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L’Algérie au cœur des tensions commerciales entre le Maroc et la Turquie

En janvier, le ministre marocain du Commerce menaçait de « déchirer » l’accord de libre-échange avec la Turquie. La raison (officielle) : un déficit commercial chronique. Mais la concurrence avec le voisin algérien n’est pas étrangère à ces tensions
Vue du terminal portuaire de Tanger Med au nord du Maroc (AFP)

« Soit on trouve des solutions pour revoir l’accord de libre-échange (ALE], soit on le déchire. » En janvier, Moulay Hafid Elalamy, ministre marocain du Commerce et de l’Industrie, s’est emporté contre le déficit commercial chronique entre le royaume et la Turquie, estimé à quelque 18 milliards de dirhams (1,7 milliard d’euros).

Un gouffre qui n’a cessé de se creuser au fil des ans depuis la signature de l’accord en 2004, passant de 414 millions d’euros en 2006 à 1,5 milliard en 2017.

« J’ai un problème avec la Turquie : 19 000 emplois dans le secteur ont été détruits en 2014, 24 000 en 2015. 35 000 en 2016, 44 000 en 2017 »

- Moulay Hafid Elalamy, ministre marocain du Commerce et de l’Industrie

Parmi les secteurs touchés : le textile. « J’ai un problème avec la Turquie : 19 000 emplois dans le secteur ont été détruits en 2014, 24 000 en 2015. 35 000 en 2016, 44 000 en 2017 », énumérait le ministre le 10 février au Parlement.

« Si nous sommes inondés de produits turcs, c’est d’abord, qu’on le veuille ou non, parce que l’industrie de ce pays est beaucoup plus puissante que la nôtre, qui est émergente. De plus, le Maroc respecte à la lettre ses engagements vis-à-vis de l’ALE alors que ce n’est pas toujours le cas de la Turquie », constatait l’ex-ministre du Commerce extérieur.

En février, à l’issue de négociations particulièrement tendues, la Turquie a accepté de revoir les termes de l’accord. « Nous leur avons expliqué que le Maroc ne pouvait pas accepter un accord de libre-échange où il est perdant sur tous les fronts. La Turquie a accepté de le revoir. Les négociations avancent très bien, je ne vous en dirai pas plus », confie à Middle East Eye une source proche du ministre du Commerce et de l’Industrie. 

Bim au milieu de la tempête

Le point d’orgue de la polémique a été la sortie, le 10 février au Parlement, de Moulay Hafid Elalamy contre Bim, enseigne turque de hard discount présente au Maroc à travers près de 500 points de vente, donnée comme un symbole du déséquilibre commercial entre Ankara et Rabat. 

« J’ai convoqué, il y a cinq ans, le président de Bim en lui disant : ‘’Il est impossible qu’on continue dans cette relation. Vous avez investi au Maroc, c’est bien. Vous avez le soutien de votre pays, grand bien vous fasse. Mais chaque fois que vous ouvrez un point de vente dans un quartier, soixante épiciers mettent la clé sous la porte comme par miracle’’ », a-t-il lancé devant les députés. 

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« Les produits vendus par l’enseigne ne sont pas marocains. Si on n’arrive pas au moins à 50 % de produits marocains, on mettra fin à votre activité par n’importe quel moyen. Car il est impossible qu’on dise que tout va bien alors que nos épiciers ferment », a-t-il insisté.

Une déclaration sur le ton de la menace qui n’a pas manqué de faire réagir l’entreprise turque. 

« À partir de la Turquie, nous n’envoyons qu’environ 15 % de nos produits au Maroc alors que 85 % sont achetés auprès de producteurs locaux », s’est défendu, le 12 février à Reuters, Haluk Dortluoğlu, le directeur financier de Bim.

Au-delà de la bataille des chiffres, un ministre peut-il menacer de mettre fin à l’activité d’une entreprise quand aucune loi ne l’autorise à contrôler l’activité d’une société ? 

« Un déficit pas comme les autres »

« Le ministre n’a pas fait de menace. La menace concerne l’accord de libre-échange. Arrêter l’ALE impliquerait de facto que les produits turcs soient imposés à la douane, et ça, c’est une vraie menace », assure une source proche de Moulay Hafid Elalamy. Mais pourquoi attaquer cette enseigne turque en particulier ?

Le royaume se retrouve perdant même face à des pays arabes nettement moins compétitifs que l’Europe ou les États-Unis

« Le Maroc d’abord, le Maroc toujours. Je tiens à préciser que je ne défends aucune partie, mais défendre son commerce, c’est bien, augmenter les droits de douane, c’est bien aussi. Mais la meilleure stratégie de défense est l’attaque », lui répondait, le 10 février, Driss Azami El Idriss, député et maire de la ville de Fès dont le parti (Parti de la justice et du développement, islamiste) est souvent taxé de connivence avec l’AKP d’Erdoğan. 

« Il y a un traitement sélectif sur la question des accords de libre-échange, il nous a donc fallu intervenir pour réclamer un rééquilibrage de tous les accords de libre-échange dans l’intérêt du Maroc et des commerçants marocains », a ajouté son collègue Mustapha Ibrahim, président du groupe parlementaire.

En pointant du doigt un « traitement sélectif », les détracteurs de la décision de Moulay Hafid Elalamy entendent mettre la lumière sur les autres déficits qui caractérisent la quasi-totalité des 56 accords de libre-échange signés par le royaume avec différents pays.

À leur tête, l’Europe avec plus de sept milliards d’euros de déficit par an. Même chose avec les États-Unis, avec lesquels l’accord de libre-échange donne lieu à un déficit de presque deux milliards d’euros. 

