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Et si Nabil Karoui était le grand bénéficiaire de son arrestation ?

Nabil Karoui, donné favori pour la présidentielle, a été arrêté pour « blanchiment d’argent » remontant à trois ans. Ses partisans dénoncent une cabale politique orchestrée par le Premier ministre, qui pourrait bien être le vrai perdant de ce combat à mort
Nabil Karoui, photographié après avoir déposé sa candidature à la commission électorale tunisienne à Tunis, le 2 août 2019 (AFP)
Par Mathieu Galtier à TUNIS, Tunisie

L’arrestation de Nabil Karoui, vendredi 23 août, pourrait paradoxalement renforcer sa position de favori des sondages dans la course présidentielle. Sur le plan légal, rien, en effet, ne s’oppose à sa candidature.

Interrogé par une radio tunisienne, Shems FM, Nabil Baffoun, le président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE, en charge d’organiser les scrutins) a déclaré, en s’appuyant sur la Constitution, que Nabil Karoui restait, jusqu’à une éventuelle condamnation dans un procès, innocent et donc toujours en lice pour briguer Carthage, siège du président de la République.

Selon la Constitution, Nabil Karoui reste, jusqu’à une éventuelle condamnation dans un procès, innocent et donc toujours en lice pour briguer Carthage

Et il est improbable que d’ici le 15 septembre, date du premier tour, Nabil Karoui soit jugé et condamné.

En revanche, le responsable de l’ISIE évoque un casse-tête organisationnel si le chef du parti Au cœur de la Tunisie restait à la prison de Monarguia durant la campagne électorale officielle qui débute le 2 septembre.

Comment assurer, en effet, le principe d’égalité inscrit dans la loi électorale avec un candidat derrière les barreaux ? Nabil Baffoun n’a, pour l’heure, pas avancé de réponse.

« Pratiques fascistes »

Politiquement, cette arrestation, hautement relayée par les médias et sur les réseaux sociaux, à trois semaines du premier tour de la présidentielle renforce l’image « antisystème » que s’est patiemment construite Nabil Karoui, qui était co-fondateur de Nidaa Tounes, le parti présidentiel.

Dans la soirée de vendredi, son parti a dénoncé une arrestation par des policiers en civil conçue comme un « enlèvement » et un « guet-apens » digne de « pratiques fascistes (…) qui [ont] commencé depuis que [Nabil Karoui] est en tête de toutes les intentions de vote ». 

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Au cœur de la Tunisie rappelle aussi tous les obstacles rencontrés par Nabil Karoui depuis son annonce à la présidentielle : tentative de fermeture de sa chaîne de télévision, Nessma TV ; plusieurs convocations devant le pôle judiciaire et financier en deux jours ; gel de ses avoirs ; confiscation de son passeport et l’amendement – finalement non promulgué – de la loi électorale visant à empêcher Karoui et d’autres favoris de se présenter à l’élection présidentielle.

Sur Nessma TV, la femme de Nabil Karoui, Salwa Karoui, a nommément accusé le Premier ministre, Youssef Chahed, également candidat à la présidentielle, d’être à l’origine de cette arrestation. 

La dernère carte de Chahed ?

Nabil Karoui a été arrêté après un mandat d’arrêt signé par la cour d’appel de Tunis. « Un mandat d’arrêt est lancé sur la base d’aveux, pour éviter une fuite ou sur de sérieux soupçons », explique un avocat joint par Middle East Eye

Or, aucune de ces raisons ne s’applique dans le cas : Karoui n’a rien révélé à la justice, il ne peut pas voyager et les accusations dans l’affaire de blanchiment d’argent pour laquelle Nabil Karoui est mis en cause repose sur une enquête de l’ONG I-Watch – représentant de Transparency International en Tunisie – ayant débouché sur un dépôt de plainte de l’organisation le… 2 septembre 2016.

Pourquoi attendre si longtemps pour lancer ce mandat d’arrêt ? Chahed aurait joué sa dernière carte pour se débarrasser d’un rival gênant.

« Dans une campagne électorale au climat tendu comme celle-ci, le candidat au pouvoir sera toujours attaqué quoi qu’il fasse, c’est comme ça », philosophe Lazhar Akremi, conseiller politique de Youssef Chahed, en insistant sur l’indépendance de la justice. 

Le parti Ennahdha (musulman-conservateur), soutien de Chahed au Parlement et au gouvernement, a également rappelé cette séparation des pouvoirs dans un communiqué, tout en déplorant le chevauchement entre le temps judiciaire et politique, en demandant aux « autorités concernées de fournir des éclaircissements nécessaires à propos des circonstances de cette arrestation ». 

Une manière diplomatique de se désolidariser des pratiques de Youssef Chahed, si son implication venait à être confirmée. Secrétaire général adjointe du think tank Democratic Lab, Sarah Ben Hamadi déplore sur Twitter une arrestation « purement politique ».

Coïncidences troublantes

Deux autres éléments troublants sont avancés par les partisans de Karoui pour enfoncer encore un peu plus le Premier ministre.

Vendredi, quelques heures avant l’arrestation, Hafedh Caïd Essebsi (HCE), fils de l’ancien président de la République, dirigeant de Nidaa Tounes et ennemi déclaré de Youssef Chahed, a subi une fouille poussée à l’aéroport de Carthage-Tunisie qualifié de « torture » par Abdelkarim Zbidi, le candidat de Nidaa Tounes, sur sa page Facebook. 

Sur Nessma TV, devenue la chambre d’accusation médiatique contre Youssef Chahed depuis vendredi, HCE a déclaré : « La situation est devenue dangereuse en Tunisie, et je ne pense pas que les élections se dérouleront dans des conditions normales. »

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Le deuxième fait troublant est que ces événements se sont déroulés moins de 24 heures après que Youssef Chahed a remis temporairement ses pouvoirs de chef de gouvernement à Kamel Morjane, ministre de la Fonction publique. 

Le candidat de Tahya Tounes n’est donc pas officiellement responsable de ces possibles dérapages judiciaires et policiers... Kamel Morjane a été ministre de la Défense et des Affaires étrangères sous Ben Ali.

Ce n’est donc pas un hasard si le parti Au cœur de la Tunisie a évoqué des « pratiques non démocratiques, qui nous rappellent les pires régimes autoritaires ».

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