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Le patronat marocain, avant tout au service du Palais

Le patron des patrons marocain a démissionné après avoir commenté la situation en Algérie et provoqué la colère des Affaires étrangères. Cet épisode met en lumière la relation poreuse entre le Palais et le patronat, considéré comme une arme diplomatique
Le président de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), Salaheddine Mezouar, a démissionné le 13 octobre après avoir tenu des propos sur la situation politique en Algérie, vivement critiqués par le gouvernement de son pays (AFP)
Par Amine Saadani à RABAT, Maroc

« La représentation patronale traverse une grave crise. » Dans une tribune publiée le 8 novembre dans le quotidien L’Économiste, Hammad Kassal, grande figure du patronat marocain, veut tirer la sonnette d’alarme.

La crise que traverse la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM) n’est plus un mystère tant le « syndicat » des patrons est en roue libre depuis un mois.

« Ce que j’observe en Algérie est porteur d’espoir »

- Salaheddine Mezouar

Tout commence le 13 octobre lorsque Salaheddine Mezouar, chef du patronat marocain, à la stupeur générale, démissionne de son poste. Dans un courrier adressé aux membres de la CGEM, il brandit, pour justifier sa décision, « des contraintes personnelles majeures ». Des raisons qui n’ont convaincu personne. Et pour cause : la démission est intervenue une dizaine de minutes après un communiqué du ministère des Affaires étrangères recadrant sévèrement Saleheddine Mezouar. 

La raison de la colère de la diplomatie marocaine ? Un commentaire du président de la CGEM sur la situation en Algérie, prise de position considérée comme un affront au département des Affaires étrangères, chasse gardée du Palais. 

https://www.youtube.com/watch?v=0Gu2Hf1c3xY&feature=emb_title

« Le Maghreb est en train de vivre des mutations structurelles porteuses d’espoir. Ce que j’observe en Algérie est porteur d’espoir. Contrairement à ce que beaucoup pensent, l’Algérie ne reviendra pas en arrière. Donc, le pouvoir militaire devra accepter de partager le pouvoir […]. La solution à la problématique algérienne, aujourd’hui, c’est d’amener le pouvoir à accepter la solution du partage du pouvoir. Mais il doit composer avec ceux contre lesquels il a mené une guerre interne pendant dix ans », estimait Mezouar lors d’une conférence, le 12 octobre à Marrakech.

Mal lui en a pris. « M. Salaheddine Mezouar, président de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), a cru devoir commenter la situation interne en Algérie lors d’une conférence internationale tenue à Marrakech. Le gouvernement de Sa Majesté le roi dénonce cette démarche irresponsable, maladroite et irréfléchie. La CGEM ne peut se substituer au gouvernement de Sa Majesté le roi dans la prise de positions sur les questions internationales, notamment le développement dans ce pays voisin. La position du Royaume du Maroc à ce sujet est claire et constante », s’est agacé le ministre des Affaires étrangères, Nasser Bourita, indiquant que le Maroc « a décidé de s’en tenir à une attitude de non-ingérence par rapport aux développements en Algérie ».

Écarté du pouvoir en 2017

Sauf que le président de la CGEM ne s’exprimait pas au nom du « gouvernement de Sa Majesté » mais en tant que représentant du patronat. Pourquoi un patron n’aurait-il pas le droit de commenter la situation algérienne, voire d’aller à contre-courant de la position officielle du gouvernement de son pays ? 

« Soyons honnêtes, la CGEM est loin d’être indépendante. C’est un instrument économique du Palais et Mezouar le sait très bien », commente à Middle East Eye, sous le sceau de l’anonymat, un fin connaisseur du « syndicat » des patrons.

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En effet, Salaheddine Mezouar le sait. Il a été, de 2013 à 2017, ministre des Affaires étrangères, département dit « de souveraineté », géré directement par le cabinet royal. Et il le sait d’autant plus qu’il n’a été élu, en mai 2018, à la tête de la CGEM que grâce à l’appui du Palais. 

