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Maroc-Iran-pays du Golfe : comment exporter un conflit

Au moment où le Maroc est pressé par l’ONU de reprendre les négociations avec le Polisario, Rabat choisit de s’aliéner Téhéran pour mieux profiter du soutien des pays du Golfe et de Washington

RABAT - Le Maroc a-t-il choisi de sacrifier ses relations avec l'Iran pour engranger des points vis-à-vis des puissances du Golfe ?

Quels que soient les motifs invoqués par Rabat, la rupture des relations avec l'Iran a permis au Maroc de jouer – et de marquer des points – sur plusieurs tableaux. Elle semble moins adressée à l'opinion intérieure en premier lieu qu'aux États du Golfe.

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Leur soutien au Maroc peut s'expliquer par l'intérêt qu'a pu tirer chaque pays de la région de cette affaire sur le plan diplomatique ou pour son agenda intérieur : l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis pour accabler davantage Téhéran, accusée de nourrir des « desseins hégémoniques ». 

Bahreïn, pays voisin de l'Iran et théâtre de la lutte irano-saoudienne, pour appuyer sa propre inculpation de l'Iran, qu'il accuse d'ingérence dans ses affaires intérieures.

Le Koweït pour légitimer les mesures de rétorsion prises il y a un an contre l'Iran – expulsion de diplomates iraniens et fermeture de missions de l'ambassade de l'Iran.

Le Qatar, enfin, dans l'optique de ne pas offrir aux puissances du Golfe une occasion de l'isoler davantage.

Le roi d’Arabie saoudite Salmane ben Abdelaziz, à droite, reçoit le roi du Maroc Mohammed VI en 2015 à Riyad (AFP)

Malgré sa neutralité affichée dans la crise qatarie, et son attachement à maintenir des relations positives avec le petit émirat, le Maroc ne manque d'ailleurs pas de lui adresser des messages via différents canaux. Des médias connus pour leur proximité avec certains cercles du pouvoir marocain se sont ainsi questionnés sur les « relations mystérieuses » qui existeraient entre le Qatar et le mouvement indépendantiste, dont le leader Brahim Ghali s'est déplacé à bord d'un avion de Qatar Airways lors d'une visite en Zambie.

Récemment, le site d'information marocain Hespress, un des principaux médias marocains, a publié un long article où il insinue que des domaines situés à l'est et au sud du Maroc, mis à disposition de personnalités qataries par l'État marocain, servent en réalité de bases arrière de « l'activisme du Qatar en faveur du Front Polisario ».

Pour l'Arabie saoudite et ses alliés, il s'agirait d'exporter le conflit avec l'Iran au Maghreb pour pousser les pays de la région à prendre position

En condamnant l'implication présumée du Hezbollah et de l'Iran, le Maroc et les pays du Golfe se sont livrés à un troc singulier dont chacun tire profit... sur le dos de l'Algérie : pour l'Arabie saoudite et ses alliés, il s'agirait d'exporter le conflit avec l'Iran au Maghreb pour pousser les pays de la région à prendre position, et pour contrarier la présence perse en Afrique du Nord, quitte à fragiliser au passage l'Algérie dans leur volonté d'isoler la république islamique, le Maroc l'accusant de servir de plateforme à l'Iran.

Pour le royaume, l'intérêt résiderait dans l'exportation du conflit du Sahara occidental au Golfe sous couvert de lutte contre « l'influence iranienne », en le transformant pour l'occasion en extension du dossier iranien. Ceci, au moment où le dossier traverse une séquence problématique pour le Maroc, à qui un ultimatum de six mois a été imposé par l'ONU pour une reprise des négociations avec le Front Polisario.

Un ultimatum de six mois a été imposé par l'ONU au Maroc pour une reprise des négociations avec le Front Polisario (AFP)

L'appui des pays du Golfe, plus que jamais nécessaire pour Rabat, semble avoir décliné au cours des derniers mois, certains d'entre eux allant jusqu'à exprimer des prises de position favorables au Front Polisario. Les accusations du Maroc envers l'Iran viseraient donc à les pousser à se repositionner non plus seulement aux côtés du Maroc, mais aussi, désormais, contre le mouvement indépendantiste, assimilé par le Maroc à un instrument du pouvoir iranien.

Le Maroc chercherait aussi à tirer profit du non-alignement d'Alger dans le conflit opposant l'Iran aux pays du Golfe pour faire passer l'Algérie pour un appui de la république islamique et du Hezbollah. Déjà, le royaume cherche à inscrire la question à l'ordre du jour de conclaves internationaux : il a entrepris de porter l'affaire devant l'Union parlementaire arabe, et l'Union socialiste des forces populaires (USFP, parti marocain de gauche) a adressé une requête à l'Internationale socialiste, qui compte le Front Polisario parmi ses membres, pour qu'elle examine la question.

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La volonté du Maroc d'impliquer l'Algérie dans le dossier pourrait pleinement profiter à l'Arabie saoudite, qui souhaiterait que l'Algérie soit acculée à réduire ses relations avec l'Iran.

