Ces Libyens qui aiment faire des start-up… pas la guerre
Avec sa faconde naturelle, c’est Fadwa Amer, 30 ans, originaire de Benghazi, qui suscite le premier fou rire général : « Je suis allée à Tripoli trois ou quatre fois il y a longtemps, avant les événements. J’aimais bien me moquer de leur accent. [À Benghazi, le parler se rapproche de l’égyptien, perçu comme plus rugueux]. Maintenant, grâce à Stream, j’ai des amis qui viennent de tout le pays : de l’ouest, du sud, des montagnes et je peux me moquer d’accents libyens encore plus nombreux. »
Pas en reste, Amjad Kharwatn, jeune montagnard de Gharyan âgé de 21 ans, embraie : « Nous, on adore ton accent. Il y a beaucoup de différences entre les mots, on y trouve des expressions nouvelles. C’est comme si on apprenait une nouvelle langue, un peu comme lorsqu’on parle avec Victoria ou Pierre [deux Français responsables du programme Stream]. »
« Vas-y doucement, pas à ce point quand même, ce n’est pas une langue étrangère ! », rétorque le Tripolitain Munib Azzuz, 31 ans, provoquant un autre fou rire parmi les présents.
« C’est amusant et motivant de découvrir ces différences entre nous », conclut Amjad Kharwatn, qui ne veut pas apparaître comme un partisan de la séparation du pays.
Personne ne souhaite apparaître comme tel, car ce n’est pas bon pour le business. Ce qui lie tous ces jeunes Libyens réunis par le programme d’incubation Stream, c’est la création de start-up.
Ainsi, Fadwa Amer veut créer une application mobile d’apprentissage de l’anglais pour aider les mères de famille à assister leurs enfants dans les devoirs. Amjad Kharwatn a créé, lui, un espace de travail partagé (coworking space) à Gharyan et souhaite l’étoffer. Munib Azzuz a pour projet de développer son site internet, Sinbad, qui offre des conseils aux voyageurs musulmans et les met en relation afin qu’ils partagent leurs expériences à l’étranger.
Ils sont en tout vingt jeunes entrepreneurs libyens à avoir été réunis à Tunis pour participer à une formation dispensée par le programme d’incubation Stream.
Leur formation est financée à hauteur de 2 millions d’euros par le gouvernement britannique et pilotée par Expertise France, dans l’objectif de développer le secteur économique privé en Libye.
Même si ces participants peuvent ne pas être considérés par certains comme « représentatifs » de la jeunesse de leur pays, parce qu’ils appartiennent à des milieux relativement aisés et ouverts, ce qu’ils font et disent est révélateur de ce à quoi ressemble la prochaine génération de Libyens qui aspire à prendre le pouvoir économique, social et peut-être aussi politique.
Ces chefs d’entreprise en herbe qui proposent leurs services et produits dans toute la Libye sont donc aux premières loges pour constater les ravages que provoque la division de facto du pays pour les affaires.
« C’est amusant et motivant de découvrir ces différences entre nous »
- Amjad Kharwatn, 21 ans
Mohamed Abuazzi, 30 ans, venu de Khoms, à l’ouest du pays, a lancé une page Facebook pour vendre des vêtements traditionnels libyens. Le gros de ses clients est composé de Libyens de la diaspora. Il est fier d’annoncer qu’il peut livrer partout ses costumes traditionnels, mais à des prix et délais de livraison très variables.
« Je fais appel à une société de logistique qui prend en compte les aléas du transport et me garantit la livraison en échange de frais plus ou moins importants », dit-il. Plutôt plus que moins.
Jusqu’ici réservée, Enas Alamin explique qu’elle aimerait bien, elle aussi, faire connaître ses créations en dehors des frontières de sa ville, Misrata, située à l’ouest de la Libye. À 21 ans, Enas désire se lancer dans l’événementiel : design graphique, décoration ou encore vente d’accessoires.
Mais le faire en dehors de Misrata, explique-t-elle, « n’est pas facile » parce que son projet vient à peine de démarrer : elle n’a pas les contacts, le savoir-faire pour démarcher et négocier avec des transporteurs. Pas encore : sa coque d’ordinateur arborant un fier « Just a GIRL BOSS building her empire » (« Juste une jeune patronne bâtissant son empire ») en dit long sur sa motivation à apprendre. Si la situation sécuritaire venait à le lui permettre...
Le maréchal Khalifa Haftar, l’homme fort de l’est libyen, a déménagé, à la fin du mois de juin, sa base arrière de Gharyan à Tarhouna, ville située à 170 km à l’ouest de Misrata. Cette dernière, connue comme un farouche fief anti-Haftar, craint son isolement par l’autoproclamée « Armée nationale arabe libyenne » du maréchal, qui tente de conquérir Tripoli.
