Questions-réponses : une issue à la crise politique en Libye enfin à l’horizon ?
Le gouvernement d’unité libyen soutenu par les Nations unies semble s’orienter vers une percée politique après avoir gagné le soutien d’institutions clés à Tripoli, dont le Congrès général national (CGN), l’assemblée parlementaire mise en place par les groupes de milices qui ont pris le contrôle de la capitale libyenne en 2014.
Mardi, le gouvernement de salut national basé à Tripoli a annoncé dans un communiqué publié sur le site web du ministère de la Justice qu’il « [cessait] les activités qui [lui] ont été confiées en tant que pouvoir exécutif » afin de « préserver les intérêts supérieurs du pays et [de] prévenir l’effusion de sang et les divisions ».
L’annonce est survenue quelques jours après l’arrivée à Tripoli du Gouvernement d’entente nationale (GEN), dirigé par le Premier ministre désigné Fayez al-Sarraj. L’arrivée du GEN a été suivie mardi par la visite dans la capitale libyenne de Martin Kobler, envoyé spécial de l’ONU en Libye. Kobler a été immortalisé en train de prendre des photos lors d’une visite dans la vieille ville de Tripoli.
Le GEN doit constituer un gouvernement provisoire d’un an tel que prévu par un accord de l’ONU, signé en décembre par diverses factions libyennes, visant à mettre fin à une crise politique qui a détruit un pays déchiré par la guerre depuis le renversement soutenu par l’OTAN de l’ancien dirigeant Mouammar Kadhafi en 2011.
Toutefois, le GEN et son cabinet de ministres désigné doivent encore vaincre l’opposition avant de pouvoir commencer à travailler officiellement, alors que le chef du Gouvernement de salut national basé à Tripoli s’est rétracté mercredi de sa déclaration antérieure et a refusé de remettre les clés du pouvoir à Sarraj.
« Étant donné les exigences de l’intérêt public [...] vous êtes prié de poursuivre votre mission conformément à la loi », a déclaré Khalifa al-Ghwell dans une déclaration lors de laquelle il a également menacé de poursuivre quiconque coopérerait avec le gouvernement de Sarraj.
Le GEN doit encore également être reconnu par le parlement de la Chambre des représentants, un gouvernement rival élu en juin 2014 et basé dans la ville de Tobrouk, dans l’est du pays, depuis qu’il a été chassé de la capitale deux mois après son élection par l’alliance de milices d’Aube de Libye, alignée avec le CGN.
Alors que le CGN a reçu le soutien d’Aube de Libye, la Chambre des représentants a bénéficié du soutien militaire de l’Armée nationale libyenne, qui est dirigée par Khalifa Haftar, ancien général de Kadhafi qui est revenu en Libye en tant que chef rebelle en 2011 après avoir passé plusieurs décennies en exil aux États-Unis.
En vertu de l’accord de l’ONU, le CGN est censé devenir le Conseil d’État dans le cadre de l’accord de partage du pouvoir signé en décembre.
Au milieu d’un tel chaos politique, le groupe État islamique a émergé pour former une menace puissante et a perpétré une série d’attaques meurtrières, notamment à Tripoli, tout en s’octroyant un ancrage territorial dans le pays concentré à Syrte, ville natale de l’ancien dirigeant Kadhafi située dans le centre de la Libye.
Afin de tenter de démystifier le conflit de plus en plus complexe qui sévit en Libye, Middle East Eye a interviewé deux experts du pays : Mattia Toaldo, chargé de recherche pour le Conseil européen des relations étrangères, et Mohamed Eljarh, chercheur non résident à l’Atlantic Council.
Mattia Toaldo
MEE : Pourquoi le CGN a-t-il cédé le pouvoir au GEN maintenant ?
Mattia Toaldo : Aube de Libye s’est dissous et, par conséquent, le gouvernement d’Aube de Libye s’est dissous. Au moment où dix villes libyennes (qui soutenaient auparavant Aube de Libye) ont signé une déclaration de soutien au GEN, c’en était fini d’Aube de Libye.