La situation est telle que le royaume se retrouve perdant même face à des pays arabes nettement moins compétitifs que l’Europe ou les États-Unis. En 2017, par exemple, le déficit commercial avec l’Égypte et la Tunisie s’élevait respectivement à 310 millions d’euros et 110 millions d’euros.

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Moulay Hafid Elalamy, ministre marocain du Commerce et de l’Industrie (AFP)

« Ce qui nous importe, c’est qu’il y ait une relation équilibrée, qu’il y ait de l’investissement, de l’échange, des transferts. Nous avons un déficit avec l’Europe, oui, mais nous avons des travailleurs marocains installés en Europe qui envoient des devises au Maroc, des investissements importants, une amélioration de la balance commerciale au fil des années… On voit le bout du tunnel. Si nous sommes dans une relation unilatérale, c’est un problème. Et si certains Marocains ne sont pas d’accord, ce n’est pas un problème, nous faisons notre job », répond à MEE une source autorisée au cabinet du ministre.

« Nous avons dit à la Turquie : ‘’Voilà ce que vous nous vendez, voilà ce que nous vous vendons, voilà un déficit de deux milliards de dollars. Cerise sur le gâteau, la Turquie reconnaît que nous avons raison ! Paradoxalement, il y a des Marocains qui disent que ce n’est pas normal. On ne comprend pas cette réaction », poursuit notre source qui préfère garder l’anonymat, le ministère du Commerce n’ayant pas réagi officiellement à la polémique.

L’alibi de l’accord de libre-échange

Mais pour Bilal Talidi, politologue et ancien éditorialiste d’Attajdid, journal du Mouvement unicité et réforme (MUR), aujourd’hui fermé, matrice idéologique du PJD, ce coup de colère cache d’autres raisons. 

« Le ministre a parlé la Turquie dans un contexte incompréhensible. D’abord, parce que le problème des ALE doit être posé avec tous les pays, pas seulement la Turquie. Ensuite, lorsqu’il a parlé de Bim en oubliant les autres enseignes, en particulier les grandes surfaces françaises implantées dans des quartiers occasionnant les mêmes dégâts. Pourquoi les Turcs et pas les Français ? », s’interroge-t-il.

« Le Maroc rend la monnaie de sa pièce à la Turquie, qui s’est alliée à l’Algérie dans l’épineux dossier libyen au détriment du royaume »

- Bilal Talidi, politologue

Selon ce membre du conseil national du PJD, le dossier libyen ne serait pas étranger à ces attaques. Marginalisé dans le ballet diplomatique autour de la Libye au profit du « frère ennemi », le royaume aurait ainsi brandi l’arme commerciale. 

« Le Maroc rend la monnaie de sa pièce à la Turquie, qui s’est alliée à l’Algérie dans l’épineux dossier libyen au détriment du royaume qui a été exclu de la conférence de Berlin », analyse-t-il. 

Un retour de l’Algérie qui n’aurait pas pu s’opérer sans le concours d’ Erdoğan. « C’est la Turquie qui, par son irruption fracassante et martiale sur la scène libyenne, a, en même temps, rebattu les cartes de la géopolitique régionale et pris l’initiative de la destination Algérie pour tenter de la rallier à l’alliance qu’elle tente de construire sous son leadership. C’est parce qu’elle est allée solliciter l’Algérie qu’il y a eu regain d’intérêt pour celle-ci par les autres acteurs », expliquait Ali Bensaad, professeur des Universités à l’Institut français de géopolitique, dans un article publié le 26 février sur MEE.

La Turquie, premier investisseur en Algérie

« La Turquie a des intérêts dans la région, en particulier en Libye, contre des projets français, américains et israéliens. C’est dans ce contexte qu’elle s’est entendue avec l’Algérie. Et c’est le Maroc qui s’est éclipsé en prônant la neutralité et la non-ingérence. Les choses ont évolué avec l’entrée de la Turquie, mettant le Maroc dans l’embarras. Le royaume ne pouvait pas dénoncer l’intervention turque sans rien dire sur l’intervention française », estime Bilal Talidi.

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L’Algérie est-elle au centre des tensions avec la Turquie ? Le département de Moulay Elalamy botte en touche : « Rien à voir avec l’Algérie, leur relation ne regarde pas le Maroc », prétend cette source autorisée au sein du ministère du Commerce.

Pourtant, le ministre a bien cité le voisin de l’est au Parlement le 10 février pour illustrer le manque d’investissements turcs dans le royaume. « Si on regarde les investissements turcs en Algérie, ils sont d’environ 5 milliards d'euros. Au Maroc, moins de 1 % », faisait-il remarquer.

La Turquie est en effet le premier investisseur en Algérie (hors hydrocarbures) avec quelque 1 000 entreprises employant 30 000 personnes. 

« La coopération algéro-turque repose sur des échanges commerciaux en plein essor, atteignant plus de trois milliards d’euros durant les onze premiers mois de 2019 », indiquait fin janvier un article sur le site du journal algérien Reporters. 

Or, la Turquie ne représente que 0,8 % des investissements étrangers au Maroc, loin derrière l’Europe (71 %) ou les États-Unis (6 %). Par ailleurs, Ankara a investi en Algérie dans plusieurs projets dans le textile et la sidérurgie, deux secteurs qui souffrent au Maroc depuis plusieurs années… de la concurrence turque.

Bilal Mousjid est un journaliste indépendant marocain. Après avoir travaillé à Médias 24 et à TelQuel, comme journaliste puis chef des actualités, il collabore aujourd’hui avec des journaux marocains et étrangers
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