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La surprise électorale en Libye est une mauvaise nouvelle pour les puissances qui font de l’ingérence

En rejetant les candidats soutenus par l’Égypte, la France et la Turquie, les délégués libyens ont résolument récusé la politique du passé
Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi (au centre), le commandant libyen Khalifa Haftar (à droite) et le président de l’Assemblée libyenne Aguila Saleh, au Caire, en juin (AFP)
Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi (au centre), le commandant libyen Khalifa Haftar (à droite) et le président de l’Assemblée libyenne Aguila Saleh, au Caire, en juin (AFP)

Une chose étrange s’est produite vendredi près de Genève, une ville que l’on pourrait associer, de nos jours, au progrès au Moyen-Orient.

Les candidats privilégiés par la communauté internationale pour former un gouvernement par intérim en Libye n’ont pas réussi à obtenir les voix des délégués dans les négociations soutenues par l’ONU. 

Au contraire, un groupe de dirigeants relativement moins bien connus qui, selon certains, plus proches du terrain en Libye, ont été élus pour former un gouvernement et préparer des élections à la fin de l’année.

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Toutes les listes de candidats présentées à l’élection lors du forum sous l’égide de l’ONU transcendaient la division entre l’est, l’ouest et le sud. Mais là n’est pas le sujet. 

Tout le monde s’attendait à ce que le président de l’Assemblée basée à l’est, Aguila Saleh, devienne le dirigeant du conseil présidentiel. Ce ne fut pas le cas.

Saleh avait de lourds antécédents à faire oublier avant de pouvoir se présenter comme l’homme qui dirigerait la Libye vers la paix et l’unité.

Il a soutenu le commandant de l’est, Khalifa Haftar, dans sa tentative ratée de prendre d’assaut Tripoli.

Il voulait que la capitale de la Libye soit déplacée de Tripoli à Syrte, au centre du pays, où les forces de Haftar sont désormais soutenues par les mercenaires russes

Saleh était l’homme de l’Égypte, et a été un personnage central dans le projet d’installer un clone de Sissi à la présidence libyenne. Lorsqu’il a perdu le scrutin en Suisse, Le Caire en a tout d’abord été irrité

Et Saleh est l’homme qui a réuni les leaders tribaux libyens pour écouter le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi menacer d’envahir la Libye.

Saleh a exhorté l’Égypte à intervenir si les forces militaires alliées au Gouvernement d’union nationale (GNA) attaquaient Syrte, la ville où les troupes diminuées de Haftar ont battu en retraite en juin lorsque son offensive sur Tripoli s’est écroulée.

Saleh était l’homme de l’Égypte, et a été un personnage central dans le projet d’installer un clone de Sissi à la présidence libyenne. Lorsqu’il a perdu le scrutin en Suisse, Le Caire en a tout d’abord été irrité.

Mostafa Bakry, présentateur de la télévision égyptienne qui fait généralement écho aux pensées de Sissi lui-même, a tweeté que l’accord soutenu par l’ONU serait renversé par la force.

Les Frères musulmans ont couvert leurs arrières

« Les résultats des élections illusoires et illégitimes visant à choisir le président et les membres du conseil présidentiel en Libye, pour le moins que l’on puisse dire à ce propos, c’est qu’il s’agit d’une conspiration contre le peuple libyen », a écrit Bakry.

« Ils ont rétabli les Frères musulmans. Cependant, ils ont oublié que l’armée libyenne pose problème dans cette équation et qu’elle n’autorisera jamais cette absurdité, dans laquelle ils ont attiré Aguila Saleh avant de se retourner contre lui pour saper l’armée et ses dirigeants. »

En fait, les Frères musulmans ont couvert leurs arrières. Le parti de la confrérie a soutenu la liste de Saleh, tandis que son mouvement soutenait les vainqueurs. 

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Après quelques instants de réflexion, Le Caire a changé d’avis. Sissi a félicité les candidats vainqueurs en téléphonant à un autre présentateur télé en passant en direct.

Sissi a perdu confiance en Haftar depuis que ses forces ont été repoussées de Tripoli par l’intervention de l’armée turque. Les renseignements égyptiens ont même mené des discussions secrètes avec leurs homologues turcs concernant une issue sans le seigneur de guerre. 

Saleh était compris dans cet accord, avec un ministre de l’Intérieur de Tripoli soutenu par la Turquie, Fathi Bashagha, qui semblait également avoir la bénédiction de la France.

Après leur défaite, les perdants du vote, notamment Saleh, ont tous prononcé des déclarations publiques en soutien au nouveau conseil présidentiel.