Le Gouvernement de salut national s’était de facto dissous depuis jeudi de la semaine dernière, lorsque les institutions clés se sont rangées du côté du GEN, parmi lesquelles la Banque centrale, la National Oil Corporation, le ministère des Affaires étrangères, le bureau du Premier ministre et le ministère de l’Intérieur.
Kobler a pu déambuler pendant deux heures dans la vieille ville de Tripoli à prendre des selfies et à acheter des produits d’épicerie, ce qui montre que ceux avec qui il travaille ont le contrôle de la situation pour le moment.
MEE : Pourquoi le Gouvernement de salut national a-t-il décidé de se dissoudre ?
MT : Il y a plusieurs facteurs qui sous-tendent la dissolution pacifique du Gouvernement de salut national.
Premièrement, ils ont compris qu’ils ne pouvaient pas gagner par la voie militaire. Ils ont essayé de se mobiliser sur la place des Martyrs [dans le centre de Tripoli], mais ils ont vite compris qu’il leur était impossible de quitter Tripoli vivants s’ils engageaient des combats.
Toute opération de milices en Libye commence toujours par des manifestations publiques, et il était clair qu’ils ne pouvaient pas rassembler suffisamment de pouvoir politique pour justifier un type quelconque d’action militaire.
Deuxièmement, ils étaient très isolés à l’échelle internationale et c’est là la principale différence avec Tobrouk (où est basée la Chambre des représentants), qui dispose de son côté de soutiens régionaux conséquents ; c’est pourquoi Tripoli s’est dissous et Tobrouk est toujours en place.
Troisièmement, il y avait également une dynamique politique en jeu : ce n’était pas l’arrivée du GEN en soi, mais l’idée d’avoir enfin un gouvernement en place qui réjouissait les habitants de Tripoli. La lassitude de la guerre est forte dans l’ouest de la Libye.
MEE : Y a-t-il de l’inquiétude au sein de la Chambre des représentants au sujet de la décision du CGN ?
MT : Certains en Libye craignent que le CGN ne tente de prendre les devants [dans le GEN] si la Chambre des représentants n’avance pas dans sa mise en œuvre.
Ils craignent que certains en Europe et que les États-Unis ne disent « OK, la Chambre des représentants ne veut pas jouer, le Conseil d’État du CGN a été purgé de sa ligne dure, alors nous travaillerons avec le CGN ».
Pour être honnête, je ne pense pas que cela se produise dans le monde réel pour des raisons politiques. Tobrouk est soutenu par l’Égypte et par les Émirats arabes unis et je ne vois pas la France ou l’Italie faire quelque chose contre l’Égypte ou les Émirats.
Le Gouvernement de salut national a une minorité conséquente de députés issus des Frères musulmans, mais il y a peu de chances qu’ils puissent dominer la politique libyenne.
MEE : La Chambre des représentants approuvera-t-elle le GEN ?
MT : Il y a une lettre qui circule parmi les députés de Tobrouk, dans laquelle ils demandent essentiellement de convoquer la Chambre des représentants et de procéder à un vote de confiance envers son gouvernement.
Et apparemment, celle-ci comporte entre 60 et 70 signatures (sur 200), mais le problème est que quelqu’un doit convoquer la Chambre des représentants, et que si ce n’est pas [le président de la Chambre des représentants] Aguila Salah Issa, alors ce doit être l’un de ses adjoints.
Il n’est cependant pas clair qu’il y ait des règlements qui permettent à la Chambre des représentants de se convoquer d’elle-même.
Nous attendons de voir si la pression exercée par les membres de la Chambre des représentants favorables au dialogue permettra de vaincre le cercle de Haftar.
MEE : Quelle est la position de Haftar à l’heure actuelle ?
MT : Haftar craint qu’il n’y ait pas assez d’engagement de la part du GEN à l’égard de l’ANL (l’Armée nationale libyenne, qu’il dirige actuellement).
Gardez à l’esprit que le ministre de la Défense du GEN est un membre de l’armée de Haftar, Mahdi al-Barghathi.
