La Libye, un terrible paradis artificiel pour les trafiquants de drogue
Depuis neuf longues années, la Libye est plongée dans une guerre civile qui ne dit pas son nom, renvoyant ainsi aux calendes grecques la transition politique si nécessaire à la stabilité du pays.
L’une des conséquences de cette instabilité politique est que la criminalité et les trafics en tous genres ont depuis gangréné la société libyenne. Et dans cette nasse criminelle, le trafic et la consommation de drogue, et en particulier de drogues de synthèse, est en train de prendre des proportions alarmantes.
Armes légères, essence subventionnée, voitures d’occasion provenant d’Europe et destinées aux marchés subsahariens, produits électroniques, alcool, médicaments, drogues, immigration clandestine : en quelques années, la Libye est devenue un vaste marché à ciel ouvert où toutes sortes de produits – et même de personnes – vendus illégalement sont disponibles, faisant ainsi le bonheur des groupes criminels et leurs complices.
Si sous l’ère Kadhafi, le trafic en tous genres existait déjà, ce marché lucratif était toutefois réservé à quelques happy few, parmi les proches et la garde rapprochée du leader libyen et plus précisément sa famille, sa communauté et son clan tribal. Une manière aussi pour lui de les coopter.
Dans un pays sous sanctions économiques et embargo international pendant de très nombreuses années, le marché noir et la contrebande étaient aussi une manière de satisfaire la population.
S’agissant de drogues, la Libye était principalement un pays de transit, le cannabis provenant du Maroc.
Mais depuis 2011, la déliquescence des institutions libyennes, l’absence d’État de droit, le renforcement policier en Afrique de l’Ouest ainsi que la présence de l’armée française au Mali ont eu pour répercussion directe de déplacer le flux du transport de drogues vers la Libye.
Le pays est par conséquent devenu, petit à petit, consommateur mais, plus encore, un marché où ont proliféré de nouveaux acteurs, nourrissant et faisant perdurer ainsi le conflit politico-économico-militaire.
De très nombreux Libyens n’ont pour unique moyen d’échapper aux stress, trauma, oisiveté et absence de perspectives économiques et professionnelles que la consommation de différentes drogues telles que le cannabis, l’héroïne, les drogues de synthèse et, pour les plus fortunés, la cocaïne.
Les milices et les groupes armés consomment eux aussi régulièrement des drogues, en particulier de synthèse comme le Tramadol, afin de diminuer les douleurs, ou bien comme stimulant, comme le Captagon. Faciles d’accès et prises en doses importantes, elles peuvent avoir un effet euphorisant parfois nécessaire lors des combats.
Le cannabis, qui provient principalement du Maroc, emprunte plusieurs routes : il est transporté à travers la Tunisie, le sud algérien, le nord du Niger ou bien encore directement par voie maritime à partir du royaume chérifien, pour être ensuite le plus souvent débarqué dans les ports d’al-Khoms, Zouara et Misrata, à l’ouest du pays, ou à Tobrouk, près de la frontière égyptienne.
Traduction : « À lire : ‘’Trafic et utilisation illicite de drogues en Libye : hauts et bas’’, un rapport récent publié par USIP [United States Institute of Peace] sur la relation entre l’instabilité politique et l’activité criminelle en Libye. »
Tobrouk représente un important entrepôt pour le stockage de cannabis et d’autres drogues. Du haschich afghan est aussi présent sur le marché libyen, transporté par voie maritime à partir de la Turquie.
Si la majeure partie du cannabis ne fait que transiter à travers la Libye pour être ensuite acheminé en Égypte à travers les routes du désert (pour ensuite être transporté soit en Europe, soit dans les pays du Golfe), de plus en plus de cannabis destiné au marché local est stocké dans le sud du pays.
Dans ce trafic transfrontalier, les tribus de Tobous et de Touaregs, qui maîtrisent parfaitement la géographie du vaste désert libyen, jouent un rôle primordial pour aider les trafiquants et les contrebandiers.
De plus, si les milices ne sont pas nécessairement impliquées directement dans ces transactions illégales, elles n’en bénéficient pas moins, offrant par exemple leur protection et complicité aux trafiquants, et n’oubliant pas de prélever leurs dîmes au passage.
L’immigration clandestine est aussi parfois étroitement liée au trafic de narcotiques. Parmi les migrants, nombreuses sont les mules provenant d’Afrique de l’Ouest qui transportent de la drogue, souvent au péril de leur vie, principalement de la cocaïne, des méthamphétamines mais aussi de plus en plus d’héroïne, afin de financer leurs traversées.
La présence perceptible de nombreux Nigérians en Libye et les nombreuses saisies de drogues en parallèle d’arrestations de clandestins subsahariens indiquent en effet une étroite corrélation entre le trafic de drogue et l’immigration clandestine.
Les drogues de synthèse : un marché en expansion
La cocaïne, elle, arrive d’Amérique du Sud, transitant par l’Afrique de l’Ouest, principalement par route, à travers le Sahel.
Toutefois, la Libye demeure un pays de transit, le marché pour celle-ci étant encore trop petit en raison du prix trop élevé de la cocaïne pour les consommateurs libyens.
