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Pourquoi l’Algérie accuse les Émirats arabes unis d’« agissements hostiles »

Depuis quelques mois, des voix en Algérie reprochent aux EAU de comploter avec le Maroc et Israël en vue de déstabiliser le pays et son influence au Sahel et en Afrique du Nord. Les relations ne sont pas rompues, mais elles sont exécrables pour plusieurs raisons
Dans les médias algériens, des articles accusent les Émirats arabes unis de conspiration contre l’Algérie, en vue de déstabiliser le pays avec l’aide du Maroc (X/@RoyaumeMilMaroc)
Dans les médias algériens, des articles accusent les Émirats arabes unis de conspiration contre l’Algérie, en vue de déstabiliser le pays avec l’aide du Maroc (X/@RoyaumeMilMaroc)

S’il fallait une preuve que les hostilités ont commencé, le ministère algérien de la Justice vient de la donner. Dans un courrier envoyé le 30 janvier à la Chambre nationale des notaires, que Middle East Eye a pu consulter, il est précisé que plus aucun contrat privé ne doit être signé en lien avec la Société des tabacs algéro-émiratie (STAEM) et la United Tobacco Company, autre entreprise mixte algéro-émiratie.

Le ton était monté d’un cran le 10 janvier quand, à l’issue d’une réunion du Haut Conseil de sécurité, l’Algérie avait fait part de ses regrets concernant « les agissements hostiles à l’Algérie, émanant d’un pays arabe frère ». Elle n’avait pas nommé le pays en question mais tout le monde avait compris qu’il s’agissait des Émirats arabes unis (EAU).

Cela fait même des mois que les relations entre Alger et Abou Dabi ne sont plus au beau fixe. S’ils ont tenu à préserver les apparences, les deux pays membres de la Ligue des États arabes se livrent en sourdine depuis plusieurs mois une guerre sur fond de lutte d’influence au sein de l’organisation panarabe et plus largement au sein de la région Afrique du Nord et Moyen-Orient.

Au sein de la Ligue arabe, l’opposition de l’Algérie à la normalisation des pays arabes avec Israël est mal perçue par le camp qui voudrait voir les accords d’Abraham se généraliser, dont les Émirats, le Maroc, Bahreïn, l’Égypte et, dans une certaine mesure, l’Arabie saoudite. 

Repositionnement au Sahel

À Alger, cette tension se matérialise par des articles de presse incendiaires publiés dans des journaux à grands tirages, à l’image d’Al Khabar et L’Expression, et des médias d’État comme la radio nationale et l’APS (agence de presse officielle).

On y accuse le petit émirat du Golfe de conspiration et de complot contre l’Algérie, en vue de déstabiliser le pays avec l’aide du Maroc. À cette fin, Abou Dabi et Rabat, qui ont normalisé leurs relations avec Israël, le premier en août 2020, le second en décembre 2020, chercheraient à aider Israël à s’implanter au Maghreb.

On reproche également aux Émiratis des investissements au Sahara occidental, territoire non autonome selon les Nations unies, sur lequel le Maroc revendique sa souveraineté.

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Les Émirats ont inauguré en novembre 2020 un consulat général à Laâyoune, au Sahara occidental, dans la partie contrôlée par le Maroc.

Ces accusations contre Abou Dabi ne se limitent pas à la presse. Elles ont également été formulées par des poids lourds de la classe politique algérienne.

Ainsi, Louisa Hanoune, la secrétaire générale du Parti des travailleurs (PT, opposition de gauche ouvrière), s’est montrée particulièrement virulente dans ses accusations contre le pays présidé par le prince héritier d’Abou Dabi Mohammed ben Zayed.

Lors d’une conférence de presse le 13 décembre, quelques jours seulement après avoir été reçue en audience par le président algérien Abdelmadjid Tebboune, la femme politique a affirmé que les Émirats arabes unis avaient « déclaré la guerre » à l’Algérie en « finançant la contrebande » à ses frontières.

« J’ai insisté [lors de la rencontre avec le président] sur le danger que constitue, précisément, l’État des Émirats qui a déclaré la guerre à notre pays par le biais de plans criminel qu’il compte exécuter pour déstabiliser notre pays au profit de l’Entité sioniste [Israël] », a fulminé Louisa Hanoune, qui a notamment appelé à geler tous les projets de coopération économique existant entre les deux pays.

Il y a un an, Alger et Abou Dabi avaient signé plusieurs protocoles d’accord visant à renforcer la coopération industrielle et technologique, la coopération dans la numérisation, la modernisation de l’administration, l’économie numérique et les start-up, l’agriculture, l’environnement, le tourisme, les énergies renouvelables, les transports et les infrastructures.

