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Au Liban, une opération mains propres loin de faire l’unanimité

Sous la pression de la rue et l’impulsion du gouvernement, des magistrats libanais s’attaquent, depuis près de trois mois, à des dossiers de corruption. Mais ces démarches ne plaisent pas à tout le monde
Parallèlement à l’action de la justice, le gouvernement s’est employé, ces dernières semaines, à renforcer son arsenal législatif et juridique de lutte contre la corruption (AFP)
Par Paul Khalifeh à BEYROUTH, Liban

La lutte contre la corruption tentaculaire qui gangrène la classe politique et l’administration publique au Liban est l’une des principales revendications du mouvement de contestation qui secoue le pays depuis le 17 octobre dernier.

Le Liban occupait le 137e rang sur 180 au classement 2019 de l’indice de perception de la corruption, publié dans le rapport annuel de Transparency International (TI).

Dans une série de recommandations rendues publiques le 24 octobre, la branche libanaise de l’ONG préconise « la lutte contre la corruption dans le secteur public […] », « la levée du secret bancaire des responsables officiels et des hauts fonctionnaires », ainsi que de « l’immunité des anciens ministres, députés et hauts fonctionnaires, ou ceux en exercice », et le renforcement de l’indépendance de la magistrature.

Le Premier ministre Hassan Diab semble avoir entendu le message de la rue, porté également par la communauté internationale. Dix jours après la formation de son gouvernement, le 21 janvier, il reçoit les chefs des différents organes de contrôle de l’État devant lesquels il insiste sur la priorité donnée à la lutte contre la corruption.   

La déclaration ministérielle met aussi l’accent sur « l’indépendance de la justice », « la lutte contre la corruption » et « la récupération des fonds publics pillés ».

La rue veut en finir avec la corruption

Couverts par le pouvoir exécutif et par le mouvement de contestation populaire qui exige que les responsables du pillage des caisses de l’État soient traduits en justice, des juges d’instruction et des procureurs commencent à ouvrir des dossiers que l’on croyait inaccessibles ou clos à jamais.

Début février, un juge d’instruction du Mont-Liban, Nadim Nachef, émet ainsi un mandat d’arrêt à l’encontre de l’ex PDG du Casino du Liban, Hamid Kreidi, pour abus de confiance, détournement de fonds et fraude.

Il sera traduit devant un juge pénal début mai par la procureure du Mont-Liban, Ghada Aoun, une des juges les plus en vue dans la lutte contre la corruption. Le suspect, qui se trouve en Suisse, a rejeté les accusations portées contre lui, les qualifiant de « calomnies ».

Le 6 mars, la juge des référés à Beyrouth, Hala Naja, émet une interdiction de quitter le territoire à l’encontre du directeur du port de Beyrouth, Hassan Koreitem, au lendemain de la levée de son immunité de la part de son ministre de tutelle pour qu’il puisse être poursuivi en justice.

Ce haut fonctionnaire est soupçonné de dilapidation des fonds publics et de négligence professionnelle. Le port de Beyrouth est considéré comme l’un des hauts lieux de la corruption avec un manque à gagner pour l’État estimé à 800 millions de dollars par an, voire le double ou plus selon certaines sources.

Un jeune libanais participe à une manifestation contre une élite politique accusée de corruption et d’incompétence, dans le centre-ville de Beyrouth, le 17 janvier 2020 (AFP)
Un jeune libanais participe à une manifestation contre une élite politique accusée de corruption et d’incompétence, dans le centre-ville de Beyrouth, le 17 janvier 2020 (AFP)

Quelques semaines plus tard, le procureur général, Ghassan Oueidat, s’attaque à l’un des dossiers les plus épineux : l’occupation et l’exploitation illégales par des propriétaires privés des biens-fonds maritimes publics sur lesquels ils ont construit des centres balnéaires ou des restaurants pendant et après la guerre civile (1975-1990).

