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Les États-Unis soutiennent secrètement un avenir fédéral, selon les Kurdes syriens

Le gouvernement syrien et la Russie évoluent vers l’acceptation d’une région fédérale kurde en Syrie

ERBIL, Irak – Le président syrien Bachar al-Assad et ses alliés russes se rapprochent toujours plus de l’acceptation d’une région fédérale kurde semi-autonome en Syrie, ont affirmé des analystes et des sources kurdes.

Ce vendredi, le ministre russe des Affaires étrangères a exhorté l’ONU à inclure les Kurdes dans les négociations à venir visant à résoudre la guerre civile syrienne qui sévit depuis cinq ans, ce qui constitue un nouvel indice de liens de plus en plus importants entre les deux parties.

« Le lancement de pourparlers sans la participation de ce groupe serait un signe de faiblesse de la part de la communauté internationale », a déclaré Sergueï Lavrov à des journalistes lors d’une conférence de presse commune avec son homologue chinois.

Officiellement, Washington est toujours contre l’idée d’un État fédéraliste. Cependant, face à un changement de politique du côté de Moscou et de Damas, des analystes indiquent que les États-Unis pourraient également être prêts à l’envisager, alimentant davantage les spéculations sur les progrès d’une solution régionale au conflit en prévision des pourparlers de paix prévus ce mois-ci à Genève.

Bien que l’idée n’ait rien de nouveau, des sources bien informées affirment que celle-ci gagne du terrain en raison de la volonté de la Russie de réduire l’influence turque dans le nord de la Syrie.

« Le régime syrien sait très bien qu’il sera très difficile de retrouver son pouvoir dans toute la Syrie, ce qui explique pourquoi ils [sont prêts à] accepter le fédéralisme », a affirmé à Middle East Eye Idris Nassan, haut responsable kurde dans la ville kurde de Kobane.

« Les Kurdes luttent également pour administrer leurs propres villes, ce qui signifie qu’ils ne cherchent pas à prendre la place d’Assad. »

Selon Idris Nassan, la volonté récente de la Russie d’aider les Kurdes, matérialisée par des frappes aériennes visant à soutenir une succession d’avancées à la mi-février, avait pour but « d’affaiblir la Turquie à l’intérieur de [la Syrie] et à l’extérieur de la Syrie ».

Les relations entre la Turquie et la Russie sont tendues depuis un certain temps, Ankara et Moscou soutenant des camps opposés de la guerre sanglante qui ravage la Syrie.

Toutefois, la situation s’est fortement détériorée en novembre, lorsque la Turquie a abattu un avion russe qui, selon Ankara, était entré dans son espace aérien, bien que Moscou ait démenti cette version.

Les médias et les responsables de l’État russe se sont depuis ouvertement exprimés en faveur des Kurdes en Syrie et en Turquie, tout en critiquant vivement le président turc Recep Tayyip Erdoğan et en promulguant une série de sanctions économiques et de restrictions de voyage.

« La Russie sait très bien qu’éloigner la Turquie de la Syrie affaiblira les ennemis internes d’Assad, ce qui rendrait ainsi le régime plus puissant sur le plan politique et militaire », a expliqué Idris Nassan.

« La Russie veut elle aussi avoir une influence dans les régions kurdes de Syrie [le Rojava] aux côtés des États-Unis. »

En février, les Kurdes de Syrie ont ouvert une mission diplomatique à Moscou dans le but de consolider le soutien russe pour l’autonomie kurde dans la Syrie d’après-guerre.

« Il semblerait que cela soit le cas », a déclaré Pavel Felgenhauer, analyste militaire russe de premier plan, lorsqu’on lui a demandé si la Russie soutenait l’idée d’une région autonome kurde.

« L’ouverture d’une représentation semi-diplomatique du Conseil syrien kurde à Moscou le mois dernier est un signe clair que nous soutenons un Kurdistan syrien autonome semi-indépendant », a-t-il affirmé.

Bien que le bureau de Moscou ne soit pas officiellement reconnu comme une mission diplomatique, mais plutôt comme une ONG, la décision d’autoriser l’ouverture d’une telle mission a été vue par beaucoup comme une décision ayant contribué à exacerber davantage les tensions avec la Turquie tout en apportant un soutien tacite aux Kurdes.

Un « soutien secret »

La position de Washington sur la question pourrait également s’affaiblir, selon des analystes et certaines sources.

