Pourquoi et comment le Hezbollah se « libanise »
Le Hezbollah nouveau a débarqué. Le parti chiite libanais pro-iranien, qui s’est illustré par sa résistance face à Israël, à qui il a infligé ses plus sérieux revers depuis sa création en 1948, a entamé il y a quelques mois une nouvelle étape de son parcours.
Ce qui n’était qu’une impression diffuse, ou le fruit d’analyses d’experts, a été confirmé par une série de signaux et d’événements qui ne trompent pas. Le Hezbollah a amorcé un virage libanais, sans pour autant renoncer à sa stature de puissance régionale gagnée sur les champs de bataille contre Israël ou en Syrie, où il participe à la guerre aux côtés des troupes gouvernementales depuis 2013.
L’implication du Hezbollah dans la vie politique libanaise n’est certes pas récente, mais elle s’est faite progressivement. Fondé en 1982 en réaction à l’invasion israélienne du Liban, le parti s’est exclusivement consacré, les dix premières années de son existence, à la lutte contre l’occupation.
En 1992, il décide de participer aux premières élections législatives de l’après-guerre civile, à l’issue d’un vif débat interne qui se solde par le départ de son premier secrétaire général, Sobhi Toufeily.
Pendant treize ans, le Hezbollah se contente de la représentation parlementaire qui lui assure une légitimité populaire, tout en intensifiant la lutte contre les troupes d’occupation israéliennes, jusqu’à leur retrait unilatéral et humiliant en mai 2000.
Le Hezbollah a amorcé un virage libanais, sans pour autant renoncer à sa stature de puissance régionale gagnée sur les champs de bataille contre Israël ou en Syrie
Une nouvelle étape commence en 2005, au lendemain de l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri. Face au séisme politique provoqué par l’attentat du 14 février, qui entraîne le retrait de l’armée syrienne du Liban le 26 avril de la même année, le Hezbollah juge la situation assez grave pour participer directement au pouvoir exécutif, et obtient pour la première fois des ministres au gouvernement.
Cette mesure s’avère d’autant plus pertinente que la présence de ses ministres lui permet alors de peser sur les décisions prises dans le sillage de la guerre israélienne de juillet-août 2006.
Son représentant à l’époque, Mohammad Fneich, bloque ainsi une proposition visant à décréter le Liban-Sud « zone militaire », présentée par des ministres proches de la coalition pro-occidentale du 14-Mars. Une telle mesure aurait de facto placé hors-la-loi toute présence armée autre que celle des troupes gouvernementales dans cette région sensible qui compte de nombreux combattants du parti chiite.
Une priorité, la lutte contre la corruption
Treize ans plus tard, en 2018, le Hezbollah entame une nouvelle étape de son existence, en décidant de s’impliquer d’une manière pratique dans la vie politique, économique et sociale.
C’est dans cette optique qu’il réclame trois ministres chiites, alors que par le passé il n’hésitait pas à confier un des portefeuilles qui lui étaient attribués à ses alliés, notamment le Parti syrien national social (PSNS, un parti libanais bien que son nom ne l’indique pas). Il insiste en outre pour obtenir un ministère de poids, en l’occurrence celui de la Santé, à qui est alloué l’un des plus importants budgets de l’État.
Le Hezbollah a donné le ton de son engagement nouveau par la bouche de son secrétaire général. Lors d’une intervention télévisée, le 4 février, Hassan Nasrallah a placé en tête des priorités la lutte contre le gaspillage des finances publiques et a invité ses ministres à s’y consacrer pleinement.
Il a déclaré que certains dossiers pour lesquels le nouveau gouvernement doit trouver des solutions sont « très délicats, surtout pour ce qui a trait à l’économie et aux finances ». Il a plaidé pour une approche « sérieuse » des questions liées à la vie quotidienne de la population, affirmant que « les débats concernant l’avenir des gens ne doivent pas avoir lieu sur les réseaux sociaux ».
Dans le même contexte, le Hezbollah a créé une commission chargée de la lutte contre la corruption dans les secteurs public et privé, dirigée par Hassan Fadlallah. Ce député, qui n’a pas la langue dans la poche, s’active depuis des semaines pour enquêter sur les malversations, les détournements de fonds et le gaspillage des deniers publics.
Lors d’une conférence de presse le 25 février, il a révélé avoir rassemblé assez de « documents et de preuves […] pour faire tomber des grosses pointures dont certaines sont toujours actives dans la vie politique ».
Un député sanctionné
Tous ces efforts ont failli être anéantis, le 13 février, par une réaction jugée impulsive de la part d’un député du parti. Réagissant à une intervention à la tribune du Parlement de son collègue Sami Gemayel, chef du parti chrétien des Phalanges libanaises (Kataëb), qui affirmait que le président de la République, Michel Aoun, avait été élu grâce au Hezbollah et que le gouvernement actuel était celui du parti chiite, Nawaf Moussaoui est sorti de ses gonds.