L’inquiétude de Haftar vient du fait qu’il a un ministre de la Défense au-dessus de lui et un ministre de la Défense avec des références militaires. La situation idéale pour lui serait de ne pas avoir de ministre de la Défense, comme depuis un an et demi à Tobrouk.
MEE : L’Europe s’attend-elle à ce que le GEN demande rapidement une intervention militaire en Libye contre le groupe État islamique ?
MT : Les journaux européens s’attendent à ce que le GEN demande une aide étrangère maintenant [qu’il] est à Tripoli.
L’Occident doit se montrer patient [et non pas faire pression pour une intervention militaire] autre qu’une aide très innocente, c’est-à-dire qu’il ne doit pas selon moi essayer d’attirer le GEN dans un nouvel effort de lutte contre le terrorisme.
Le GEN doit se légitimer en tant que gouvernement purement libyen, et non en tant que pion étranger tel que le décrivent constamment les éléments perturbateurs.
La semaine dernière, ils ont démontré leur capacité à gérer la situation pour le moment. Ils sont défendus par le peuple libyen pour le moment et ils ont réussi à obtenir des négociations politiques et en matière de sécurité qui leur ont permis de s’installer pacifiquement à Tripoli, ce qui était surprenant pour être honnête.
Ils ont fait preuve de capacités de négociation qui étaient jusqu’alors inconnues.
MEE : La dissolution du Gouvernement de salut national et l’arrivée du GEN à Tripoli marque-t-elle le début de la fin de la crise libyenne ?
MT : C’est un développement positif, au moins à court terme. Trois principaux défis subsistent.
Le premier est la résolution de la crise économique. S’ils ne démontrent pas au peuple qu’ils paieront les salaires et que l’argent reviendra dans les banques, alors le peuple perdra toute confiance.
Le deuxième défi concerne l’Est, la Chambre des représentants, et la question de savoir si elle approuvera le GEN.
Le troisième défi est l’État islamique. Je m’attends à ce que l’État islamique fasse quelque chose. Comme partout dans la région, ils sont les ennemis de tout processus politique. Je suis déjà surpris que l’État islamique n’ait rien fait une semaine après l’arrivée du GEN à Tripoli.
Mohamed Eljarh
MEE : Que va faire la Chambre des représentants au sujet du gouvernement d’unité ?
Mohamed Eljarh : La situation de la Chambre des représentants est telle qu’elle se trouve dans l’impossibilité de se réunir depuis environ cinq semaines. Mais j’étais à Tobrouk il y a deux jours et il semble que les choses avancent également à Tobrouk, pas seulement à Tripoli.
Davantage de membres de la Chambre des représentants arrivent à Tobrouk. Le président et l’un de ses adjoints s’y trouvent. Le premier adjoint est également censé se rendre à Tobrouk à un moment donné cette semaine. Plus d’effectifs arrivent essentiellement à Tobrouk.
La prochaine étape est de convoquer la Chambre des représentants à Tobrouk pour pouvoir voter sur deux questions clés, dont l’amendement constitutionnel en vertu duquel l’accord politique libyen qui a été signé le 17 décembre à Skhirat fera partie de la déclaration constitutionnelle.
Le second vote concerne le Gouvernement d’entente nationale (GEN) : soit il est accepté, soit il est rejeté. D’après ce que j’ai entendu, il y aura très probablement un vote positif. Les seules questions litigieuses relèvent de l’article 8 de la disposition supplémentaire qui traite du général Haftar et des postes militaires de haut rang.
L’article 8 des dispositions supplémentaires stipule que tous les postes militaires de haut rang seraient réattribués dès la signature de l’accord, mais cela n’a pas été le cas parce que la Chambre des représentants s’est réunie il y a environ sept semaines et a statué sur l’abandonner ou le gel complet de l’article 8. Je pense que ce sera un des points de friction.
Mais selon moi, il y aura un compromis et nous verrons que l’article 8 sera gelé ou complètement abandonné, et nous verrons alors que le GEN sera approuvé.
MEE : Que va-t-il se passer par la suite pour Haftar ?