Des relations en dents de scie

Établies en 1958, les relations entre le Maroc et l'Iran ont connu une embellie entre les années 1960 et 1970, durant le règne du chah Mohammad Reza Pahlavi. Le chah a visité le Maroc en 1966, et Hassan II s'est rendu en Iran deux ans plus tard.

Mais la révolution iranienne a mis cette dynamique à plat. En 1979, suite à l'arrivée au pouvoir de Khomeini, l'Iran a rompu ses relations diplomatiques avec le Maroc et a reconnu un an plus tard la République arabe sahraouie démocratique (RASD), en représailles contre le roi Hassan II qui avait accueilli Mohammad Reza Pahlavi dans son exil.

Ce n'est qu'en 1991, en marge du sixième sommet de l'Organisation de la conférence islamique (OCI) qui s'est tenu à Dakar, que les deux pays ont décidé de rétablir leurs relations suite à une rencontre entre le Premier ministre marocain Azzedine Laraki et le président iranien Hachemi Rafsandjani.

Rencontre au Maroc du chah d'Iran avec le roi Hassan II en 1966 (Facebook)

En 1998, l'Iran a gelé sa reconnaissance la RASD, décision réitérée lors de la visite du Premier ministre marocain, Abderrahmane Youssoufi, en Iran, en 2001. Ce gel de reconnaissance semblait autant lié à la volonté de l'Iran de renouer avec le Maroc, qu'en réaction à la rupture des relations algéro-iraniennes en 1993. L'Algérie accusait Téhéran d'avoir soutenu les islamistes au cours de la guerre civile. Elle a repris ses relations avec l'Iran après l'avènement de Abdelaziz Bouteflika, en 2001.

Les visites de responsables et d'hommes politiques des deux pays - dont celle de Saâdeddine el-Othmani en 2006, alors parlementaire et secrétaire général du Parti de la justice et du développement (PJD) - se sont intensifiées jusqu'en 2009, date à laquelle les relations entre les deux pays ont de nouveau été rompues. 

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En 2009, suite à une déclaration publique d’un haut responsable iranien selon lequel Bahreïn était « la quatorzième province iranienne », le Maroc a décidé de rompre ses relations avec l'Iran en solidarité avec l'État du Golfe. 

Parmi les autres raisons qui auraient motivé cette décision : les activités de prosélytisme chiite menées par l'Iran dans le royaume, mais aussi l'incitation de l'Arabie saoudite, qui a encouragé une telle décision dans le cadre de « sa stratégie globale d’opposition à l’influence iranienne », selon Le Monde, qui cite un câble publié par WikiLeaks.

De 2012 et 2014, lorsqu'il était membre non permanent du Conseil de sécurité, le Maroc a pour sa part exprimé une position relativement conciliante sur le nucléaire iranien

Malgré la rupture, les deux pays ont plus ou moins observé un principe de non-nuisance. Ainsi, l'Iran a maintenu son gel de la reconnaissance de la RASD et semblait attaché à une reprise des relations diplomatiques. En septembre 2012, le Parlement iranien a pris la décision unilatérale de créer un groupe d'amitié avec le Maroc, un geste qui avait suscité l'étonnement à Rabat.

De 2012 et 2014, lorsqu'il était membre non permanent du Conseil de sécurité, le Maroc a pour sa part exprimé une position relativement conciliante sur le nucléaire iranien : le royaume insistait sur « la nécessité d'éviter toute instrumentalisation de la crise iranienne en tant qu'élément de division entre l'Occident et le monde musulman », selon une note de la diplomatique marocaine divulguée par le hacker Chris Coleman.

Vers un alignement sur les positions saoudiennes ?

Le royaume défendait l'idée selon laquelle « l'examen du cas iranien devrait se faire en tenant compte du contexte régional complexe », et estimait que « les sanctions ne devraient être imposées qu'en dernier ressort et ne devraient pas frapper les populations ». ». Il n'est pas exclu que l'Iran ait tenté de se rapprocher du Maroc durant cette période, la république islamique ayant souvent sollicité le soutien des membres non permanents du Conseil de sécurité.

Saad Hariri, Mohammed VI et Mohammed ben Salmane à Paris, le 9 avril 2018 (Twitter)

En 2014, après avoir porté à la connaissance du pouvoir iranien « de manière franche et claire, les raisons qui ont poussé le royaume du Maroc à rompre ses relations diplomatiques », et reçu de leur part l'assurance du « respect de l'Iran envers les constantes du royaume du Maroc », ainsi que « l'appréciation de l'Iran du rôle que joue le roi Mohammed VI », le Maroc a décidé de reprendre ses relations avec la république islamique, suite à plusieurs rencontres informelles entre diplomates marocains et iraniens. En 2016, le roi Mohammed VI a officiellement nommé un ambassadeur en Iran, en la personne de Hassan Hami. 

En rompant ses liens avec l'Iran, « le Maroc fait non seulement progresser ses propres intérêts sur le Sahara occidental, mais s'établit également comme un allié du Conseil de coopération du Golfe (CCG) et des États-Unis, le tout à un coût relativement bas », relève la chercheuse et journaliste Samia Errazouki. 