En public, les États-Unis insistent sur leur opposition à une région semi-autonome kurde. « Nous ne soutenons aucune forme de région semi-autonome distincte pour les Kurdes », a déclaré le mois dernier John Kirby, porte-parole du département d’État américain.

Pourtant, des responsables kurdes ont indiqué à MEE que Washington soutient en secret une forme d’accord fédéraliste.

« Il y aura trois régions fédérales en Syrie : une région alaouite, une région kurde et une région sunnite, a soutenu Idris Nassan. Le moment est venu pour les Kurdes. »

L’ancien ambassadeur américain en Syrie Robert Ford a expliqué à MEE que la priorité pour les États-Unis serait de donner à tout gouvernement à Damas la capacité à affronter les groupes armés opérant dans le pays.

« Les Américains ne sont probablement pas contre le fédéralisme, mais n’insisteront pas non plus à ce sujet. Ils souhaiteront un gouvernement à Damas assez fort pour faire face à l’État islamique et au Front al-Nosra », a-t-il affirmé.

Nicholas Heras, chercheur spécialiste du Moyen-Orient au Centre for a New American Security, basé à Washington, a également expliqué à MEE que les États-Unis s’attachaient à donner l’impression de « soutenir la partition de la Syrie ».

« Ce que les États-Unis ne veulent pas, c’est d’une partition de la Syrie, [mais] le fédéralisme n’est pas une partition. Le fédéralisme nécessitera qu’une certaine autorité soit retenue à Damas, et que dans un avenir prévisible, le régime d’Assad soit maître à Damas », a-t-il dit.

L’ONU a également joué avec cette idée, et son envoyé spécial pour la Syrie, Staffan de Mistura, a évoqué le fédéralisme auprès de l’opposition syrienne au cours des pourparlers de Genève de février. L’opposition syrienne a refusé les propositions, soulignant que la Syrie avait besoin de rester un État centralisé.

Lundi dernier, le chef de l’organe principal de l’opposition syrienne a de nouveau rejeté cette idée, affirmant que celle-ci représentait « le prélude à la partition de la Syrie » ; toutefois, ce vendredi, de Mistura a annoncé une nouvelle fois que la question resterait à l’ordre du jour lors de la reprise des pourparlers cette semaine.

Les évolutions sur le terrain

Une partie de l’élan vers le fédéralisme est menée par les victoires kurdes sur le terrain.

En octobre 2015, les Kurdes syriens ont annoncé la création des Forces démocratiques syriennes (FDS), qui sont en grande partie constituées de forces kurdes, mais qui ont attiré certains alliés arabes.

Avec le soutien de la coalition américaine contre le groupe État islamique, et plus récemment celui des Russes, les FDS sont parvenues à modifier l’équilibre des forces dans le nord et à se tailler lentement une zone de contrôle.

La semaine dernière, le président du Kurdistan irakien Massoud Barzani a appelé les Kurdes syriens à s’unir et s’accorder sur l’idée de fédéralisme en Syrie.

Néanmoins, les partis kurdes ne sont toujours pas en mesure de s’unifier, en dépit des accords précédents portant sur un partage du pouvoir en Syrie.

Le Conseil national kurde (CNK) soutenu par Barzani préfère travailler avec le bloc de l’opposition syrienne à Genève, tandis que le Parti de l’union démocratique (PYD), parti kurde le plus puissant en Syrie, sera exclu de Genève en raison de la pression turque.

En outre, le CNK accuse le PYD de travailler avec le gouvernement syrien, tandis que le PYD accuse le CNK de travailler avec la Turquie, qui s’oppose à l’autonomie kurde en Syrie.

« L’appel de Barzani est important pour tous les Kurdes, mais le PYD est dans un autre camp et n’accepte rien qui puisse nous unifier », a soutenu Zara Salih, représentante pour le Royaume-Uni d’un des partis du CNK en Europe.

Le PYD affirme cependant que l’opposition syrienne ne respecte pas les Kurdes et est responsable du massacre récent de civils kurdes dans la ville d’Alep.

« L’opposition est pire que le régime syrien », a déclaré Sherzad Yazidi, représentant des administrations cantonales locales en Syrie dominées par le PYD. « Le CNK ne représente pas les Kurdes : ils ne font qu’œuvrer pour leurs intérêts personnels. »

Alors qu’Assad a précédemment contesté la formation d’une région kurde et s’oppose toujours à un nouveau système éducatif kurde, le gouvernement se rend compte qu’il ne peut pas s’opposer à la mainmise des Kurdes tant que ces derniers sont soutenus par les des frappes aériennes russes mais aussi américaines.