ME : Haftar affirme qu’il est le chef de l’armée et qu’il ne fait pas de politique. Il a dit (il y a deux ou trois jours) qu’un conseil militaire n’était pas envisagé en Libye et il explique qu’il soutiendra et appuiera tout gouvernement qui est approuvé par la Chambre des représentants. Ceci est positif en ce qui concerne la position de Haftar.
Je ne pense pas qu’il souhaitera entrer en confrontation directe avec la communauté internationale ou le GEN, mais il essaiera très certainement d’utiliser ses intermédiaires, ses soutiens ou ses partisans pour tenter essentiellement de s’assurer une position sûre.
MEE : Haftar pourrait-il se retrouver sans pouvoirs ?
ME : Non. Il continuera de jouir d’une énorme base de soutien dans l’est de la Libye, cela ne fait aucun doute. J’ai rencontré récemment certains de ses principaux opposants à Misrata, dont le membre de la Chambre des représentants Mohammed Raad, et il semblerait qu’il ne soit pas question d’accepter le général Haftar en tant que chef de l’armée pour toute la Libye.
Cependant, la ville de Misrata et les dirigeants de la ville de Misrata ont récemment fait preuve de souplesse. Il y a deux ou trois jours, ils ont libéré Mohammed ben Nayel, l’un des officiers militaires pro-Kadhafi les plus détestés et les plus recherchés, et trouvé un accord pour le laisser partir, donc il semblerait qu’il puisse y avoir beaucoup de pragmatisme.
Misrata a pris ses distances vis-à-vis des Frères musulmans et le groupe d’islam politique sera plus disposé à faire des compromis pour faire en sorte que le GEN et le gouvernement d’unité puissent fonctionner malgré les tentatives de sabotage de l’ensemble, que ce soit de la part de l’islam politique ou de la part de certains partisans purs et durs de l’ANL ou du général Haftar dans l’est de la Libye.
MEE : Qui pourrait gâcher les avancées positives ?
ME : Si l’article 8 est abandonné, je suis sûr qu’il n’y aura pas de problème. Ma seule inquiétude est qu’il y ait une séance à la Chambre des représentants mais qu’aucun consensus ne soit atteint et que l’article 8 ne soit pas abandonné.
Nous observerons alors une scission au sein de la Chambre des représentants : certains resteront à Tobrouk, d’autres iront à Tripoli ou ailleurs en Libye, et nous assisterons à une réplique de ce qui est arrivé en 2014, avec l’Est disposant de ses propres parlementaires et le Gouvernement d’entente nationale à Tripoli.
C’est comme une nouvelle fracture. Mais pour l’instant tout au moins, ce qui se passe est légèrement positif. Il y a de nombreux défis. C’est normal parce que l’on essaie de faire converger deux extrêmes vers un seul accord ou un seul cadre, donc c’est attendu, mais si nous parvenons à trouver une solution en ce qui concerne l’article 8 ou le général Haftar et l’armée, alors je suis sûr qu’il n’y aura pas d’éléments perturbateurs dans l’est de la Libye.
MEE : Quel est l’état d’esprit en Libye ?
ME : Je viens d’avoir une conversation fascinante avec un directeur d’hôtel à Bayda. Il a exprimé de façon éloquente ce que beaucoup de gens ont dit ou disent en ce moment ici en Libye. Je vis à Tobrouk et je voyage beaucoup dans l’est de la Libye, et le sentiment général est que toute autorité ou tout gouvernement qui pourra atténuer les souffrances du peuple sur le terrain, faire baisser les prix, assurer la résolution de la crise financière et faire baisser le taux de change du dollar sera bienvenu(e).
Ce gouvernement plaira aux gens parce qu’ils veulent tout simplement que l’on mette fin aux souffrances qu’ils endurent.
Ils veulent pouvoir voyager, ils veulent avoir accès à des traitements médicaux. Ainsi, si le GEN est capable de satisfaire à ces revendications à travers toute la Libye, il gagnera le cœur du peuple. Si le GEN fait cela uniquement à Tripoli, il rencontrera de grandes difficultés.
Photo principale : l’envoyé spécial de l’ONU Martin Kobler pose pour des photos avec des Libyens lors d’une visite dans la vieille ville de Tripoli, le 5 avril (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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