Libye : les espoirs de reconstruction se heurtent à la réalité
Des dirigeants d’entreprises ont commencé à élaborer des plans pour se répartir la responsabilité de la reconstruction de la Libye, une tâche monumentale qui devrait coûter environ 500 milliards de dollars.
Malgré un cessez-le-feu fragile et de récentes flambées de violence, un forum économique inaugural organisé par l’Association italo-libyenne pour le développement des entreprises s’est tenu à Tunis début juin. Des centaines de dirigeants d’entreprise italiens, tunisiens et libyens se sont réunis pour discuter des plans de reconstruction de la nation nord-africaine déchirée par la guerre.
La Libye abrite les plus grandes réserves pétrolières connues d’Afrique et, compte tenu de sa population relativement faible de sept millions d’habitants, son PIB par habitant est l’un des plus élevés du continent.
C’est pourquoi des entreprises étrangères de nombreux pays, notamment égyptiennes, turques, tunisiennes, françaises et allemandes, se pressent pour obtenir les contrats gouvernementaux tant recherchés pour reconstruire le pays.
Avec les élections qui se profilent à l’horizon – promises pour le 24 décembre –, les représentants qui ont participé au forum ont souligné l’urgence de remettre l’économie libyenne en marche, rappelant que le gouvernement d’union nationale du Premier ministre intérimaire Abdel Hamid Dbeibah, reconnu par la communauté internationale, ne dispose actuellement que d’un mandat limité qui lui permet de gouverner jusqu’à la fin de l’année.
Abdel Hamid Dbeibah a déclaré vouloir allouer 4,9 milliards de dollars du budget du gouvernement à des projets et au développement.
Avenir radieux
Certains représentants des quelque 90 entreprises présentes au forum interrogés par Middle East Eye se sont montrés optimistes et pleins d’espoir quant au potentiel économique de la Libye et lui prédisent un avenir radieux.
« Je pense que pour le peuple libyen, c’est vraiment le moment, en matière de développement et de démocratie », estime Karim Berrached, PDG d’Artec, une agence tunisienne d’architecture et de design qui compte trois décennies d’expérience dans la construction d’hôpitaux, d’hôtels et de bâtiments institutionnels en Afrique du Nord.
« Le nouveau gouvernement va accélérer les efforts de développement et il y a beaucoup de choses à faire. Et pas seulement au niveau de reconstruction physique : il y a aussi la nécessité de déployer de nombreux projets de développement pour l’avenir de la Libye qui ne sont pas en place actuellement. »
Karim Berrached connaît bien le risque que présente le fait d’investir en Libye. Artec a déjà opéré en Libye entre 2003 et 2006, mais la société a été contrainte d’interrompre ses activités en raison des « incertitudes » liées à l’administration de Mouammar Kadhafi.
« Le système était un peu défaillant », a déclaré Karim Berrached. Cependant, l’architecte regrette aujourd’hui d’avoir quitté la Libye.
« Il ne faut pas voir la Libye comme un champ de bataille ou un pays en ruine. Je vois la Libye comme un pays avec un immense potentiel de développement », a-t-il expliqué.
Hatem Mabrouk, fondateur de l’agence de consultants BOT Energy spécialisée dans le pétrole et le gaz, a également fait part de son optimisme quant au potentiel des futurs partenariats économiques tuniso-libyens.
« C’est un marché gagnant-gagnant », a-t-il affirmé à MEE. « Car lorsque nous travaillons là-bas, nous transférons nos compétences et notre savoir-faire […] Libyens et Tunisiens parlent la même langue, nous pouvons les comprendre, nous avons la même culture, donc nous ferons des affaires équitables avec eux. »
« J’ai fait mes preuves. Alors que les Libyens se tiraient dessus, nous avons continué de travailler et cela a porté ses fruits »
– Hatem Mabrouk, fondateur de BOT Energy
BOT Energy opère en Libye depuis 2016, malgré la persistance des bouleversements et des menaces sécuritaires.
Hatem Mabrouk affirme que l’entreprise a pris un gros risque, mais que celui-ci s’est finalement avéré payant. « J’ai fait mes preuves. Alors que les Libyens se tiraient dessus, nous avons continué de travailler et cela a porté ses fruits. »
Il existe bien entendu une tension entre la reconnaissance par certaines entreprises de l’instabilité permanente en Libye et leur empressement à lancer ou reprendre leurs opérations dans ce pays riche en pétrole.
La nuit qui a précédé le début du forum d’investisseurs, le 6 juin, une voiture piégée a explosé à un poste de contrôle dans le sud de la Libye, faisant deux morts et cinq blessés parmi les forces de sécurité libyennes.
L’avant-veille, le 4 juin, Mansour Atti, chef d’une branche du Croissant-Rouge à Ajdabiya, dans le nord de la Libye, aurait été enlevé par des hommes armés et n’est pas réapparu depuis.