Les vainqueurs inattendus de ce concours sont tous restés en arrière-plan lors des événements tumultueux qui les ont amenés au pouvoir temporairement.

Le nouveau Premier ministre, Abdul Hamid Dbeibah, se présente comme un homme d’affaires et un technocrate. Il est issu d’une famille riche de Misrata, élevé dans le secteur de la construction sous l’ère Kadhafi.

Son cousin Ali Dbeibah était un confident du dictateur libyen et dirigeait l’Organisation pour le développement des centres administratifs. 

Au début de la révolution, il fut l’un des principaux pourvoyeurs de fonds des forces révolutionnaires. En 2017, il faisait partie de la délégation de Misrata qui a visité Moscou et Grozny.

Abdul Hamid Mohammed Dbeibah prononce un discours en visioconférence pendant une réunion du Forum du dialogue politique libyen (AFP)
Abdul Hamid Mohammed Dbeibah prononce un discours en visioconférence pendant une réunion du Forum du dialogue politique libyen (AFP)

Étant donné que chaque camp en Libye est divisé, sa candidature était un compromis entre deux autres candidats de Misrata, Bashagha et Ahmed Amaitiq.

La liste victorieuse est dirigée par Mohamed al-Manfi, originaire de Tobrouk. Il s’est opposé à la bataille de Benghazi et à l’invasion de Tripoli et a toujours été un fervent détracteur de Haftar. 

Le GNA l’a désigné ambassadeur en Grèce. Il a ensuite été expulsé par Athènes après avoir soutenu l’accord maritime entre la Turquie et la Libye.

Ses deux adjoints n’ont pas grand-chose à voir avec la politique. 

L’un d’eux, Musa al-Koni, est le frère du romancier acclamé par la critique internationale : Ibrahim al-Koni. Les Koni sont populaires dans le sud.

Pourquoi eux et pas les favoris aguerris ?

Il apparaît que Saleh n’a pas été en mesure de réécrire sa propre histoire. Les délégués libyens ont été attirés par la moins controversée des deux listes qui a atteint le second tour de vote, et tout s’est joué avec les ennemis que Saleh s’est fait à Tobrouk.

Ses anciens alliés à l’est ont également été contrariés par son projet de déplacer la capitale à un endroit où elle serait entre les mains de Haftar.

L’élection de vendredi a été accueillie par un soupir de soulagement à l’ONU, et l’envoyée par intérim qui a arrangé les choses, Stephanie Williams, l’a qualifiée de moment historique.

Mauvais perdants

Dès que les résultats ont été connus, tous se sont précipités vers leurs téléphones. Le président turc Recep Tayyip Erdoğan fut le premier à appeler le Premier ministre par intérim et le chef du conseil présidentiel. 

Mais les perdants de cet accord n’ont pas tardé à essayer de retourner leur veste. 

Le président français Emmanuel Macron a parlé à Manfi et Dbeibah, le premier a également été félicité par le gouvernement grec qui l’avait expulsé en tant qu’ambassadeur. C’est pour dire à quel point les choses changent.

Cependant, la lutte pour le pouvoir en Libye n’est sûrement pas terminée.

L’Égypte se détache peut-être de Haftar, mais ce n’est pas le cas de son principal autre sponsor, les Émirats arabes unis (EAU). Ce n’est pas le cas non plus du président russe Vladimir Poutine, dont les mercenaires défendent Syrte et la base aérienne d’al-Djoufrah.

Les perdants de cet accord – les EAU, la Russie et la France – ont jusqu’à présent montré peu de considérations pour les dirigeants élus démocratiquement avec une légitimité populaire en Afrique du Nord, et ne semblent pas renoncer à leurs plans en Libye.

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Haftar, qui en avril s’était déclaré dirigeant de Libye avec un « mandat populaire », est désormais extérieur à tout processus politique, sans parler d’un processus reconnu par la communauté internationale, tel que celui-ci.

Si le processus politique s’enlise une fois de plus, Haftar pourrait toujours miser sur la force militaire pour imposer sa volonté, ou du moins entraver des élections nationales.

Dbeibah a désormais trois semaines pour présenter son gouvernement à l’approbation du Parlement.

Cela ne va pas de soi, et dans sa première interview avec l’agence de presse Turquie Anadolu, le Premier ministre par intérim n’était pas d’humeur conciliante à propos de cette partie du Parlement qui est toujours à Tobrouk.