Prenant la parole sans y être autorisé, il a martelé qu’il valait mieux que le chef de l’État soit élu « grâce au fusil de la Résistance » plutôt que « d’arriver au palais de Baabda sur les chars israéliens », en allusion à Bachir Gemayel, en 1982.
La décision du Hezbollah de s’impliquer à un tel degré dans la vie politique libanaise n’est pas fortuite. Elle répond à un besoin pressant né du mécontentement d’une partie de la rue chiite
Ces propos ont provoqué une vague de colère chez une partie de la population chrétienne, qui considère Bachir Gemayel comme un héros, et ont fortement embarrassé l’allié chrétien du Hezbollah, le Courant patriotique (CPL). L’espace d’une journée, les réseaux sociaux se sont enflammés et des rassemblements de jeunes en colère ont eu lieu dans certaines régions. Devant ses partisans, le député Nadim Gemayel, fils de Bachir, a même menacé de « recourir aux armes » pour faire face au Hezbollah.
Pour apaiser la rue chrétienne, le chef du bloc parlementaire du Hezbollah, Mohammad Raad, a présenté des excuses officielles, fait rare dans les annales politiques libanaises. Qualifiant l’intervention de Nawaf Moussaoui de « réaction impulsive », il a souligné qu’il avait dépassé « les limites et les règles de bienséance » généralement observées par les représentants du parti. M. Raad a demandé que les propos de Moussaoui soient retirés du procès-verbal de la séance parlementaire.
Plus encore, le commandement du Hezbollah a décidé de suspendre temporairement l’activité parlementaire de Nawaf Moussaoui, de lui interdire de prononcer des discours publics et d’assister aux réunions du bloc parlementaire du parti. Effectivement, la dernière réunion s’est tenue sans lui.
Mécontentement de la base et sanctions américaines
La décision du Hezbollah de s’impliquer à un tel degré dans la vie politique libanaise n’est pas fortuite. Elle répond à un besoin pressant né du mécontentement d’une partie de la rue chiite, comme nous l’a déclaré le leader druze Walid Joumblatt.
Cette grogne populaire est due aux difficultés économiques et au malaise social grandissant, amplifiés par les pertes subies par le Hezbollah en Syrie, où plus de 2 000 de ses combattants ont été tués et trois fois plus blessés.
Hassan Nasrallah avait pressenti ce malaise à la veille des élections législatives, ce qui l’avait poussé à s’investir personnellement dans la campagne électorale, affirmant même que s’il fallait faire du porte-à-porte pour convaincre les gens d’aller voter, il n’hésiterait pas à le faire malgré la menace israélienne permanente qui plane au-dessus de lui.
La liste du Hezbollah a finalement été élue dans son fief de Baalbek-Hermel, dans l’est du Liban, mais les résultats étaient décevants. Le plus haut score, 33 000 voix, a été obtenu par un allié du Hezbollah, l’ancien directeur de la Sûreté générale, Jamil Sayyed. Les candidats du Hezbollah, comme par exemple Ihab Hamadé ou l’ancien ministre Hussein Hajj Hassan, sont arrivés loin derrière avec respectivement 18 000 et 16 000 voix.
Ces chiffres éloquents illustrent le mécontentement de la base populaire, qui intervient alors que l’administration américaine a considérablement renforcé les sanctions économiques et financières contre le Hezbollah, dans le but d’assécher ses ressources.
D’ailleurs, la stratégie de « libanisation » adoptée par le parti pour atténuer l’impact des pressions de Washington et absorber le mécontentement de la base populaire n’est pas du goût des responsables américains.
Le 19 février, l’ambassadrice américaine à Beyrouth, Elizabeth Richard, a exprimé auprès du Premier ministre Saad Hariri « l’inquiétude des États-Unis devant le rôle croissant au sein du Cabinet d’une organisation [le Hezbollah] qui continue à maintenir une position qui n’est pas sous le contrôle du gouvernement, qui continue à prendre ses propres décisions en matière de sécurité nationale, décisions qui mettent en danger le reste du pays, et qui continue à violer la politique de dissociation du gouvernement en participant à un conflit armé dans au moins trois autres pays ».
Près d’un mois plus tôt, le sous-secrétaire d’État américain aux Affaires politiques, David Hale, en visite à Beyrouth, a estimé qu’il était « inacceptable qu’une milice agisse en dehors du giron de l’État », en référence au Hezbollah qu’il a qualifié d’« organisation terroriste ». Son patron, Mike Pompeo, dénonçait quelques jours plus tôt un « statu quo inacceptable » imposé par l’influence « majeure » du Hezbollah.
La « libanisation » du Hezbollah est un fait, elle intervient dans un contexte de recrudescence des pressions contre lui. Mais son but serait moins d’opérer un virage stratégique marqué par un retour à l’intérieur des frontières qu’une manœuvre destinée à protéger son rôle et son influence dans la région.
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