Le plus haut magistrat de la justice debout ordonne l’évacuation de ces lieux et la confiscation des biens qui s’y trouvent. Les biens-fonds maritimes illégaux représentent un manque à gagner de plusieurs dizaines de millions de dollars pour l’État.

Des ministres entendus par les juges, des fonctionnaires arrêtés

Mais de tous les dossiers, celui qui a le plus défrayé la chronique est l’affaire dite du « fuel défectueux ». Il s’agit de carburant non conforme aux normes, destiné à être livré aux centrales électriques par la société algérienne Sonatrach, dans le cadre d’un contrat signé avec l’État libanais en 2005.

Le ministre de l’Énergie actuel et ses prédécesseurs ainsi que plusieurs hauts fonctionnaires et autres commis de l’État ou employés sont entendus par les juges. La procureure Ghada Aoun défère devant la justice une douzaine de personnes dont des directeurs généraux accusés d’avoir touché des pots-de-vin.

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Les premiers éléments de l’enquête montrent que cette fraude, qui consiste à délivrer de faux certificats attestant que le fuel importé répond aux normes requises par le cahier des charges, dure depuis de nombreuses années et aurait coûté à l’État des dizaines de millions de dollars.

Dans le sillage de cette affaire, le procureur financier Ali Ibrahim engage des poursuites contre dix compagnies d’hydrocarbures, pour « détournement de fonds publics et enrichissement illicite ».

Le 21 mai, et dans une décision inédite, un juge ordonne la saisie préventive des biens d’un député dans le cadre d’un procès intenté contre lui par l’État pour « atteinte au prestige de la justice ».

Des terrains, des actions et des véhicules appartenant à Hadi Hobeiche, membre du bloc parlementaire de l’ancien Premier ministre Saad Hariri, sont saisis pour couvrir les frais de dédommagement réclamés par la procureure Ghada Aoun, encore elle, que l’élu avait injurié devant les caméras. Hadi Hobeiche tentait d’intervenir auprès de la juge qui avait ordonné l’arrestation dans une affaire de corruption de l’une de ses proches, Hoda Salloum, directrice du département du trafic routier.

L’exécutif renforce et réactive son arsenal juridique et législatif

Parallèlement à l’action de la justice, le gouvernement s’est employé, ces dernières semaines, à renforcer son arsenal législatif et juridique de lutte contre la corruption.   

Le Conseil des ministres a adopté, le 24 avril, huit mesures visant à poursuivre en justice les personnes coupables de corruption et d’évasion fiscale et à récupérer les fonds détournés ou transférés à l’étranger.      

Le ministère des Finances a ainsi été chargé de mener des enquêtes fiscales visant toutes les « personnes physiques ou morales » qui ont conclu des contrats ou étaient liées par des engagements avec les institutions étatiques. Tous les contrats passés avec l’État depuis la fin de la guerre civile, en 1990, seront décortiqués, la priorité étant donnée à ceux qui ont été conclus ces cinq dernières années. 

Le gouvernement a aussi décidé d’examiner toutes les déclarations de patrimoine des ministres et des députés, anciens ou en exercice, pour vérifier si elles correspondent bien à la réalité.

Des personnes traversent le hall principal du palais de justice à Beyrouth en décembre 2002 (AFP)
Hall principal du palais de justice de Beyrouth en décembre 2002 (AFP)

Le Liban souhaite enfin activer les mécanismes d’échanges internationaux de données fiscales pour demander aux pays tiers des informations sur des comptes bancaires ouverts à l’étranger par des « personnes physiques et morales » ayant déclaré leur résidence fiscale au Liban.

Le but de cette mesure est d’identifier les personnes ou les sociétés qui ont procédé à des transferts de fonds vers l’étranger, surtout depuis l’éclatement de la crise économique et financière, qui se traduit, depuis l’automne dernier, par une pénurie de dollars.

Hassan Diab avait révélé, dans une de ses récentes interventions, que 5,7 milliards de dollars avaient été ainsi sortis du Liban depuis le début de cette année.

