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EXCLUSIF – Sahara occidental : le message secret de Rabat à Alger

Un ambassadeur européen à Alger aurait servi d’intermédiaire au Maroc pour menacer l’Algérie : si le Front Polisario ne se retire pas de la zone à l'est du mur de défense, Rabat attaquera militairement
Un militaire de l'armée sahraouie lors d'une cérémonie marquant 40e anniversaire de la création de la République arabe sahraouie démocratique, le 26 février 2016 (AFP)

ALGER – Selon les informations recueillies par Middle East Eye, le Maroc a informé Alger par canal diplomatique qu’il interviendra militairement au Sahara occidental si les forces sahraouies ne se retirent pas de la zone située à l’est du mur de défense.

Et pour faire passer son message, Rabat a utilisé comme intermédiaire l’ambassadeur d’un État européen à Alger, précise une source diplomatique algérienne sans toutefois citer le pays en question. 

Dimanche 1er avril, le Maroc avait alerté le Conseil de sécurité sur l’incursion de combattants du Front Polisario dans la ville d'Al Mahbes, au nord-est du Sahara Occidental, en violation d’un accord militaire de cessez-le-feu sur la zone tampon. 

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Cette semaine, le ministre des Affaires étrangères marocain, Nasser Bourita, a remis au secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, une lettre du roi Mohammed VI exprimant « le rejet ferme et déterminé de ces provocations et de ces incursions inacceptables ».  

Alors que la Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (MINURSO) a démenti ces allégations, affirmant « qu’aucun mouvement d’éléments militaires » n’avait été observé dans cette zone, le chef de la diplomatie marocaine a contre-attaqué mercredi soir en présentant à l’ONU des photo satellites montrant la progression des constructions dans la zone de Tifariti et de Bir Lahlou. 

Ces deux localités, contrairement à Al Mahbes, ne se trouvent pas dans la zone tampon, qui se limite à la ceinture de cinq kilomètres qui borde le mur de sécurité. Le Front Polisario qualifie tout le territoire situé à l'est du mur, et qui englobe Tifariti et Bir Lahlou, de « zone libérée ». Le Maroc qualifie ce territoire de « zone tampon ». L'ONU ne valide aucune de ses définitions et se réfère à la zone marocaine comme « ouest du Berm », et à celle sous contrôle du Polisario, comme « est du Berm ».

Une question de « décolonisation »

La présence du Front Polisario à Tifariti et à Bir Lahlou ne date pas d’hier. En août 1991, peu avant la signature des accords de cessez-le-feu, l'aviation marocaine a bombardé Tifariti au moment où des éléments du génie civil du Front Polisario ont entamé des travaux de construction.

Les bombardements ont causé la mort de dizaines de civils et de militaires Sahraouis, ainsi que la perte de deux avions de chasse marocains. L'occupation de cette localité revêt donc une très grande charge politique, historique et émotionnelle pour le Front Polisario.

Horst Köhler, l’envoyé spécial de l’ONU au Sahara occidental, arrive au camp d’Aousserd le 18 octobre 2017 (AFP)

C'est d'ailleurs à Bir Lahlou, qui compte plusieurs structures du mouvement, que ce dernier souhaite déplacer le siège de la Présidence.

Le Maroc s'indigne épisodiquement de l’occupation de ces deux localités depuis plusieurs années. L'événement plus ou moins inédit – et qui a visiblement motivé la réaction marocaine – a été l'incursion d'éléments du Front Polisario à Al Mahbes, selon les médias locaux, le jeudi 29 mars. Rabat s’est donc saisie de l’occasion pour réactiver sa revendication : que le Front Polisario se retire de l’est du mur de défense.

« Il aurait été préférable que Rabat saisisse Alger via l’ambassadeur du Maroc à Alger, ou par le ministre des Affaires étrangères marocain – non pas via un État tiers »

- Une source diplomatique algérienne

Le ministre des Affaires étrangères algérien, Abdelkader Messahel, « a refusé de commenter l’intention marocaine exprimée par cet ambassadeur et a même considéré qu’il n’avait aucune valeur », affirme la source diplomatique à MEE. « D’abord parce que l’Algérie a une relation diplomatique avec le Maroc. Il aurait été préférable que Rabat le saisisse via l’ambassadeur du Maroc à Alger, ou par le ministre des Affaires étrangères marocain – non pas via un État tiers. Ensuite, parce qu’Alger ne se considère comme partie prenante dans l’actuelle tension. »

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Pour Alger, la question du Sahara occidental est une question de « décolonisation », a déclaré à l’APS, l’agence de presse officielle, une source des Affaires étrangères, tout en soulignant que l’Algérie avait « un devoir de solidarité à l’égard du peuple sahraoui pour l’exercice de ses droits légitimes. »

En clair, les autorités algériennes « prennent très au sérieux les menaces du Maroc et étudient tous les scénarios possibles », précise à MEE la source diplomatique algérienne. Y compris une confrontation entre les Forces armées royales marocaines (FAR) et les forces du Front Polisario. 

