrave l’expulsion autant que le retour à la liberté une fois sur le sol marocain. Karim est donc désormais apatride, son expulsion hypothétique, sa future re-socialisation une simple éventualité. »

« Je le vis comme une trahison, un coup de poignard dans le dos. Je le vois aussi comme une vendetta. Il y a vraiment une volonté de me faire payer les actes que mon frère a commis », affirme Karim Mohamed-Aggad.  

Son frère, Foued Mohamed-Aggad, est l’un des membres du commando qui a mené au nom de l’organisation État islamique l’attaque contre le Bataclan, le 13 novembre 2015, qui a causé la mort de 90 personnes. Il est décédé des suites de l’explosion de la ceinture explosive d’Ismaël Mostefaï, un autre des assaillants, selon les tests ADN effectués par les enquêteurs.  

« Le groupe de Strasbourg »

 Foued Mohamed-Aggad était parti pour la Syrie en décembre 2013 avec son frère Karim. Ce dernier revient sur les motivations de son départ : « Quand j’ai vu ce que le peuple syrien subissait comme injustices et exactions, ça ne m’a pas laissé indifférent. »

À ce moment-là, il avait un travail en contrat à durée indéterminée, un appartement, « une petite vie et ma routine ».

« J’étais en couple et je faisais du football en club. Ça se passait très bien et je n’avais aucune raison de partir là-bas. Mais je m’interrogeais beaucoup sur ce qui se passait […] En 2013, je continuais à voir des images insoutenables de la Ghouta [région du nord de la Syrie ciblée en 2018 par les forces syriennes et russes] bombardée au gaz sarin et au gaz moutarde. Quand je voyais des coreligionnaires, des enfants, des femmes, des vieillards morts, comme ça allongés sur le sol, là vraiment j’ai nourri le projet de partir en Syrie pour justement combattre le régime de Bachar al-Assad […] Le seul moyen était devenu pour moi, afin de stopper ce régime-là, de partir et de prendre les armes. »

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Mais il ne passera que trois mois et demi en Syrie en raison de « guerres intestines entre groupes » armés. « Forcément, le front contre Bachar s’est amenuisé de jour en jour », témoigne-t-il. « Il y a eu des guerres fratricides entre des groupes qui partageaient pourtant la même croyance. Je me suis donc dit que je n’étais pas venu pour ça et que je n’avais plus rien à faire sur le sol syrien. »

Les membres de ce qui a été appelé « le groupe de Strasbourg » décident de rentrer en France. Tous à l’exception de Foued, qui sera rejoint par sa femme et se ralliera au groupe État islamique (EI).

Selon Karim Mohamed-Aggad, l’ASL les a « transférés » à ce qui n’était encore que l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), « avant les premières attaques sur le sol français, avant la création de la coalition internationale contre l’EI ». Pour lui, cette précision est importante.

« Il n’y avait aucune discussion, même pas embryonnaire, sur le califat », affirme-t-il. « Ce dernier est proclamé en juin 2014, pendant le Ramadan, à Mossoul. Nous étions déjà rentrés et emprisonnés en France. Quand nous sommes arrivés en Syrie, nous avions vocation à combattre le régime de Bachar al-Assad. C’était la priorité. »

« Même la juge d’instruction nous [l’a] martelé à plusieurs reprises […] que nous, nous étions en Syrie mi-décembre [2013] jusqu’à fin mars [2014], [et qu’au moment des attaques en France], nous étions déjà en prison en France », insiste-t-il.

Il précise aussi, pour que les choses soient claires par rapport à son frère : « Nous [le groupe de Strasbourg qui est revenu] n’avons aucun lien, aucune participation ni de loin ni de près avec ce qui s’est passé sur le sol français. » 

« Nos intérêts convergeaient »

À son retour en France, Karim Mohamed-Aggad écope de neuf ans de prison en 2016 pour avoir rejoint l’EI, puis il est libéré en 2022. Mais trois mois plus tard, la justice le condamne de nouveau à six mois de prison ferme pour avoir violé son obligation de ne pas quitter Wissembourg dans le cadre d’une mesure individuelle de contrôle.

« Lors de mon interpellation, il n’y a aucun projet d’attentat qui a été soulevé ou pointé par la justice », tient-il à souligner. « D’ailleurs, on ne nous a rien reproché en termes d’exactions, d’attaques, de préparations ou de choses en lien avec des questions de ce type. On nous a reproché d’avoir rejoint une organisation terroriste en Syrie. »

Or, note-t-il, « à l’époque, ça ne dérangeait pas les chancelleries occidentales de voir Bachar al-Assad être renversé, nos intérêts convergeaient ».

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« Nous n’avons rien commis sur le sol français et n’avons pas combattu les intérêts de la France en Syrie. Mon intention était de combattre le régime de Bachar al-Assad », insiste-t-il.

Le courrier envoyé par la sous-direction de l’accès à la nationalité française précise que Karim Mohamed-Aggad a été « déclaré coupable des faits qualifiés de participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme de courant 2013 et 2014 et jusqu’au 2 avril 2014 à Strasbourg, dans le département du Bas-Rhin, à Lyon, en Seine-Saint-Denis, en Allemagne (Kehl), en Turquie et en Syrie », ce qui lui a valu un emprisonnement délictuel de neuf ans, assorti d’une période de sûreté des deux tiers, mais aussi la privation de ses droits civiques pendant cinq ans.

Depuis que Karim a reçu le document l’informant de la déchéance de sa nationalité, il se dit qu’il n’a « plus d’avenir dans ce pays ».

« Je dois m’expatrier et quitter la France car ça devient très compliqué pour moi ici. J’ai vu des situations comme la mienne qui se compliquent davantage avec la loi séparatisme [loi du 24 août 2021 qui ‘’entend apporter des réponses au repli communautaire et au développement de l’islamisme radical, en renforçant le respect des principes républicains et en modifiant les lois sur les cultes’’]. »

Il relève « une droitisation et une radicalisation des politiques en Europe » et « un climat délétère en France ».

« J’en ai vu des personnes expulsées vers les pays du Maghreb sans même être condamnées […]. Dans mon entourage, j’en connais des gens qui s’expatrient, des retours volontaires vers le pays d’origine, ou qui partent dans d’autres pays d’Europe moins durs sur ces questions de laïcité qui, on le sait, n’ont d’autres objectifs que celui de s’attaquer aux populations musulmanes. »

Contacté par Middle East Eye, le ministère de l’Intérieur n’avait pas répondu au moment de la publication de cet article.

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