Un proche de Mansour Atti, qui a souhaité être cité anonymement pour des raisons de sécurité, a confirmé à MEE que Mansour Atti avait été enlevé par des hommes masqués « opposés aux élections, opposés à la réconciliation et à la reconstruction de la Libye ». Il a fustigé l’absence totale de sécurité dans le pays, qui a selon lui permis l’enlèvement.
Encourager le secteur privé
Certains Libyens qui ont profité d’une décennie de chaos et de l’économie de guerre ne veulent pas voir la Libye se stabiliser. Dans certaines régions, des milices armées et des mercenaires étrangers ont le dessus.
Dans un communiqué commun publié avec trois autres ONG établies en Libye à la veille des pourparlers de paix qui se sont tenus fin juin à Berlin, Dax Roque, directeur du Conseil norvégien pour les réfugiés en Libye, a écrit : « La stabilité de la Libye ne viendra pas simplement en organisant des élections ou en retirant les combattants étrangers […] Une véritable stabilité ne peut être atteinte qu’en reconstruisant la vie des Libyens ordinaires et des nombreux migrants et réfugiés du pays. »
« Les discussions au sommet seront vaines si elles ne portent pas sur les ravages infligés à la vie des gens et aux infrastructures dont ils dépendent au quotidien », a-t-il ajouté.
Toutefois, la reconstruction de la Libye ne dépend pas uniquement du succès du processus politique actuel et de la tenue d’élections équitables.
Lors d’un entretien accordé à MEE à Tunis, le magnat libyen Husni Bey a déclaré que certaines réformes devaient être mises en œuvre pour encourager le secteur privé avant que la Libye ne puisse espérer une véritable reconstruction économique.
En 2018, le secteur privé libyen a généré 8,3 milliards de dollars selon les estimations, soit seulement 17,3 % du PIB libyen.
Sous le régime de Mouammar Kadhafi, la Libye a connu des réformes économiques et sociales radicales dans l’esprit de son Livre vert.
En 1978, de nombreuses entreprises (dont les compagnies pétrolières) ont été nationalisées, des subventions sur certains produits ont été introduites et des « supermarchés populaires » à bas prix ont été créés, tandis qu’une loi stricte interdisant la possession de plus d’une propriété privée a été adoptée.
Jusqu’au milieu des années 2000, la mainmise de l’État et le manque de concurrence ont considérablement freiné la croissance du secteur privé et découragé les investissements étrangers.
Peu de choses ont changé depuis l’époque antérieure au conflit en Libye. Selon Husni Bey, même si Kadhafi n’est plus là, de nombreuses personnalités issues de son administration qui conservent la même mentalité et les mêmes attitudes sur le plan économique occupent toujours des postes d’influence.
Parmi les principaux obstacles qui empêchent le développement du secteur privé libyen, Husni Bey a déclaré que le registre des logements devait être débloqué, ce qui permettrait de faire fructifier des milliards de dollars dans le marché immobilier.
« Je n’ai pas peur que les Libyens fassent la guerre avant les élections, mais j’ai peur qu’ils la fassent après »
– Ahmed Sanussi, journaliste
Husni Bey estime également que le marché boursier libyen doit redevenir opérationnel et que la banque centrale libyenne doit devenir un organe gouvernemental réglementé.
« Je sais que le potentiel de la Libye est important. Les fondamentaux sont là, mais il y a un décalage : la gestion de ces possibilités a toujours été un problème et le gouvernement doit mettre en œuvre des réformes », a-t-il indiqué.
« En tant qu’homme d’affaires, je me fiche que le prochain président soit élu ou non. Je veux être honnête. J’aimerais qu’il y ait des élections, car cela nous éviterait une nouvelle guerre. Mais si nous avons une bonne gouvernance, peu importe qu’ils soient élus ou non. »
Le journaliste financier libyen Ahmed Sanussi considère que ces forums économiques et ces discussions autour de la reconstruction de la Libye sont prématurés.
« Chaque pays souhaite obtenir des avantages différents de la Libye, mais nous ne pouvons rien faire en Libye tant que nous, en Libye, n’aurons pas décidé si nous voulons poursuivre notre guerre ou non », a indiqué Ahmed Sanussi à l’occasion d’une interview accordée à MEE dans son studio de télévision à Tunis.
« Ce n’est qu’après notre décision que nous pourrons négocier des accords avec l’Italie ou la Tunisie, car nous saurons alors ce que nous voulons de chaque pays. »
Alors que la Libye a toujours une pente raide à surmonter pour ce qui est des incertitudes politiques et sociales, Ahmed Sanussi n’est pas optimiste quant à la réussite du processus de paix.
« Je pense qu’il y aura une nouvelle guerre, à 100 %, car les raisons de la guerre du passé existent toujours aujourd’hui. Je n’ai pas peur que les Libyens fassent la guerre avant les élections, mais j’ai peur qu’ils la fassent après. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].