Après avoir été éjecté, en 2016, du poste de président du Rassemblement national des indépendants (RNI) au profit d’Aziz Akhannouch, ministre et homme d’affaires réputé proche de Mohammed VI, l’homme a été écarté du gouvernement en 2017. 

Salaheddine Mezouar, ayant tour à tour tenu les ministères de l’Industrie, de l’Économie et des Affaires étrangères de 2004 à 2007, entame ainsi une traversée du désert pour la première fois de sa carrière sous Mohammed VI.

Début 2018, une aubaine se présente à lui : à l’issue de deux mandats à la présidence de la CGEM, la femme d’affaires Miriem Bensalah rend son tablier. L’ancien ministre se frotte les mains bien qu’il ne remplisse aucun critère pour présider aux destinées du patronat. 

Selon les statuts de la CGEM, pour se porter candidat, il est obligatoire de justifier de sa qualité de représentant légal « d’une entreprise membre à la CGEM et justifiant de trois années d’adhésion continues », exigence dont il ne pouvait se prévaloir, n’étant administrateur d’aucune société membre de la confédération. 

Autre handicap : « La CGEM étant essentiellement à vocation économique professionnelle, toute prise de position en faveur d’un parti politique est, sous peine de sanctions, rigoureusement interdite au sein de la CGEM et ne peut être faite en son nom », est-il écrit dans les statuts. Or, Mezouar était l’ancien patron du RNI, parti dont il était encore membre à son élection. 

« Il a raflé près de 75 % des voix face à un candidat qui, lui, remplissait tous les critères. Personne n’ignorait que le Palais était favorable à sa candidature »

- Un ancien soutien de Salaheddine Mezouar

Mais aucun de ces handicaps n’a résisté aux soutiens du haut commis de l’État. « Il a raflé près de 75 % des voix face à un candidat qui, lui, remplissait tous les critères. Personne n’ignorait que le Palais était favorable à sa candidature. Comme la Société nationale d’investissement [SNI, rebaptisée Al Mada, premier groupe privé au Maroc appartenant à Mohammed VI] a décidé de voter pour lui, la plupart des patrons l’ont suivi », témoigne à MEE un de ses soutiens de l’époque.

Élu président de la CGEM grâce au soutien discret du Palais en mai 2018, Salaheddine Mezouar en est congédié, en octobre 2019, sans ménagement. « Il n’a fait aucun commentaire depuis son départ. Pour lui, c’est la règle du jeu », commente la même source.

« Soyez dociles ou on vous ruine »

Que le Palais intervienne en catimini dans les affaires du patronat, tous les membres le reconnaissent. Mais que la diplomatie réprimande publiquement son président en le poussant à la démission, c’est une première. Le Palais reconnaît ainsi, à demi-mot, que la CGEM, loin d’être indépendante, est un instrument diplomatique. 

Indépendance et patronat ne vont pas de pair. Du moins depuis 2005, année où l’immixtion du Palais dans les affaires du patronat a franchi un cap sans précédent. 

L’ancien ministre des Travaux publics, Hassan Chami, alors président de la représentation patronale, l’a appris à ses dépens. Dans un entretien accordé, en 2005, à un journal local, l’homme d’affaires avait notamment vilipendé l’arrivisme de la bourgeoisie marocaine et l’ingérence du cercle royal dans les affaires du gouvernement, expliquant qu’il refuserait le poste de Premier ministre si l’on venait à le lui proposer. 

Miriem Bensalah Chaqroun, présidente de la Confédération générale des entreprises du Maroc de 2012 à 2018 (AFP)

La sentence ne s’est pas fait attendre : « Contraint, il a dû quitter son poste. Quelques mois plus tard, il a subi des redressements. Le message était clair à l’adresse des patrons : soyez dociles ou on vous ruine », raconte un proche d’Hassan Chami à MEE.

Et le message a été reçu par tous les patrons. Hassan Chami parti, Moulay Hafid Elalamy, patron de la holding Saham et actuel ministre de l’Industrie proche du Palais, a été élu haut la main, sans concurrent. 