« Le choix revient au peuple libyen et le peuple a accueilli ce gouvernement. Je pense que [le Parlement] fait partie du peuple et je ne pense pas qu’ils opteront pour une quelconque autre option », a-t-il répondu.

Samedi, le gouvernement de l’est d’Abdallah al-Thani – qui est allié à Haftar – a conditionné le transfert du pouvoir à la nouvelle autorité de transition à l’approbation du Parlement.

De nombreux parlementaires qui étaient partis pour Tobrouk sont retournés à Tripoli en partie pour protester contre le fait que Saleh se soit servi d’eux comme tremplin pour son propre agenda. Et ils n’ont pas plus aimé que Tripoli l’idée de déplacer la capitale à Syrte.

Il y a donc une chance que le Parlement, qui est largement représentatif, permettra maintenant au Premier ministre par intérim de former un gouvernement.

Il y a donc une chance que le Parlement, qui est largement représentatif, permettra maintenant au Premier ministre par intérim de former un gouvernement

Cependant s’il n’approuve pas la nouvelle administration, la décision revient aux 75 délégués qui ont voté pour cette liste vendredi.

D’une façon ou d’une autre, le gouvernement de transition verra très vraisemblablement le jour.

Il est néanmoins temporaire. Aucun des élus de vendredi ne peut participer en tant que candidat aux élections nationales qui doivent avoir lieu à la fin de l’année. Saleh et tous les autres peuvent poursuivre la lutte.

Mais en ce qui concerne la tentative de mettre fin à la guerre civile en Libye, il s’agit d’une bonne nouvelle, même si elle doit encore être très nuancée.

Combattre la force par la force

Dernière réflexion : cela ne serait jamais arrivé si Haftar avait pris Tripoli par la force. Ses forces se sont approchées à sept kilomètres du centre-ville.

On aurait alors eu un Sissi libyen, salué par la communauté internationale (en particulier la France et la Russie) comme étant le dirigeant légitime de la Libye. Les recettes pétrolières et les contrats d’armes auraient rempli les caisses de leurs entreprises.

La seule chose qui l’a arrêté, en dehors de la résistance des milices libyennes, ce sont les drones turcs. La force a été combattue par la force.

Cela contredit l’idée reçue des islamistes politiques et des révolutionnaires libéraux laïcs (la violence ne peut être contrecarrée que par des manifestations pacifiques et le compromis) selon laquelle que vous jouez le jeu des autocrates en les combattant physiquement.

Vous avez raison sur le plan moral. Mais avoir la supériorité morale n’aurait pas sauvé Tripoli des griffes de Haftar.

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Les crimes de guerre, qu’a documenté Middle East Eye à Tarhounah et sur lesquels enquête la Cour pénale internationale, auraient été sans aucun doute répétés à une plus grande échelle à Tripoli, si cette dernière était tombée. 

Lors de la révolution américaine, les forces soutenues par la France furent cruciales pour obtenir l’indépendance des colons britanniques. Entre des mains rationnelles, elle s’est avérée décisive pour renverser les dictateurs et leurs protecteurs coloniaux. 

Si le processus politique en Libye est un succès, une Libye stable aurait un impact considérable sur ses voisins, la Tunisie et l’Égypte, qui dépendent tous deux de ce pays pour dynamiser leur économie.

L’Égypte, la Libye et la Tunisie ont intérêt à résoudre cette querelle. Espérons que cela l’emportera.

David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian. Au cours de ses 29 ans de carrière, il a couvert l’attentat à la bombe de Brighton, la grève des mineurs, la réaction loyaliste à la suite de l’accord anglo-irlandais en Irlande du Nord, les premiers conflits survenus lors de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie en Slovénie et en Croatie, la fin de l’Union soviétique, la Tchétchénie et les guerres qui ont émaillé son actualité. Il a suivi le déclin moral et physique de Boris Eltsine et les conditions qui ont permis l’ascension de Poutine. Après l’Irlande, il a été nommé correspondant européen pour la rubrique Europe de The Guardian, avant de rejoindre le bureau de Moscou en 1992 et d’en prendre la direction en 1994. Il a quitté la Russie en 1997 pour rejoindre le bureau Étranger, avant de devenir rédacteur en chef de la rubrique Europe puis rédacteur en chef adjoint de la rubrique Étranger. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

David Hearst is co-founder and editor-in-chief of Middle East Eye. He is a commentator and speaker on the region and analyst on Saudi Arabia. He was the Guardian's foreign leader writer, and was correspondent in Russia, Europe, and Belfast. He joined the Guardian from The Scotsman, where he was education correspondent.
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