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Il parvient ainsi à rentrer dans les bonnes grâces du pouvoir saoudien, qui s'est montré inamical envers le royaume en raison de sa neutralité dans la crise qatarie, et offre un dilemme à l'administration américaine : l'offensive du Maroc contre l'Iran intervient peu après la nomination de John Bolton en tant que conseiller à la sécurité nationale. Bolton est réputé hostile à l'Iran mais bienveillant envers le Front Polisario...

S'il y a peu de chances que l'administration américaine accorde du crédit aux accusations de Rabat si elles ne sont pas étayées par des preuves crédibles, les prises de position des pays du Golfe et de la Ligue arabe ont contribué à en asseoir le bien-fondé. 

Plus largement, l'offensive de Rabat est également dictée par « la nécessité absolue de ne pas s’aliéner Washington pour les six mois à venir, alors qu’un ultimatum lui a été adressé à mots couverts dans l’enceinte des Nations unies pour engager des négociations directes avec le Polisario », relève le journaliste marocain Ali Amar, directeur du site d'information Le Desk.

Il y a peu de chances que l'administration américaine accorde du crédit aux accusations de Rabat

Dans ce sens, les accusations formulées par le Maroc viseraient à « démontrer à l’administration Trump que pousser le Maroc à la table des négociations avec le Polisario, et ce, sans conditions préalables, se résume en réalité à imposer à un fidèle allié dans la guerre contre le djihadisme mondialisé de parlementer avec une organisation qui est assimilable à un mouvement que cette même administration catalogue de terroriste. »

« Le Maroc souhaite faire bonne figure auprès du président américain Donald Trump » (AFP)

La rupture des relations entre Rabat et Téhéran préfigure-t-elle un alignement du Maroc sur les positions saoudiennes ?

La neutralité du Maroc lors de la crise du Qatar a ébréché les relations maroco-saoudiennes. Il semble aujourd'hui difficilement concevable que le royaume ne s'aligne pas sur les positions des puissances du Golfe et des États-Unis au sujet de l'Iran.

D'une part, car il souhaite faire bonne figure auprès du président américain Donald Trump, de l'autre, car l'Arabie saoudite se montre de plus en plus impérieuse envers ses alliés, et punitive envers les pays arabes qui n'adhèrent pas à son projet d'isoler l'Iran. 

Un règlement du dossier ne viendra assurément pas d'un rapprochement avec les États-Unis – quel que soit leur pouvoir de décision sur cette question – mais d'un apaisement des relations maroco-algériennes

Le corollaire logique de cet alignement serait aussi un plus grand rapprochement du Maroc avec les pays du CCG, avec qui il entretient des relations privilégiées. Pris en tenaille par ses alliés, le Maroc soutiendra-t-il les décisions aventureuses qui pourraient être prises à l'avenir, ou fera-t-il preuve d'une certaine émancipation ? L'avenir le dira.

L'offensive du Maroc se situe également dans la continuité de la démarche diplomatique agressive adoptée depuis quelques mois à l'égard voisin de l'est. Elle augure d'un déplacement du conflit, contrecoup évident de la rhétorique adoptée par Rabat, pour qui l'affaire du Sahara occidental est un différend maroco-algérien : la guerre diplomatique ne serait donc plus dirigée principalement contre le Front Polisario, mais aussi contre l'Algérie.
 
Hormis l'objectif d'isoler Alger, cette stratégie n'esquisse aucune piste d'avenir. 
 
 
Elle ne changerait rien à l'ultimatum incompressible lancé par l'ONU, pousserait les parties à se crisper d'avantage et compromettrait d'avance toute négociation future.

Au niveau régional, elle porterait les tensions, déjà inquiétantes, à un haut niveau, laisserait un Maghreb plus que jamais désuni, deux voisins irréconciliables qui se replient chacun sur ses alliances lointaines – et, pour le cas du Maroc, se voit obligé de porter une partie du fardeau de ses alliés en crises et en conflits – au lieu d'envisager la possibilité d'un Maghreb qui fasse front uni, ne serait-ce que pour défendre certaines prises de positions convergentes, via ce vaisseau fantôme qu'est l'Union du Maghreb arabe (UMA).

L'envoyé spécial de l'ONU pour le Sahara Occidental (à gauche) rencontre Brahim Ghali, président de la République arabe sahraouie démocratique (RASD) le 19 octobre 2017 (AFP)

L'isolement des deux pays les laisserait chacun dans un face-à-face avec les changements que connaît la région, chacun luttant contre son déclassement par des voies contournées, des alliances hasardeuses et précaires, de laborieux rapprochements réussis au prix de lourds compromis. Des efforts qui s'infirment mutuellement, étant les uns dirigés contre ceux de l'autre.

Il laisserait, enfin, le conflit du Sahara Occidental tel qu'il est aujourd'hui : irrésolu. Un règlement du dossier ne viendra assurément pas d'un rapprochement avec les États-Unis – quel que soit leur pouvoir de décision sur cette question – mais d'un apaisement des relations maroco-algériennes.

Photo : le roi du Maroc Mohammed VI décore les différentes branches de l’armée marocaine à Rabat, le 14 mai 2006, à l’occasion du 50e anniversaire des Forces armées royales (AFP).

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