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Moyen-Orient : une année politique sous le signe du pragmatisme

En 2022, les dirigeants de la région ont souri devant les objectifs pour des séances photos avec leurs anciens ennemis et se sont envolés pour de clinquantes visites d’État qui auraient été impensables il y a quelques années. Ce rapprochement est-il destiné à durer ?
Le président turc Recep Tayyip Erdoğan accueille le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane lors d’une cérémonie officielle au palais présidentiel d’Ankara, le 22 juin 2022 (AFP)

En 2022, la bonhomie était de mise d’Ankara et du Caire à Dubaï et Doha, de la Syrie et son président paria Bachar al-Assad au Golfe et ses dirigeants héréditaires qui ont profité d’une manne de pétrodollars grâce à l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

« Cette année, s’est installée une lassitude suscitée par les différends qui déchirent la région depuis dix ans », explique à Middle East Eye Abdullah Baabood, chercheur non résident au Malcolm H. Kerr Carnegie Middle East Center à Beyrouth.

« Cette tournure des événements est surprenante et, bien sûr, c’est positif pour la région qui a été privée de dialogue », ajoute-t-il. 

« Des liens familiaux et tribaux rapprochent les pays Golfe et il est dans l’intérêt national de ces États de désamorcer les tensions »

- Un diplomate du Golfe

Le blitz diplomatique a débuté en février avec la première visite officielle du président turc Recep Tayyip Erdoğan aux Émirats arabes unis (EAU) en neuf ans. Erdoğan s’est ensuite rendu en Arabie saoudite en avril et a ensuite accueilli un ancien ennemi du Golfe, le prince héritier Mohammed ben Salmane, à Ankara. 

La Turquie était en désaccord avec les États du Golfe depuis le Printemps arabe de 2011, lorsqu’Erdoğan a appuyé de tout son poids les Frères musulmans, les islamistes et les mouvements démocratiques que les monarchies absolues considèrent comme une menace pour leurs régimes. L’inimitié avec l’Arabie saoudite a connu son apogée lorsque le journaliste Jamal Khashoggi a été assassiné au consulat saoudien à Istanbul – un meurtre qui aurait été personnellement ordonné par le prince héritier.

Mais cette année, selon les analystes, l’économie a pris le pas sur les questions idéologiques pour Erdoğan, qui cherche à se faire réélire en juin en pleine crise économique qui a vu l’inflation dépasser les 80 %. Riyad et Abou Dabi ont promis des milliards de dollars pour soutenir les réserves de devises étrangères de la Turquie et ont investi dans le pays. 

« L’économie est un énorme problème pour Erdoğan », indique à MEE Ken Katzman, conseiller principal au sein du centre de recherche Soufan basé à New York. « Il essaie de revenir dans les bonnes grâces du Golfe dans sa quête d’une bouée de sauvetage financière. »

Le prince héritier et Premier ministre saoudien Mohammed ben Salmane (à droite) accueille l’émir du Qatar, le cheikh Tamim ben Hamad al-Thani, lors du sommet du Conseil de coopération du Golfe, à Riyad, en Arabie saoudite, le 9 décembre 2022 (AP)
Le prince héritier et Premier ministre saoudien Mohammed ben Salmane (à droite) accueille l’émir du Qatar, le cheikh Tamim ben Hamad al-Thani, lors du sommet du Conseil de coopération du Golfe, à Riyad, en Arabie saoudite, le 9 décembre 2022 (AP)

De l’autre côté du conflit se trouve l’Égypte, elle aussi en grande difficulté financière, qui a renoué des liens avec de vieux ennemis.

La Turquie et le Qatar ont soutenu le gouvernement démocratiquement élu de Mohamed Morsi, dont la destitution par l’armée égyptienne a porté le président Abdel Fattah al-Sissi au pouvoir. Les relations entre les pays se sont rompues peu après. Erdoğan a ouvertement remis en question la légitimité de Sissi, tandis que Le Caire a accusé le Qatar d’interférer dans ses affaires internes, en utilisant le réseau d’information Al Jazeera, financé par Doha, pour l’attaquer dans la presse. 

En 2017, l’Égypte a adhéré au blocus du Qatar dirigé par l’Arabie saoudite en raison du soutien du pays aux mouvements islamistes et aux Frères musulmans que Riyad et ses alliés ont qualifiés de « terroristes ». Le Qatar avait nié ces allégations.

« Le Qatar deviendra doucement plus actif sur le plan géopolitique, après être resté en retrait pendant la Coupe du monde »

- Cinzia Bianco, Conseil européen des relations étrangères

Mais lors de la Coupe du monde 2022, Erdoğan a serré la main de Sissi, tandis que le dirigeant égyptien a été photographié tout sourire à côté de l’émir au pouvoir au Qatar, Tamim ben Hamad al-Thani.