« Je pense qu’ils [Damas] n’ont plus vraiment le choix. Les Kurdes sont forts. Mais surtout, ils partagent un ennemi commun avec la Turquie », a estimé Leith Abou Fadel, rédacteur en chef du site web d’actualités arabe syrien en langue anglaise Al-Masdar.

« Donner la frontière aux Kurdes signifie qu’ils devront faire face aux extrémistes qui traversent la frontière. »

Selon Fadel, la seule préoccupation des responsables syriens est l’accès aux gisements de pétrole dans la province d’Hassaké contrôlés par les Kurdes et « qui, je présume, peuvent être négociés avec un accès aux ports syriens ».

L’opposition demeure

Pourtant, malgré tous les discours prônant le fédéralisme, une opposition sérieuse demeure.

L’opposition syrienne soutenue par les Turcs et les Saoudiens est farouchement opposée à toute division. « L’opposition est poussée par la Turquie et l’Arabie saoudite, les deux principaux pays antikurdes », a précisé Idris Nassan, le haut représentant kurde à Kobané.

« Ils [l’opposition] sont éduqués par le parti Baas, alors ils veulent éliminer Assad pour s’asseoir sur le même siège et faire les mêmes choses ; nous verrons ainsi une nouvelle dictature dans notre pays », a déploré Majdal Delli, membre d’un des parties du CNK basé à Kameshli.

Selon Abdurahman Harkoush, activiste syrien proche des rebelles, l’opposition syrienne ne peut pas dire non à la Turquie.

« La Turquie ne laissera pas l’opposition syrienne accepter le fédéralisme en raison de ses craintes quant à l’État kurde qui apparaîtra dans le nord, a-t-il expliqué. En ce qui concerne la répartition des territoires, je suis sûr qu’il y aura de nombreuses différences. »

L’analyste américain Nicholas Heras a également souligné que la Turquie serait très peu susceptible d’approuver le fédéralisme, qui permettrait au PKK d’avoir « une base d’opérations pour planifier et mettre à exécution des attaques contre la Turquie ».

Le Premier ministre turc Ahmet Davutoğlu s’est rendu en Iran le 5 mars, où il a déclaré que la Turquie et l’Iran partageaient une vision commune de la protection de l’intégrité territoriale de la Syrie.

Les Kurdes n’ont pas non plus scellé l’accord sur le terrain et, malgré toutes leurs avancées, doivent encore relier les deux enclaves kurdes de Kobane et Afrin, dans le nord de la province d’Alep, pour former un territoire kurde étendu.

Cependant, une certaine forme de compromis pourrait émerger.

L’ancien porte-parole du ministère syrien des Affaires étrangères Jihad Makdissi, aujourd’hui homme politique indépendant au sein de l’opposition syrienne, a fait part à MEE de son soutien pour les projets sous lesquels chaque région pourrait s’administrer dans une Syrie unifiée.

« Je suppose que le président Assad accepterait un statut spécial pour les Kurdes en matière d’administration locale, et que ceci servirait également sa position anti-Erdoğan », a-t-il expliqué, tout en ajoutant que Moscou et Téhéran ont probablement le dernier mot pour une telle solution, bien qu’il ait concédé que ces deux parties ne seraient pas trop difficiles à convaincre.

Il pourrait même être possible de placer la Turquie dans le même camp si Assad promettait de soutenir Ankara contre le PKK, bien qu’à l’heure actuelle, cela reste une perspective lointaine en raison de l’emprise de la Russie sur la Syrie et de son refus de recoller les pots cassés avec le président turc Recep Tayyip Erdoğan.

« Ce qui me préoccupe aujourd’hui, c’est que le régime d’Erdoğan puisse tenter de sauver la face et de faire la paix avec Assad, a déclaré Leith Abou Fadel, d’Al-Masdar. Mais je suis plutôt optimiste quant au fait que la Russie mène désormais le bal. »

« En fin de compte, les États-Unis ont besoin de jouer les superpuissances et de faire comprendre aux Turcs que les Kurdes syriens détiennent leur région du Rojava, tout en faisant comprendre aux Kurdes que leur Rojava ne peut pas inclure toutes les zones à majorité kurde [de la province d’Alep] à travers le nord de la Syrie », a expliqué Nicholas Heras.

Photo : Les combattants kurdes des YPG ont réalisé des avancées importantes dans le nord de la Syrie grâce à l’aide russe et américaine (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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