Les mesures du gouvernement « ne devraient pas inquiéter les personnes ayant déposé leur labeur dans les banques à l’étranger, mais devraient toucher les personnes ayant dissimulé un butin mal acquis dans ce qu’ils croyaient être des paradis fiscaux où ils seraient intouchables », déclare à Middle East Eye le président de l’Ordre des avocats de Beyrouth, Melhem Khalaf.

« Également, tout détournement de fonds à l’intérieur du pays devrait être soumis à la levée du secret bancaire par le parquet. »

Selon le bâtonnier, « avec l’arsenal juridique actuel et les tribunaux existants, le Liban est doté de tous les outils légaux, juridiques et juridictionnels qui lui permettent de mener à bien une action de lutte contre la corruption et le détournement de l’argent public ».

Paul Morcos, fondateur du Cabinet Justicia, évoque pour sa part une « inflation » de textes législatifs. « Notre arsenal juridique doit être mis à jour et il faut une volonté de tous les partis pour aller de l’avant [dans la lutte contre la corruption] », déclare le juriste à Middle East Eye.

Les politiciens se déchaînent contre la justice

Or, cette volonté n’existe pas. C’est, en tout cas, ce que laisse penser le tollé en réaction aux actions combinées de la justice et du pouvoir exécutif qui ont des allures d’opération mains propres mais qui ne font pas l’unanimité.

Dans un Liban régit par le système du confessionnalisme politique, toute personne occupant une fonction publique, fut-elle coupable des pires exactions, est protégée par le représentant de sa communauté ou par la figure politique qui l’a fait nommer

​​​​​​Pour assurer le succès de ces démarches, Melhem Khalaf préconise la « levée de la mainmise politique [pour garantir] une tranquillité aux juges en dehors de toute pression médiatique, politique, corporatiste ou amicale ».

Toutefois, la réalité est tout autre. Dans un Liban régit par le système du confessionnalisme politique, toute personne occupant une fonction publique, fut-elle coupable des pires exactions, est protégée par le représentant de sa communauté ou par la figure politique qui l’a fait nommer.

« La justice ne peut être que la pierre angulaire de l’État de droit que l’on doit défendre en toutes circonstances et en tous temps », soutient Melhem Khalaf. Mais les réactions suscitées par les récentes actions judiciaires montrent que le chemin à parcourir avant d’atteindre cet objectif est encore long.  

Commentant la saisie des biens du membre de son bloc parlementaire Hadi Hobeiche, Saad Hariri a écrit sur twitter, le 22 mai, que « ce différend entre un avocat et une juge n’[était] pas le premier, ni le dernier ».

« Mais où est la justice s’agissant de ceux qui ont agressé, menacé et tué des responsables politiques, journalistes, soldats, fonctionnaires et même des magistrats ? », a ajouté l’ancien Premier ministre, jetant ainsi le discrédit sur cette démarche judicaire.

L’ancien député Sleiman Frangié est allé plus loin pour prendre la défense de l’un des suspects dans l’affaire du pétrole défectueux, qu’il qualifie de « dossier éminemment politique ».

« Sarkis Hleiss [directeur général des installations pétrolières] est un ami et je suis convaincu de son innocence parce qu’il est honnête », a martelé le leader maronite du Nord-Liban. 

« M. Hleiss se rendra à la justice, l’authentique justice, celle qui prouvera son innocence, et non celle de Gebran Bassil », a-t-il ajouté en allusion à son rival politique, le chef du Courant patriotique libre et gendre du président Michel Aoun. « Nous sommes convaincus que la justice est politisée », a accusé Frangié.

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Le Hezbollah n’est pas en reste. Le député Hassan Fadlallah, responsable du dossier de la lutte contre la corruption, a reproché à la justice de ne pas en faire assez. « Le système judiciaire reste subordonné aux autorités politiques, il n’est donc pas indépendant », a-t-il dit. « Aussi, certains juges sont liés à des personnes corrompues. »

Cependant, les critiques les plus violentes sont venues de la bouche du chef de l’Église maronite, qui a dénoncé « certains juges [qui] émettent leurs jugements sur la base de motivations politiques ou revanchardes, sans aucun souci pour la dignité des personnes ».

