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Les raisons du soutien militaire turc à la Libye

L’intervention d’Ankara est risquée dans un contexte d’intérêts contradictoires, mais la Turquie a désespérément besoin d’alliés arabes
Des combattants fidèles au Gouvernement d’union nationale (GNA) ouvrent le feu au sud de Tripoli le 13 juin (AFP)

Déclarant à l’unanimité qu’il n’y a pas de solution militaire à la crise en Libye, le Conseil de sécurité de l’ONU a récemment renouvelé pour une autre année l’embargo sur les armes qui touche le pays.

À la suite de cette décision, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a déclaré à des journalistes : « Nous avons un accord de coopération militaire avec la Libye. Nous les fournissons s’ils présentent une demande et s’ils paient en conséquence. Ils avaient vraiment un problème en ce qui concerne leurs besoins en matière de défense. »

La déclaration d’Erdoğan semble s’opposer à l’embargo imposé par le Conseil de sécurité depuis le début des violences en Libye en 2011. Quels sont les intérêts de la Turquie dans ce pays et pourquoi Ankara prendrait-il le risque de lui fournir des armes ?

Relations commerciales

La Turquie entretenait d’importantes relations commerciales avec la Libye au temps de l’ancien dirigeant Mouammar Kadhafi, sans que cela n’ait causé de problèmes politiques majeurs. En 2010, Erdoğan a même reçu le Prix international Kadhafi des droits de l’homme.

Toutefois, suivant la vague initiée par le Printemps arabe, le président turc a commencé à se démarquer de l’autocrate libyen après le soulèvement de 2011.

Erdoğan a d’abord adopté un ton conciliant à l’égard de Kadhafi, menant une diplomatie privée pour l’exhorter à prêter attention aux demandes du peuple libyen. Il a ensuite changé de rhétorique, lui demandant ouvertement de se retirer pour le bien de son pays.

L’implication de la Turquie aliène davantage certains pays arabes, principalement l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte

La priorité de la Turquie au cours de cette période était la protection des 20 000 ressortissants turcs résidant en Libye ainsi que des milliards de dollars en investissements et paiements dus pour des projets achevés.

Ankara a dit chercher à mettre fin à la guerre civile et à permettre une transition politique pacifique en vue de créer un environnement favorable à long terme pour l’expansion de ses relations commerciales et le renforcement de son influence géopolitique dans la région.

L’opposition initiale de la Turquie à une intervention de l’OTAN en Libye sans plan détaillé était un autre exemple de cette politique. Les objections d’Ankara étaient motivées par l’inquiétude de voir une telle intervention entraîner une instabilité prolongée en Libye et donner à certains acteurs étatiques étrangers un plus grand poids dans le pays aux dépens d’Ankara.

Influences rivales

La Turquie s’oppose au général Khalifa Haftar, chef de l’Armée nationale libyenne (ANL), pour des raisons similaires. Haftar est un chef de guerre qui mène une lutte illégale contre le Gouvernement d’union nationale (GNA) libyen et ses actions ont généré de l’insécurité dans le pays, détruit des infrastructures, retardé des investissements potentiels et donné davantage d’influence aux pays rivaux de la Turquie, notamment l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.

Pour Recep Tayyip Erdoğan, le Gouvernement d’union nationale et son premier ministre, Fayez al-Sarraj, représentent le gouvernement légitime de la Libye, soutenu par l’ONU. Ankara a signé des accords de sécurité et de défense avec le gouvernement de Sarraj, et ce dernier a souligné leur importance lors d’une récente conversation téléphonique avec le président turc.  

Des combattants libyens alliés au Gouvernement d’union nationale sont photographiés dans la région d’al-Sawani le 1er juin (AFP)
Des combattants libyens alliés au Gouvernement d’union nationale sont photographiés dans la région d’al-Sawani le 1er juin (AFP)

Les dirigeants turcs ne considèrent pas que les livraisons d’armes de leur pays à la Libye soient problématiques, dans la mesure où elles interviennent dans le cadre d’un accord avec le gouvernement soutenu par l’ONU.

L’appropriation par la Turquie du processus politique mené par l’ONU en Libye laisse entrevoir une éventuelle présence militaire turque dans ce pays

Bien que susceptible d’outrepasser les limites de la communauté internationale, la Turquie pense que cela en vaut la peine car cela aide son industrie de la défense en expansion à pénétrer le marché libyen, en plus de contrebalancer les capacités de Haftar en matière d’armement et de placer la puissance militaire turque au premier plan dans une région stratégique.

Les bases militaires de la Turquie au Qatar et en Somalie, tout comme ses activités au Soudan, reflètent le virage militaire pris par Ankara en matière de politique étrangère. Ce tournant est également visible dans les opérations militaires de la Turquie en Syrie et, dans une moindre mesure, en Irak. L’appropriation par la Turquie du processus politique mené par l’ONU en Libye laisse entrevoir une éventuelle présence militaire turque dans ce pays.

Un pari risqué

Un tel engagement serait important compte tenu des enjeux. Fin juin, la Turquie a menacé Khalifa Haftar et l’ANL d’une action militaire pour avoir pris en otage des marins turcs. Les forces du général ont pris cette menace au sérieux et libéré rapidement les Turcs.

La Turquie coordonne sa politique libyenne avec le Qatar, son seul allié arabe proche à l’heure actuelle. Le désir d’Ankara de protéger un dirigeant pro-turc en Libye vise d’ailleurs également à élargir le nombre de ses alliés arabes.

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Toutefois, son implication dans le pays aliène davantage certains pays arabes, principalement l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte. Le général Haftar a profité de cette fracture pour obtenir davantage de soutien de la part des rivaux de la Turquie.

La situation libyenne est particulièrement complexe sur le plan international : l’administration américaine apparaît proche de Khalifa Haftar, la Russie le soutient, la France joue sur les deux tableaux, tandis que l’Italie s’oppose fermement au général.

En ce sens, l’intervention d’Ankara en Libye est risquée dans un contexte où prévalent des intérêts contradictoires. Les décideurs politiques turcs estiment cependant que le jeu en vaut la chandelle afin de renforcer le niveau de coopération entre la Turquie et la Libye, y compris dans les domaines de la défense et de la sécurité.

La Turquie restera probablement sur le théâtre libyen tant qu’elle continuera à y jouer un rôle.

- Bulent Aras est chercheur principal et coordinateur du volet Résolution des conflits et médiation à l’Istanbul Policy Center (Université Sabancı, Turquie). Il est également professeur invité à l’Institut polytechnique Rensselaer (États-Unis).

Traduit de l’anglais (original).

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