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Le projet du Rojava peut-il survivre à la pression d’Assad et à l’assaut turc ?

De hauts responsables au sein de l’administration pro-kurde du nord-est de la Syrie promettent de « continuer à gérer les choses comme avant » malgré l’accord avec Damas
Une Kurde syrienne brandit le drapeau du Parti de l’union démocratique (PYD) pendant une manifestation contre les menaces turques dans le gouvernorat syrien de Hassaké (AFP)

Depuis leur toute première apparition sur la scène politique au début de la guerre civile syrienne, le Parti de l’union démocratique (PYD) et ses branches armées – les Unités de protection du peuple (YPG) et les Unités de protection de la femme (YPJ) – ont toujours affirmé être plus que de simples défenseurs des Kurdes syriens.

Après avoir pris le contrôle de vastes pans du nord de la Syrie suite au retrait des forces de Bachar al-Assad en 2012, ils ont annoncé leur intention de mettre en œuvre une politique de confédéralisme démocratique.

Cette politique est une forme de démocratie décentralisée associée au féminisme, à la laïcité et à l’écosocialisme, basée sur la philosophie du dirigeant kurde d’origine turque Abdullah Öcalan, l’un des fondateurs du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).

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Le PYD et ses branches armées ont affirmé que les idées d’Öcalan et leur mise en œuvre sur le terrain pourraient être un modèle pour la région, un modèle qui transcenderait les divisions basées sur le sexe, l’origine ethnique et la religion. 

Dimanche, un rude coup a été porté à cette vision. Face à la perspective d’une offensive de la Turquie sur la précaire administration autonome qu’il avait établi dans le nord-est, le PYD a signé avec Damas un accord prévoyant le déploiement de forces gouvernementales syriennes dans les zones contrôlées par le groupe.

Berivan Xalid, la coprésidente du conseil exécutif de l’Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie, déclare à Middle East Eye qu’il n’y a pas eu de discussion sur la façon dont le nouvel accord affecterait la gouvernance du nord de la Syrie.

« Nos objectifs et ceux du régime sont la protection des frontières de la Syrie contre l’invasion turque et de la Syrie en général – la discussion n’a porté que sur les affaires militaires », affirme-t-elle.

« En tant qu’administration autonome, nous continuerons à gérer les choses comme avant, même sous les bombardements. Et nous verrons si dans les prochains jours, d’autres négociations auront lieu. »

Gains significatifs pour Assad

Cependant, d’autres estiment que l’avenir s’assombrit pour le Rojava – le nom kurde pour la région, qui signifie « ouest », en l’occurrence la partie occidentale du Kurdistan – maintenant qu’il est coincé entre une Turquie hostile et un gouvernement syrien désireux de reprendre toutes les terres perdues depuis 2011.

« Dans l’ensemble, [l’accord avec les Kurdes] a donné à Damas plus de terres en un jour que le régime a réussi à reprendre en plusieurs années de combats »

- Danny Makki, analyste

L’analyste syrien Danny Makki explique que le nouvel accord rendra à Damas des portions significatives du nord de la Syrie, y compris « des sources d’énergie, des aéroports militaires, des bâtiments administratifs et des zones frontalières ».

« En plus des villes de Kobané et de Manbij, Assad recevra également de grandes parties de Raqqa et sera autorisé à utiliser librement le territoire des FDS jusqu’à ce qu’un accord global soit conclu », indique-t-il à MEE.

« Dans l’ensemble, [l’accord] a donné à Damas plus de terres en un jour que le régime a réussi à reprendre en plusieurs années de combats. »

Un nouveau genre de politique ?

Le PKK, fondé en 1978 par des Kurdes en Turquie, adhérait à l’origine à une idéologie marxiste-léniniste radicale, favorable à l’Union soviétique et à Cuba.

L’objectif était un Kurdistan socialiste indépendant taillé, initialement, dans les régions à majorité kurde du sud-est de la Turquie.

Cependant, après la capture d’Öcalan en 1999, l’idéologie a commencé à évoluer.

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Écrivant depuis sa prison, Öcalan disait s’inspirer des travaux de Murray Bookchin, un anarchiste américain et écrivain socialiste libertaire qui est décédé en 2006 et qui prônait la nécessité d’une transition vers une société post-capitaliste basée sur la démocratie locale et l’écologie.

L’effondrement du pouvoir du gouvernement central en Syrie depuis le début de la guerre a fourni l’occasion d’appliquer ces idées sur le terrain, affirment les partisans de l’administration du Rojava.

Janet Biehl, écrivaine et militante qui était la compagne de Bookchin au moment de sa mort, a indiqué s’être rendue au Rojava à plusieurs reprises et avoir été témoin de la mise en pratique des nouvelles structures.

« L’idée originale était que les décisions seraient prises par la base et que le pouvoir serait ascendant. C’est ainsi que Bookchin l’a conçue, c’était censé être une démocratie ascendante », explique-t-elle à Middle East Eye.

Biehl précise que chaque commune – comprenant généralement un village ou un nombre fixe de ménages de la ville – dispose d’un certain nombre de comités se concentrant sur la paix, la sécurité, l’éducation, l’économie, la culture et l’art, les femmes, la santé, les infrastructures, les affaires sociales et la diplomatie.

Avec cela comme base, le reste de la structure démocratique se compose d’assemblées de quartier, d’assemblées municipales, d’assemblées cantonales et du conseil exécutif au sommet de la structure.