« En plaçant des patrons qui lui sont fidèles, le Palais s’est assuré le contrôle de la CGEM en en faisant son instrument »

- Un chef d’entreprise proche de Hassan Chami

Trois ans plus tard, c’est Mohamed Horani, en se présentant au nom d’une filiale de l’ONA (Omnium nord-africain), le groupe de Mohammed VI devenu Al Mada en 2018. 

De 2012 à 2018, c’est Miriem Bensalah-Chaqroun, célèbre femme d’affaires issue d’une famille proche de la famille royale, qui reprendra le flambeau. « En plaçant des patrons qui lui sont fidèles, le Palais s’est assuré le contrôle de la CGEM en en faisant son instrument », relève le patron proche d’Hassan Chami.

Lien ambigu

Considéré aujourd’hui comme le dernier chef indépendant du patronat, l’ancien ministre des Travaux publics sous Hassan II déclarait lui-même, l’année dernière, dans un entretien : « Quand on prend une responsabilité, il faut l’assumer. Autrement, cela ne sert à rien. À l’époque, j’ai parlé de gouvernance, de gouvernement sans pouvoir, de groupes de pressions économiques qui ont la sympathie du pouvoir. J’ai parlé d’une réalité. Les gens n’ont pas accepté. Bon, j’ai subi quelques foudres mais ce n’était pas mortel. »

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Neutre et indépendante sur le papier, la CGEM est en réalité très liée au Palais. Les délégations de patrons qui accompagnent Mohammed VI dans tous ses voyages officiels, notamment en Afrique, en sont la preuve. 

En mars 2013, la journaliste d’investigation marocaine Selma Mhaoud revenait dans son livre, Les Champions nationaux, l’équation du développement au Maroc, sur ce lien ambigu. « Il semble clair que les champions engagés dans la stratégie africaine du royaume font partie d’un processus qui combine le politique avec le business. Ainsi, l’État semble utiliser les champions nationaux pour remplir les objectifs diplomatiques et stratégiques du royaume, tout en pavant la voie aux champions pour avoir accès à des revenus extérieurs à leur marché domestique », peut-on lire.

Selma Mhaoud ajoute : « La présence d’hommes d’affaires qui ont des postes au gouvernement en même temps que des intérêts privés, ainsi que les mouvements de responsables transitant entre les secteurs public et privé indiquent que les frontières entre eux sont poreuses. »

Dans le même chapitre, la journaliste note que la plus grande partie des grandes firmes aujourd’hui faisant partie de la stratégie africaine du Royaume ne sont pas indépendantes de l’État. Cela ne prouve pas que le capitalisme marocain soit entièrement inféodé au pouvoir politique. Il n’en demeure pas moins que le grand capital opère dans un environnement où l’influence de l’État est omniprésente.

Deux clans se livrent déjà bataille dans l’ombre : celui de l’ancienne présidente, Miriem Bensalah-Chaqroun, et celui de Moulay Hafid Elalamy

Dans une interview donnée au magazine TelQuel en mai 2018, Hassan Chami pointait justement du doigt cette relation « win-win » (gagnant-gagnant) entre ces « champions nationaux » et le Palais, au mépris de la transparence. 

« On a fait le choix d’une politique de création ex nihilo d’un certain nombre groupes économiques qui accompagnent l’expansion politique à travers l’Afrique. Ce n’est pas une mauvaise idée mais il ne faut pas en abuser. Il faut contrôler quand même ces gens-là, pour que ce ne soit pas fait au détriment du consommateur marocain ou de l’entrepreneur marocain », déplorait-il.

La situation n’est pas près de changer. Chapeautée depuis fin octobre par un président par intérim, la confédération devra élire un nouveau chef en janvier prochain. Entre-temps, deux clans se livrent déjà bataille dans l’ombre : celui de l’ancienne présidente, Miriem Bensalah-Chaqroun, et celui de Moulay Hafid Elalamy, ancien patron des patrons et actuel ministre de l’Industrie, usant chacun de son influence pour placer son candidat.

Une point commun les réunit : ils sont proches du Palais. 

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