Algérie : ce qui se joue dans la polémique sur l’interdiction de la prière à l’école
Depuis sa nomination, en mai 2014, à la tête du ministère de l’Éducation nationale, Nouria Benghabrit, l’une des rares femmes du gouvernement algérien, est ciblée par de campagnes de dénigrement provenant des milieux arabo-islamistes.
Cette sociologue de carrière et ancienne directrice du Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle d’Oran – qui a pour caractéristique d’être une francophone de formation, sans compter sa proximité avec l’ex-Parti de l’avant-garde socialiste –, avait été attaquée sur les réseaux sociaux par les agents d’un antisémitisme maladif qui lui avaient prêté des origines juives. Ce qui constitue pour l’extrême droite algérienne, voire au-delà, une atteinte aux « constantes nationales ».
Mais d’où pouvaient provenir ces accusations relayées, entre autres, par le quotidien conservateur Ennahar ? Dans un entretien accordé à El Watan, la ministre expliquait cette haine par sa parenté avec « le fondateur de la Mosquée de Paris, un grand humaniste. On reproche à cet homme son humanisme, lui, qui durant la Seconde Guerre mondiale a sauvé des juifs aux côtés des Arabes. Ce qui dérange est de porter aujourd’hui un nom qui représente cette paix fondée sur un grand humanisme. »
Celle qui est devenue, pour l’opinion algérienne et internationale, le visage progressiste d’un État autoritaire, reste donc au cœur de polémiques
Kaddour Ben Ghabrit – dont la légitimité fut contestée par l’Étoile nord-africaine et les communistes – a été incarné à l’écran par Michael Lonsdale dans Les Hommes libres. Ce film revient sur l’épisode mentionné plus haut.
Malgré les réserves de l’historien Ethan Katz qui rappelle « la résistance, la collaboration et l’accommodement de la mosquée et de son recteur », c’est bien cette séquence qui permet de situer les origines de la haine à l’encontre de Nouria Benghabrit. Comme le notait un chroniqueur du Soir d’Algérie, Kaddour Ben Ghabrit « a sauvé des juifs, donc [la ministre] est juive et, pour ces gens-là, sauver des civils juifs dans une guerre, ce n’est pas une bonne action. »
Durant plus de quatre années, la ministre eut d’autres occasions de se voir confirmée dans son statut de « bête noire des conservateurs ». Celle qui est devenue, pour l’opinion algérienne et internationale, le visage progressiste d’un État autoritaire, reste donc au cœur de polémiques « tournant souvent autour des sujets de la religion et de l’identité nationale. »
« Les élèves vont à l’école pour étudier »
La dernière affaire remonte au début de ce mois tandis qu’un litige opposait des parents d’élèves de l’École internationale algérienne à Paris à la directrice de l’établissement, Nadia Messaci, qui a interdit la prière dans l’enceinte du lycée. Des parents ont fait appel, selon le site d’informations Tout sur l’Algérie, au président de l’Observatoire national contre l’islamophobie, Abdallah Zekri. Ce dernier a affirmé son soutien à Nadia Messaci en démentant tout « acte islamophobe » et en rappelant que l’école « appartient à l’État algérien dont l’islam est la religion d’État ».
Pour sa part, Nouria Benghabrit s’est fendue, le 4 février, d’une déclaration énonçant des principes élémentaires : « Les élèves vont à l’école pour étudier [...] et la prière doit se faire à la maison ». Le site Mondafrique a aussitôt caractérisé la décision de Nadia Messaci et les propos de la ministre de « surenchères laïcardes », usant d’un terme privilégié par les religieux.
« Elle est libre de ne pas prier […] Pourquoi veut-elle empêcher les élèves de faire leur prière ? »
- Abderrezak Makri, président du Mouvement de la société pour la paix
Au lendemain de la prise de parole ministérielle qui a conféré un caractère politique à ce contentieux, des enseignants ont riposté en lançant une campagne intitulée « Salati Hayati » (« Ma prière, c’est ma vie ») et qui a consisté à publier des photos ou vidéos de prières accomplies par des élèves dans des écoles.
Le président de l’association des oulémas musulmans algériens, Abderrazak Guessoum, a qualifié d’inacceptable « la manière dont les questions de religion et d’identité sont traitées par les responsables ». Son vice-président, Ammar Talbi, a même parlé d’« acte terroriste » et accusé Nadia Messaci d’être « étrangère » à la société algérienne.