La politique ? « On évite d’en parler »
La situation politico-militaire, justement, en parlent-ils ? Amjad Kharwatn prend-il à parti Fadwa Amer sur la stratégie de l’homme fort de l’est, le maréchal Haftar, qui a fait de sa ville une ligne de front pendant des semaines ? Munib Azzuz craint-il que la médina de Tripoli, si chère à son cœur, ne soit réduite en tas de gravats comme le centre-ville de Benghazi ?
« On évite d’en parler », jurent-ils en chœur. Pas par pudeur, plutôt par fatalisme. « Regardez-nous, on vient de toute la Libye et on s’entend comme des frères et sœurs. C’est la politique qui nous divise », regrette Salha al-Hashimi qui, malgré sa frêle silhouette, apparaît comme l’une des plus déterminées à réussir.
« Regardez-nous, on vient de toute la Libye et on s’entend comme des frères et sœurs. C’est la politique qui nous divise »
- Salha al-Hashimi, 24 ans
À 24 ans, Salha, qui vit à Benghazi (à l’est de la Libye), est membre de She Codes, une société qui forme des femmes à coder afin qu’elles puissent développer des applications mobiles ou se lancer dans des métiers liés au web.
« On n’a pas de contrôle sur la politique actuellement, donc on n’en parle pas, même si, pour moi, la politique est importante », renchérit Amjad Kharwatn.
Jusqu’alors spectateur plutôt qu’acteur dans les discussions, Mohamed Ameen, 29 ans, dont la peau noire affiche son origine du Fezzan (dans le sud de la Libye), profite de l’opportunité pour affirmer, avec fermeté, son credo : « L’important, c’est le business. Le reste compte moins. »
Originaire de Brak al-Shati, dans le sud de la Libye, Mohamed souhaite mettre en place une plateforme électronique réunissant les pharmacies et les fournisseurs en médicaments pour éviter de dépendre des ordres centralisés de Tripoli.
Son voisin de table, Mohamed Abuazzi, approuve avec conviction. Tant pis pour les amateurs de clichés qui auraient été enclins à voir en lui et sa longue barbe un prosélyte du fondamentalisme religieux plutôt que du libéralisme économique.
Et tant qu’à rabattre les cartes des lieux communs : Enas Alamin a aidé Fadwa Amer à réaliser le logo de sa future application. Si même Misrata se met à aider Benghazi...
Leurs parcours et leurs origines diffèrent mais les participants ont conscience qu’ils veulent un même modèle de développement : celui de l’entrepreneuriat, loin du système rentier de l’or noir cultivé par Mouammar Kadhafi et qui prévaut encore aujourd’hui en Libye.
En cas de réussite de sa solution web, Mohamed Ameen vise non seulement une aisance financière mais aussi un meilleur cadre de vie pour sa communauté. Les pharmacies de Brak al-Shati, connectées entre elles, seraient moins dépendantes de Tripoli. L’accès aux médicaments pour les habitants ne dépendrait donc plus de la fermeture des routes au gré des combats, des blocages intempestifs par les milices, etc.
Un espace de travail partagé peut paraître banal, mais Amjad Kharwatn en souligne rapidement la portée sociétale. « Même si dans un premier temps, hommes et femmes travaillent dans des étages différents », son projet vise à terme à permettre aux Libyennes et aux Libyens de cohabiter dans un même espace. Une gageure dans une ville traditionnelle comme Gharyan, nichée dans les monts Nefoussa.
En apprenant aux femmes à coder afin de créer leur propre société et être financièrement indépendantes, l’expérience SheCodes est, quant à elle, quasiment révolutionnaire en Cyrénaïque (la région orientale du pays).
« L’objectif de SheCodes, c’est de réduire le fossé entre les hommes et les femmes, de rendre ces dernières plus autonomes », le pitch de Salha al-Hashimi sonne comme un programme politique bien qu’elle s’en défende.
Le système D en guise de business plan
Même si certains projets comme SheCodes sont très avancés, ces jeunes entreprises en devenir sont loin d’être pérennes. « Apprendre à gérer un business de manière rationnelle », « trouver et convaincre des investisseurs », « accéder aux devises » : les attentes des élèves en formation sont basiques.