Une influence à quatre niveaux

Mais d’où vient cette colère ? Les autorités algériennes n’ont jamais donné d’explication claire, même si le communiqué du Haut Conseil de sécurité fait directement le lien avec la situation sécuritaire très instable au Sahel, objet de la réunion.

En réalité, « cela fait plusieurs années que les Émiratis se positionnent dans le Sahel et dans d’autres régions d’Afrique », rappelle à Middle East Eye un ancien diplomate algérien qui dit avoir lui-même alerté les autorités algériennes à l’époque où il était en poste, c’est-à-dire durant le règne de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika.

Un constat que partage Ali Bensaad, professeur à l’Institut français de géopolitique de Paris. Il affirme à MEE qu’Abou Dabi dispose d’une politique « d’influence » dans toute la région africaine, à commencer par le Soudan, la Libye et, depuis quelques années, le Sahel.

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Cette influence se manifeste selon lui à quatre niveaux. Dans le conflit libyen, comme soutien au général Haftar, « en association avec la France et les milices Wagner, financées pour le compte du général ».

Dans le conflit au Sahara occidental, où « Abou Dabi finance une partie de l’armée marocaine », assure le chercheur.

Dans les faits, Rabat et Abou Dabi ont renforcé depuis quelques années leur coopération militaire, notamment à travers des manœuvres telles qu’« African Lion », mais aucune information officielle ne circule sur le financement effectif des Forces armées royales.  

Les Émirats joueraient aussi un rôle en Tunisie où, tout en pesant sur le président Kais Saied pour renforcer le caractère autoritaire de son pouvoir, ils s’emploieraient à évincer toute influence algérienne.

Et au Sahel où, « dans le prolongement de son influence au Soudan, dans le sud libyen et au Tchad, Abou Dabi fait depuis des années déjà un travail de lobbying contre l’Algérie au profit du Maroc », affirme l’universitaire algérien.

L’ancien diplomate relève lui aussi dans cet activisme en faveur d’Israël et, accessoirement, du Maroc « la volonté des Émiratis d’affaiblir l’Algérie et de lui faire payer ses positions anti-normalisation avec Israël ».

Abou Dabi, proxy dans les tensions avec le Mali ?

Pourtant, l’Algérie a « donné des gages » en ouvrant son économie aux entreprises émiraties, estime-t-il. Mais les Émiratis vendent à l’Algérie des équipements « que les Algériens ne produisent pas et dont ils ne maîtrisent pas la technologie », nuance Ali Bensaad.

En rendant public le communiqué du 10 janvier, les autorités algériennes voulaient sans doute pousser les Émiratis à davantage de retenue. Mais cette stratégie ne fonctionne pas, selon nos sources.

« Ils ne vont pas s’arrêter là », conjecture un autre diplomate ayant requis l’anonymat. « Leur modus vivendi est d’occuper l’espace », indique pour sa part un cadre des Affaires étrangères à MEE en donnant comme preuve les récentes tensions entre l’Algérie et le Mali.  

Le 25 janvier, le régime militaire au pouvoir a décrété la « fin, avec effet immédiat », de l’accord d’Alger signé en 2015 avec les groupes indépendantistes du nord du Mali, longtemps considéré comme essentiel pour stabiliser le pays.

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La décision de l’armée malienne, avec l’appui de Wagner, a visiblement irrité l’Algérie, qui a toujours plaidé pour une solution pacifique et négociée avec les indépendantistes touarègues.

Par la voix du ministère des Affaires étrangères, elle a accusé les autorités militaires à Bamako d’intensifier « leurs programmes d’armement financés par des pays tiers et leur recours à des mercenaires internationaux ».

Si certains avancent que les Émirats financeraient l’armée malienne et pourraient être derrière ces tensions entre Alger et Bamako, aucune preuve n’est jusqu’à présent venu le confirmer.

Toujours est-il que pour l’ancien diplomate interrogé par MEE, il est fondamental pour l’Algérie d’« éviter un affrontement » avec Abou Dabi et, à cette fin, de « tenir, avec les Émiratis, un langage de vérité en face à face ».

Les EAU n’ont officiellement pas réagi aux remarques d’Alger. Contactée par téléphone par Middle East Eye, l’ambassade émiratie à Alger n’a pas souhaité s’exprimer. À Abou Dabi, selon les informations recueillies par MEE, les autorités auraient demandé aux médias d’État de ne rien écrire d’hostile contre l’Algérie.

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