Et c’est avec un argumentaire similaire qu’Abderrazak Makri, président du Mouvement de la société pour la paix, s’est attaqué à Nouria Benghabrit : « Elle est libre de ne pas prier, de croire ou non ou d’avoir une autre religion autre que l’islam… Pourquoi veut-elle empêcher les élèves de faire leur prière ? ».
Une fausse polémique ?
La ministre de l’Éducation, qui n’a pas été désavouée par son gouvernement, a reçu le soutien du syndicat national des zaouïas, estimant que les mosquées en Algérie étaient suffisamment nombreuses pour recevoir les personnes qui souhaitent prier.
Louisa Hanoune, secrétaire générale du Parti des travailleurs et l’une des rares femmes à occuper un espace politico-médiatique surtout masculin, a repris cet argument en approuvant Nouria Benghabrit. Selon elle, « l’État algérien est civil et l’école publique est républicaine. »
Néanmoins, pour les syndicalistes enseignants, à l’instar de Meziane Meriane, il s’agirait d’une « polémique stérile » visant à « occulter les véritables problèmes ». Selon Idir Achour, il convient de ne « pas détourner l’opinion publique sur la nécessité de sauvegarder et de protéger le pouvoir d’achat des fonctionnaires et des Algériens en général et défendre les libertés syndicales ».
Les adversaires de la laïcité font aussi l’impasse sur toute une tradition de libre pensée dans le monde arabe
Ainsi, pour ces militants qui défendent le pouvoir d’achat des travailleurs et veillent aux libertés démocratiques, il semblerait malvenu d’affirmer, dans un même mouvement, la volonté de séparer la religion de l’école.
Or, ce qui se joue dans cette polémique – qui sera « stérile » si l’on n’aborde pas les problématiques de fond –, c’est bien la « question de la sécularisation refoulée » à laquelle faisait référence Nouria Benghabrit dans une contribution parue en 2001 et qui portait sur l’école et la religion.
Dans une tribune publiée par le quotidien conservateur Echorrouk, Othmane Saâdi, fondateur de l’association algérienne de défense de la langue arabe, met en lumière cette question malgré sa rhétorique arabo-islamiste : « Il est évident pour tout le monde que l’idéologie qui s’avance, ainsi masquée, est l’idéologie laïque. Dire en effet que la prière doit se pratiquer à la maison, c’est dire, d’une autre manière, que l’école doit rester en dehors de la religion. C’est la définition même de la laïcité pour l’école. »
La neutralité positive de l’État
En accusant les partisans de la laïcité de défendre un « projet néocolonial », Othmane Saâdi et ses homologues occultent le plaidoyer humaniste du philosophe syrien Sadik Jalal Al-Azm en faveur de la laïcité dont il proposait une définition minimaliste, à savoir « la neutralité positive de l’État, de ses appareils et de ses institutions à l’égard des religions, des confessions, des courants religieux ou des ethnies composant la société concernée. »
Les adversaires de la laïcité font aussi l’impasse sur toute une tradition de libre pensée dans le monde arabe qui est rappelée dans une contribution rassérénante de Mohamed El Khébir.
De plus, les militants progressistes qui ne lient pas le combat laïque au combat social ignorent – malgré eux – les meilleurs combats des oppositions de gauche en Algérie. La Fédération de France du Front de libération nationale (FLN) et le Parti communiste algérien (PCA), osèrent par exemple revendiquer, en 1962, la laïcité de l’école et de l’État, comme le relevait l’universitaire Franck Frégosi.
Dans les années 1970, le Parti de la révolution socialiste se prononçait pour un État laïque. Et les trotskistes de Tribune algérienne partageaient le même objectif, tandis que les communistes regroupés autour de Travailleurs immigrés en lutte ou El Oumami, optèrent pour un anticléricalisme plus offensif.
Au moment où l’on pointe « l’hébétude de la gauche algérienne » et que l’on s’interroge sur ce qu’il en reste, il convient de se réapproprier de manière critique un héritage émietté de luttes universalistes, non pas pour ressasser les défaites ou reniements – notamment en matière de laïcité et donc de libertés individuelles ou collectives –, mais pour tracer des perspectives d’avenir, en privilégiant sans dogmatisme le « socialisme sauvage » au « socialisme spécifique » de triste mémoire.
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