« Ça se sent qu’il n’existe pas d’environnement favorable aux start-up en Libye. Des concepts simples comme ‘’la proposition de valeurs’’ ou le ‘’coût d’acquisition clients’’ leur sont étrangers »
- Pierre Tachot, expert du programme Stream
« Ça se sent qu’il n’existe pas d’environnement favorable aux start-up en Libye. Des concepts simples comme ‘’la proposition de valeurs’’ ou le ‘’coût d’acquisition clients’’ leur sont étrangers. Même ceux qui disent avoir étudié le business à l’université [comme c’est le cas de Mohamed Abuazzi et Enas Alamin] n’en savent pas vraiment plus. J’ai l’impression qu’ils ont appris les théories de l’économie, la gestion des finances publiques, mais pas comment réaliser un business plan », explique l’expert accélérateur du programme Stream, Pierre Tachot.
Le formateur, qui avait travaillé jusque-là en Europe et à Hong Kong, a appris l’art de la débrouillardise libyenne. Les paiements électroniques étant interdits – le pays surveille avec attention les entrées et sorties de devises –, les businessmen 2.0 doivent passer par des connaissances installées à l’étranger pour faire transiter leurs opérations financières.
Sur cette question, Mohamed Abuazzi résume ainsi la situation : « Le client étranger doit faire un virement Western Union à un intermédiaire basé en Tunisie si l’on est basé à l’est du pays, ou en Égypte si l’on se trouve à l’ouest, les sociétés de transfert de monnaie étant fermées en Libye depuis plusieurs années.
« Ensuite, c’est à nous d’aller récupérer l’argent ou à un intermédiaire de venir nous le remettre en Libye. Cela fait beaucoup de frais entre la commission de Western Unions, celle de l’intermédiaire et le taux de change effectué au taux du marché noir en Libye. »
C’est la raison pour laquelle certains parmi les participants à ce programme ont profité de leur déplacement pour ouvrir un compte en banque en Tunisie – chose quasi impossible en temps normal. Ils ont d’ailleurs dû demander à Stream de leur fournir une lettre certifiant qu’ils suivaient cette formation. L’estampille de l’Union européenne leur a ainsi ouvert les portes des conseillers bancaires, pratiquement closes pour les Libyens ordinaires en temps normal.
Tous espèrent aussi que Stream leur permettra de trouver un partenaire solide pour éviter ces acrobaties financières et ces pertes de bénéfices.
Le tournant : 2014 plutôt que 2011
Six d’entre eux avaient moins de 20 ans ou à peine plus quand est survenue la révolution en 2011. Ils n’ont pas forcément ressenti les conséquences de l’effondrement de la Jamahiriya de Mouammar Kadhafi.
Par contre, en tant que jeunes adultes qui débutent dans la vie active, ils ont appris à faire face à la pénurie de liquidités qui touche le pays depuis 2014, quand la Libye s’est divisée en deux voire trois gouvernements et une multitude de factions armées plus ou moins affiliées aux pouvoirs politiques.
« La révolution y a contribué, mais c’est le problème de cash qui a mis en avant cette mentalité d’entreprenariat, de ne pas attendre l’argent de l’État sans rien faire. La situation ne nous a pas laissé le choix »
- Munib Azzuz, 31 ans
« La révolution y a contribué, mais c’est le problème de cash qui a mis en avant cette mentalité d’entreprenariat, de ne pas attendre l’argent de l’État sans rien faire [la majorité des Libyens sont enregistrés officiellement comme fonctionnaires]. La situation ne nous a pas laissé le choix. Il y avait des entrepreneurs avant 2011 mais personne n’osait le reconnaître publiquement. Aujourd’hui, beaucoup le disent », assure Munib Azzuz, qui du haut de ses 31 ans est celui, avec Fadwa Amer, qui a le plus de souvenirs de comment était la Libye avant.
La pente guerrière que semble prendre le pays leur permettra-t-elle d’aller au bout de leurs rêves ?
« À Benghazi, j’ai connu les bombardements. J’espère que Tripoli connaîtra bientôt des jours meilleurs, comme Benghazi maintenant », s’aventure à souhaiter Fadwa Amer, suscitant autour de la table l’évocation du nom du maréchal Khalifa Haftar. « Non, non, ce n’est pas que je veuille Haftar. Je veux juste voir des jours meilleurs », se défend-elle.
Pour éviter que l’évocation inopinée du maréchal ne provoque un malaise, la Benghaziote enchaîne, mi-sérieuse, mi-goguenarde, qu’elle se verrait bien présidente de la Libye. Les rires francs reprennent.
Amjad Kharwatn ne serait, a priori, pas opposé non plus à jouer un rôle politique à l’avenir. Chacun, à des degrés et échelles diverses, s’aventurent alors à dire tout haut leur espoir de voir leurs parcours servir d’exemples à d’autres jeunes en Libye.
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