« Une démarche dangereuse »

Ce dernier a réfuté les accusations marocaines et qualifié l’escalade verbale de Rabat de « démarche dangereuse visant à saper les efforts de l’ONU pour relancer le processus de paix ». 

Lundi, Brahim Ghali, le président sahraoui, a déclaré que l’Armée de libération populaire sahraouie (ALPS) était prête « à riposter avec force à toute tentative de l’occupation marocaine visant à porter atteinte aux territoires libérés ou à changer le statut mis en place au lendemain du cessez-le-feu signé en 1991. »

Brahim Ghali, secrétaire général du Front Polisario (AFP)

Car, selon une sources sécuritaire algérienne, le Maroc ne cherche pas à déclencher une guerre, juste à changer « les règles d’engagement ». « Depuis le cessez-le-feu entre le Maroc et le Front Polisario, il est admis que le Front Polisario est libre de se déplacer vers les zones non contrôlées par les Marocains. Et c’est cela que Rabat veut changer », explique-t-elle à MEE.

« Par une intervention militaire, le Maroc veut récupérer la zone tampon et les zones libérées pour dire qu’elles n’existent plus, et qu’il ne reste que le territoire marocain. Chasser les forces sahraouies des zones libérées, sous contrôle du Polisario et imposer un nouvel état de fait », explique notre source diplomatique. 

« Son objectif caché, c’est de modifier la nature de la question sahraouie, de la transformer d’une question de souveraineté sur un territoire à une affaire de réfugiés »

- Une source diplomatique

« Son objectif caché, c’est de modifier la nature de la question sahraouie, de la transformer d’une question de souveraineté sur un territoire à une affaire de réfugiés. Et dire à l’ONU : le Front Polisario est une fiction algérienne, la preuve : il n’existe pas sur le territoire marocain. » 

En effet, le refus du Maroc de laisser se normaliser la présence du Front Polisario dans ces territoires, que le Front considère comme des « territoires libérés », s'explique par le fait que, pour le royaume, cette zone n'est pas construite comme une frontière entre le territoire contrôlé et administré par le Maroc, et celui qui, de fait, est contrôlé par le Front.

Pour le Maroc, l'acceptation de cette situation impliquerait que le Front Polisario dispose d'une frontière, donc d'un territoire à l'est du mur. 

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Selon une note confidentielle de la diplomatie marocaine, publiée par le hacker Chris Colemanle Maroc explique en effet que derrière l'occupation de cet espace par le Front Polisario, « se profile l’objectif de faire passer le Polisario de la situation d’un groupe armé en exil, à une situation où son implantation territoriale serait non seulement un fait accompli, mais aussi une réalité politique légalement reconnue. » 

Aux Affaires étrangères à Alger, notre source assure « ne pas du tout croire à une guerre directe » entre l’Algérie et le Maroc. « Les Marocains ont conscience que ce genre d’affrontement pourrait être catastrophique pour la stabilité de l’ensemble de la région ». 

Défilé de soldats du Front Polisario, en 2011, à l’occasion du 35e anniversaire de la création de la République arabe sahraouie démocratique (AFP)

Pour Akram Kharief, fondateur du site menadefense.net sur la défense au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, le rapport de forces serait nettement en faveur des Algériens. « Maroc et Algérie disposent d’à peu près le même nombre d’hommes, environ 150 000. L’armée marocaine est une armée professionnelle – contrairement à l’armée algérienne qui est une armée d’appelés – et sur le papier, est donc mieux formée », explique-t-il à MEE. « Mais en pratique, les Algériens bénéficient d’un équipement en chars, blindés, canons… beaucoup plus important et plus moderne. Les forces aériennes de l’Algérie sont aussi plus importantes et mieux équipées. »

« Il faut être clair : l’Algérie s’assurera qu’une défaite des Sahraouis est impossible »

- Une source sécuritaire algérienne

Le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), qui analyse les transferts d’armements à l’échelle mondiale, souligne dans son rapport de 2017 combien le Maroc se classe loin derrière l’Algérie. 

Notre source sécuritaire n’écarte toutefois pas un affrontement militaire entre les forces marocaines et le Front Polisario, « qui pourrait éclater à n’importe quel moment ». « Et dans ce cas, il faut être clair : l’Algérie s’assurera, via un approvisionnement qualitatif d’armement, comme des roquettes antiblindage, qu’une défaite des Sahraouis est impossible. »

Selon le quotidien El Khabar, l'Algérie serait en train de prépaper un rapport sur la situation au Sahara occidental pour le présenter devant le Conseil de sécurité de l'ONU.

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