Quant à la consommation d’héroïne, si celle-ci est en augmentation tangible, elle demeure encore limitée en comparaison avec d’autres drogues.
Dans cette large famille de stupéfiants, c’est plutôt le trafic et la consommation croissants des drogues de synthèse telles que le Tramadol qui sont en train de prendre des proportions alarmantes au sein de la société libyenne.
Et si l’utilisation de Tramadol, Rivotril ou Captagon n’a pas encore pris les mêmes proportions que chez le voisin égyptien ou des pays sahéliens et d’Afrique de l’Ouest, il n’en demeure pas moins que le nombre croissant d’utilisateurs est source d’inquiétude pour la société libyenne et les autorités sanitaires du pays.
Les drogues de synthèse entrent en Libye principalement par les routes sahéliennes ou par voie maritime. Si une partie est destinée au marché égyptien, grand consommateur, une grosse quantité est dorénavant consommée par les Libyens dans un marché en pleine expansion. Le Tramadol est principalement importé de Chine, d’Inde ou d’Afrique de l’Ouest.
Les gains financiers sont énormes. Au Nigeria par exemple, un carton est acheté 300 euros pour être ensuite vendu 4 500 euros dans la ville libyenne de Sebha. Au détail, une tablette de dix comprimés coûte environ 16 euros, ce qui la rend accessible pour beaucoup.
Au Nigeria par exemple, un carton de drogues de synthèse est acheté 300 euros pour être ensuite vendu 4 500 euros à Sebha. Au détail, une tablette de dix comprimés coûte environ 16 euros
L’une des conséquences du conflit libyen qui perdure depuis bien trop longtemps maintenant est qu’afin de faire face à la violence et au trauma qu’ils subissent au quotidien, de nombreux Libyens, femmes, hommes et enfants confondus, ont recours aux drogues de synthèse et à l’automédication. Il n’est en effet pas rare aujourd’hui de voir des enfants de 10 ans consommer du Tramadol facilement disponible.
Comme dans les pays voisins, le rôle des pharmacies est également important dans le trafic de Tramadol et autres drogues médicamenteuses. En effet, alors que ces médicaments nécessitent une ordonnance, très souvent, de trop nombreux pharmaciens indélicats ferment les yeux et les vendent sans celle-ci.
Par ailleurs, la consommation de drogues telles que l’héroïne par les Libyens, qui ne prennent souvent aucune précaution sanitaire, augmente aussi le risque d’infection et de transmission de maladies telles que le VIH ou les hépatites.
Cette consommation grandissante de drogues en Libye a pour conséquence une addiction à laquelle les hôpitaux et autre rares infrastructures spécialisées de soins palliatifs ne sont pas en mesure de répondre, faute de moyens.
Par ailleurs, dans un pays où la consommation de produits illicites de cette envergure est somme toute nouvelle, ces consommateurs bousculent les normes culturelles ainsi que les structures sociales, engendrant à leur encontre une discrimination sociale ainsi qu’une violence inhabituelle de la part de leurs communautés.
Aussi, afin de combattre ou trouver une solution à cela, les autorités libyennes ont jusqu’à présent emprunté une approche sécuritaire, négligeant ainsi l’aspect médical et psychologique du problème.
Cette approche sécuritaire, alliée au manque de moyens des hôpitaux et des quelques centres de désintoxication disponibles, n’est pas sans conséquence pour les Libyens.
Du fait de l’absence de moyens adéquats et de réponse appropriée du gouvernement libyen à ce fléau sanitaire, des milices – parfois associées au ministère de l’Intérieur – d’obédience charia-compatible s’arrogent le droit de dicter les normes sociétales à suivre afin de pénaliser les trafiquants et consommateurs de drogues.
Les forces spéciales dissuasives (Special Deterrence Forces ou SDF) ont par exemple un centre correctionnel au cœur même de la base aérienne de Mitiga, à Tripoli, où les individus arrêtés en possession de drogue ou d’alcool sont détenus jusqu’à six mois pour consommation et plus encore pour trafic.
L’Albanie de la fin des années 1990
À l’image de l’Albanie de 1996-1997, la situation de guerre prévalant en Libye a favorisé l’émergence d’une économie parallèle contrôlée par des criminels mafieux, mettant ainsi en péril l’État libyen, ses institutions, son économie et sans doute plus encore, la société libyenne dans son ensemble.
La corruption qui gangrène les institutions libyennes et l’absence d’autorité gouvernementale, la division de facto du pays en deux autorités distinctes, ajoutées aux intérêts personnels des trafiquants, tribus, gangs armés et autres milices, ont pour conséquence directe d’augmenter la violence ainsi que d’accroître l’instabilité politico-économique dans le pays, compliquant de ce fait une donne sécuritaire déjà extrêmement complexe.
Dans cette nasse économico-criminelle, le trafic de drogues, et plus encore leur consommation, ont fait une entrée fracassante au sein de la société libyenne.
L’une des conséquences de cette terrible équation est qu’en quelques années seulement, de très nombreux Libyens se sont lentement engouffrés dans une spirale de consommation de drogues de manière régulière, devenant ainsi de plus en plus dépendants sans pouvoir obtenir une hypothétique aide médicale de la part des autorités sanitaires.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].