« J’habite dans le Vermont [États-Unis] et j’avais l’habitude d’aller à des réunions municipales avec Bookchin, des assemblées de citoyens, et il ne nous serait jamais venu à l’idée – à moi comme à lui – que je visiterais un jour l’équivalent d’une réunion municipale dans le Vermont dans la vallée de l’Euphrate », déclare Janet Biehl.

Abdullah Öcalan (à gauche) et Murray Bookchin (AFP/Wikimedia)
Abdullah Öcalan (à gauche) et Murray Bookchin (AFP/Wikimedia)

Depuis 2014, plus de 11 000 combattants associés au PYD – dont des membres des Forces démocratiques syriennes (FDS), une coalition arabo-kurde soutenue par les États-Unis – sont morts en combattant l’État islamique (EI) en Syrie.

Leur bataille contre le groupe tant redouté, impliquant des hommes et des femmes provenant d’une multitude d’horizons religieux et ethniques différents combattant côte à côte, les a rendus très populaires dans le monde entier, même alors que la sympathie du public pour les groupes d’oppositions syriens a semblé s’amenuiser à mesure que certains d’entre eux étaient de plus en plus perçus comme fondamentalistes et sectaires.

Les relations moins conflictuelles du PYD avec le gouvernement syrien ont longtemps été un point de critique de la part de l’opposition syrienne, qui a déjà accusé le PYD de collusion pure et simple avec l’administration Assad.

« C’est un peuple assiégé. Ils sont en guerre. Ils ne peuvent pas tout gérer au-delà de chaque commune. Il y a un leadership militaire »

- Janet Biehl, écrivaine 

En outre, malgré le plaidoyer public en faveur d’une démocratie localisée, certains groupes – y compris des groupes kurdes – ont affirmé que le PYD contrôlait le Rojava tel un État à parti unique et forçait les habitants à la conscription.

« Les YPG s’emparent des maisons des civils s’ils en ont besoin », déclarait Abdullah Kedo, membre du Conseil national kurde (un groupe proche de l’opposition syrienne), au journal turc Hürriyet l’année dernière.

« Ils pillent les bureaux des partis politiques kurdes qui s’opposent à ces actes et interdisent ces partis. Ils recrutent également de force de jeunes hommes et les emmènent dans les zones de combat à Raqqa. »

Bien que le PYD ait nié ces accusations et souligné la participation d’autres partis politiques dans les organes démocratiques de l’administration autonome, le recours à la conscription a longtemps été controversé – en particulier compte tenu du risque élevé de décès parmi les combattants.

« C’est un peuple assiégé. Ils sont en guerre. Ils ne peuvent pas tout gérer au-delà de chaque commune. Il y a un leadership militaire », commente Janet Biehl.

« Mais les gens comprennent d’après les écrits d’Öcalan que toute cette structure est faite pour émanciper les gens et même si, au sein de l’administration autonome, ils ont des postes de pouvoir, ils prêtent une attention soutenue aux souhaits des gens d’en bas. »

La fin du Rojava ?

Pendant des décennies, les groupes kurdes ont compté sur des puissances extérieures pour les soutenir dans leur lutte pour l’autonomie et l’indépendance. Cependant, ces puissances finissent habituellement par perdre tout intérêt pour eux une fois que leurs propres objectifs à court terme sont atteints.

Le présumé feu vert donné le 7 octobre par le président américain Donald Trump à la Turquie pour le lancement de l’opération Source de paix a fait à cette date des dizaines de morts parmi les civils, principalement du côté kurde, et déplacé au moins 160 000 personnes.

« En tant qu’administration autonome, nous continuerons à gérer les choses comme avant – même sous les bombardements »

- Berivan Xalid, conseil exécutif de l’Administration autonome

Sous cette pression, l’administration autonome n’avait plus beaucoup d’options – même si cela signifiait de « s’assimiler au gouvernement de Damas », déclare Danny Makki à MEE.

Selon lui, un accord de partage du pouvoir convient en fait mieux à Damas pour le moment, car il n’est actuellement pas dans l’intérêt du gouvernement Assad de presser les choses dans le nord de la Syrie dans la mesure où il n’a pas la capacité de gouverner de vastes pans de territoire dans l’immédiat.

Cependant, « seul le temps nous dira s’ils tiennent parole », affirme-t-il.

« Malheureusement pour le PYD, il n’aurait jamais été en mesure de survivre [sur le long terme] sans négocier un accord si un autre acteur était sorti victorieux du conflit syrien », estime l’analyste. 

« À un moment, il aurait pu s’agir de l’opposition, mais après l’intervention russe en 2015, il est devenu évident que le gouvernement gagnerait et que les Kurdes seraient contraints de conclure une sorte d’accord s’ils étaient abandonnés par les États-Unis. »

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Bien que mardi, il a été rapporté que les FDS avaient réussi à repousser les forces turques dans la ville de Ras al-Aïn, les perspectives pour le Rojava – attaqué par la Turquie, abandonné par les États-Unis et dépendant désormais d’Assad – semblent sombres.

Berivan Xalid, la coprésidente du conseil exécutif de l’Administration autonome, est toutefois persuadée que les gains du Rojava perdureront – même face à des obstacles apparemment insurmontables.

« Après tous les sacrifices et les réalisations de l’administration autonome, et après la création de ces institutions, et après 11 000 martyrs, nous administrons cinq millions de personnes dans le nord et l’est de la Syrie », souligne-t-elle.

« Alors, bien entendu, après neuf ans de réalisations, en tant qu’administration autonome, nous allons maintenir nos réalisations et le sang de nos martyrs – parce que nous avons réalisé tout cela à travers eux. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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