Le Qatar s’est joint à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis pour promettre des milliards de dollars à l’Égypte en vue de soutenir son économie en miettes par le biais d’investissements et de dépôts à la Banque centrale. 

Les États du Golfe mettent de côté leurs vieilles rancunes au moment où la guerre en Ukraine fait monter les prix de l’énergie, remplissant leurs coffres de pétrodollars et renforçant leur influence sur des pays économiquement plus faibles comme l’Égypte et la Turquie.

« Le plus grand événement de l’année, l’invasion de l’Ukraine par la Russie, a aidé le Golfe de bien des manières », estime Abdullah Baabood. 

« Les partisans de Sissi dans le Golfe ne sont pas nécessairement satisfaits de sa gestion de l’économie, et le soutien financier du Qatar ne signifie pas que Doha est d’accord avec Sissi sur tout », poursuit le chercheur du Carnegie Middle East Center. 

« [Mais] il y a une crainte que l’économie égyptienne s’effondre avec des répercussions potentiellement déstabilisatrices dans tout le Moyen-Orient », ajoute-t-il.

L’émir du Qatar, le cheikh Tamim ben Hamad al Thani (à droite), rencontre le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi à Doha, au Qatar, le 13 septembre 2022 (Qatar News Agency)
L’émir du Qatar, le cheikh Tamim ben Hamad al Thani (à droite), rencontre le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi à Doha, au Qatar, le 13 septembre 2022 (Qatar News Agency)

La Coupe du monde organisée par le Qatar a donné aux dirigeants du Moyen-Orient un format très médiatisé pour montrer au monde entier le changement advenu dans leur approche de la région. 

Pendant le tournoi, le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane, a été vu arborant une écharpe aux couleurs du drapeau qatari. L’émir du Qatar lui a rendu la pareille en arborant un drapeau saoudien autour de ses épaules. 

« Le port du drapeau était symbolique. Cela a envoyé un message au public de la région et en Occident », confie un diplomate du Golfe à MEE, « mais c’est plus qu’un geste ». 

« Les engagements envers la normalisation des relations sont réels », ajoute le diplomate. « Des liens familiaux et tribaux rapprochent les pays Golfe et il est dans l’intérêt national de ces États de désamorcer les tensions. »

Cinzia Bianco, chercheuse invitée au Conseil européen des relations étrangères basé à Berlin, déclare à MEE que le rapprochement entre l’Arabie saoudite et le Qatar est « tout à fait authentique », ajoutant qu’il est « motivé par une prise de conscience mutuelle que la coordination géopolitique est un intérêt fondamental pour les deux parties ».

L’émir du Qatar, le cheikh Tamim ben Hamad al-Thani (à droite), rencontre le président des EAU, le cheikh Mohammed ben Zayed al-Nahyane, à Doha, le 5 décembre 2022 (Reuters)
L’émir du Qatar, le cheikh Tamim ben Hamad al-Thani (à droite), rencontre le président des EAU, le cheikh Mohammed ben Zayed al-Nahyane, à Doha, le 5 décembre 2022 (Reuters)

Les analystes s’attendent à ce que les puissances régionales continuent de rétablir leurs liens en 2023, mais avertissent que les divergences persisteront. 

« Ce sont tous des dirigeants héréditaires du Golfe, mais ils n’ont pas les mêmes points de vue sur la région », affirme Katzman. 

« MBS [le dirigeant saoudien Mohammed ben Salmane] et MBZ [son homologue émirati Mohammed ben Zayed] sont sceptiques à l’égard des Frères musulmans, mais le Qatar croit toujours en l’accueil des islamistes dans la tente », ajoute Katzman. 

Les relations entre le Qatar et Bahreïn restent tièdes, tandis que le rapprochement de Doha avec les Émirats arabes unis a été plus cahoteux que sa réconciliation avec l’Arabie saoudite, malgré la visite du président émirati Mohammed ben Zayed au Qatar en décembre. 

En 2022, le Qatar s’est principalement concentré sur l’organisation de la Coupe du monde, « [mais] il va doucement devenir plus actif sur le plan géopolitique, après être resté en retrait pendant la compétition pour éviter toute instabilité », estime Cinzia Bianco. 

Pour la chercheuse du Conseil européen des relations étrangères, une coopération entre le Qatar et l’Arabie saoudite sera possible dans des régions comme la Corne de l’Afrique, où les intérêts des deux pays convergent. Mais elle prédit des querelles potentielles entre le Qatar et les Émirats arabes unis au sujet de la Turquie, où les deux pays cherchent à récolter des investissements bon marché, et de l’Afghanistan.