« Accusations et arrestations sans même entendre l’accusé ? Ou encore fabrication de dossiers et des mandats d’arrêts ? Notre système démocratique s’est-il transformé en un système policier et dictatorial ? », s’est interrogé le patriarche Béchara Raï lors d’une homélie dominicale, le 17 mai.

Une justice à deux vitesses ?

« Ouvrir certains dossiers de corruption d’une manière sélective ne peut qu’aboutir à une justice à deux vitesses », déclare Maître Khalaf, qui met l’accent sur la nécessité d’« assurer à l’appareil judiciaire une sérénité qui lui permettra de faire son travail en toute indépendance, impartialité et tranquillité ».

« Ainsi, l’appareil judiciaire sera seul maître de l’appréciation des poursuites à entreprendre ou pas. Poursuivre les personnes coupables de détournements de fonds publics ne doit pas se transformer en une opération de règlement de comptes de laquelle l’appareil judiciaire sera uniquement l’outil », souligne le bâtonnier.

« Il est inacceptable d’instrumentaliser l’appareil judiciaire à des fins politiques, que ce soit pour un règlement de comptes ou même pour l’instauration d’un État policier. Une pareille instrumentalisation conduirait alors à une déviation de la justice de son but le plus noble. Je refuse de croire à une pareille dérive mais je reste néanmoins vigilant », confie-t-il.

Paul Morcos rejette toute « accusation politique » formulée contre la justice. Selon lui, « les politiciens ne doivent pas exprimer un avis ou une appréciation sur le fonctionnement de la justice. Il ne leur revient pas de le faire ».

« Poursuivre les personnes coupables de détournements de fonds publics ne doit pas se transformer en une opération de règlement de comptes de laquelle l’appareil judiciaire sera uniquement l’outil »

- Melhem Khalaf, président de l’Ordre des avocats de Beyrouth

Il rejoint en cela la ministre de la Justice, qu’il qualifie de « juriste très distinguée ». Dans un tweet émis le 24 mai, Marie-Claude Najem a exhorté les politiciens à « laisser la justice faire son travail », les invitant à mener leurs combats « sur d’autres scènes ».

« Critiquer la justice et ses décisions est normal et naturel », a-t-elle écrit. « Mais lui porter atteinte et boycotter son travail, surtout dans les affaires liées à la corruption, est un crime contre la patrie et le peuple. »

En dépit des charges virulentes d’une partie de la classe politique, le patron du barreau de Beyrouth « ne [peut] pas dire que les procédures judiciaires engagées aient montré une dérive au vrai sens du terme », même s’il lui est arrivé « parfois de déplorer certains excès inacceptables au niveau des procédures policières ».

« La lutte contre la corruption doit être obligatoirement soumise à la bonne application des règles juridiques, le respect des lois et des règles de procédures, et ne point accepter d’asservir le droit et son application à un ‘’appel au sang’’ réclamé par une voix populaire qui gémit et plie sous le fardeau d’une situation financière, économique et sociale insoutenable », souligne Melhem Khalaf.

Paul Morcos ne place aucun espoir dans le pouvoir politique, qui n’a selon lui « aucun intérêt à accorder son indépendance à la justice ». 

« La magistrature doit se doter elle-même d’une certaine autonomie », préconise-t-il.

Il propose l’élaboration par le Conseil suprême de la magistrature d’un code éthique et déontologique fixant des pratiques que les juges seraient appelés à respecter, comme par exemple un engagement de la part des membres de cette instance judiciaire suprême à ne jamais occuper un poste politique en fin de carrière.

Une mesure louable certes. Mais sera-t-elle suffisante pour soustraire la justice au clientélisme politique institué à tous les niveaux de l’État par le système confessionnel comme mode de gouvernance depuis des décennies ?

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