En septembre, les Émirats ont décroché un contrat pour gérer l’aéroport de Kaboul, que lorgnaient le Qatar et la Turquie. 

Le président turc Recep Tayyip Erdoğan serre la main de son homologue égyptien Abdel-Fattah al-Sissi en marge de la cérémonie d’ouverture de la Coupe du monde à Doha (Reuters)
Le président turc Recep Tayyip Erdoğan serre la main de son homologue égyptien Abdel-Fattah al-Sissi en marge de la cérémonie d’ouverture de la Coupe du monde à Doha (Reuters)

La Syrie reste un point de discorde entre les puissances régionales. Erdoğan a fait sans succès des appels du pied au président Bachar al-Assad. En mars, les Émirats arabes unis ont accueilli le dirigeant syrien pour sa première visite dans un pays arabe depuis le début de la guerre en Syrie. Le Qatar et l’Arabie saoudite, cependant, hésitent à ramener Damas dans le giron arabe.

« La Syrie n’est qu’un des clivages auxquels la région doit faire face », soutient Katzman, qui estime que la vague de rapprochement pourrait être mise à l’épreuve en 2023 s’il y a une flambée dans des points chauds tels que la bande de Gaza, où le soutien du Qatar au Hamas continue d’irriter des voisins du Golfe comme les Émirats arabes unis. 

Israël n’a pas été exclu du dégel régional. Il est courtisé par le président turc Erdoğan et a cimenté ses liens avec les États ayant signé les accords de normalisation, souscrivant à un accord de libre-échange historique avec les EAU et augmentant les exportations d’armes.

« Le rapprochement prend de l’ampleur et se poursuivra en 2023 »

- Abdullah Baabood, Carnegie Middle East Center

Des responsables militaires israéliens ont même été envoyés au Qatar, qui a accueilli des vols israéliens pour la Coupe du monde malgré l’absence de liens formels entre les deux pays.

« S’il y a un grand gagnant dans la région, c’est Israël », assure Baabood. 

Les États du Golfe sont également divisés sur la façon de gérer les liens avec l’ennemi juré d’Israël, l’Iran.

Le Qatar, qui partage le plus grand gisement de gaz naturel du monde avec l’Iran, est partisan d’un engagement plus étroit et a accueilli des pourparlers pour relancer l’accord sur le nucléaire de 2015 l’été dernier. 

Alors que les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite se sont opposés à l’accord, ils ont récemment fait quelques gestes d’apaisement envers la République islamique.

Le président syrien Bachar al-Assad (à gauche) salue le dirigeant de facto des Émirats arabes unis, Mohammed ben Zayed, à Abou Dabi, le 18 mars 2022 (AFP)
Le président syrien Bachar al-Assad (à gauche) salue le dirigeant de facto des Émirats arabes unis, Mohammed ben Zayed, à Abou Dabi, le 18 mars 2022 (AFP)

En août, les EAU ont reconduit dans ses fonctions leur ambassadeur en Iran. La décision a été prise après que des missiles et des drones tirés par les Houthis alignés sur l’Iran au Yémen avaient frappé Dubaï et Abou Dabi, alarmant les dirigeants émiratis quant à l’engagement de Washington envers leur sécurité. 

« Les pas en avant saoudiens et émiratis envers l’Iran sont motivés par le fait qu’ils ne savent pas ce que les États-Unis feront s’ils sont attaqués », explique Katzman.

Mais ces velléités ont été contrariées par la vague de contestation antigouvernementale qui secoue l’Iran depuis plusieurs mois.

« S’il y a un grand gagnant dans la région, c’est Israël »

- Abdullah Baabood, Carnegie Middle East Center

Des responsables irakiens ont récemment annoncé que les pourparlers entre l’Arabie saoudite et l’Iran à Bagdad, qui comprenaient des négociations sur la guerre au Yémen, étaient au point mort en raison des manifestations. 

« En 2023, si les manifestations en Iran se poursuivent, le dialogue avec l’Arabie saoudite ralentira », prédit Baabood.

Les analystes s’attendent toutefois à ce que la tendance générale au réchauffement des relations entre les puissances du Golfe et la Turquie se poursuive. 

« Les dirigeants sont entrés en conflit après le Printemps arabe en pensant qu’ils obtiendraient quelque chose, mais après beaucoup d’efforts et de coûts, ils n’ont pas obtenu grand-chose », développe le chercheur du Carnegie Middle East Center. 

« Il y aura encore des points de friction, mais le rapprochement prend de l’ampleur et se poursuivra en 2023. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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