Les Russes assurent leur présence militaire en mer Rouge
Moscou cherche à s’installer en mer Rouge et dans le détroit stratégique de Bab-el-Mandeb depuis bien longtemps.
À la suite de l’annexion de la Crimée en 2014, et de la création de deux bases militaires en Syrie, la Russie ne cesse d’élargir sa présence militaire au-delà de son voisinage immédiat et Djibouti serait le pays idéal pour l’implantation d’une base militaire russe. Ce pays est-africain accueille d’ores et déjà quelques bases militaires étrangères.
Cependant, les négociations avec Djibouti n’ont pas été fructueuses à ce jour. Or, les pourparlers à propos de la création d’un objet militaire étranger entre l’ex-président du Soudan, Omar el-Béchir, et le leadership russe ont débuté en 2015.
En avril 2019, El-Béchir a été renversé malgré l’aide russe dans la formation des troupes soudanaises ainsi que le conseil apporté au niveau de la stabilisation de la « situation sociopolitique » au Soudan.
Mais l’accord russo-soudanais relatif à « la création d’un centre logistique de la Marine russe sur le territoire de la République du Soudan », rédigé en 2019, se concrétise.
Après l’approbation du gouvernement russe, le 16 novembre, le président Vladimir Poutine a donné son aval et autorisé son ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, à signer cet accord au nom de la Russie, ouvrant par conséquent la possibilité pour Moscou de faire son « grand retour » dans la région depuis l’époque soviétique.
De la présence soviétique aux ambitions russes en Afrique
Pendant la guerre froide, l’URSS était assez active sur le continent africain, fournissant de l’aide militaire, financière et politique aux régimes socialistes.
De nombreux militaires et officiers des services secrets soviétiques ont pris part à plusieurs conflits sur le continent, principalement en Angola et en Éthiopie, mais pas seulement.
Dès la période de la décolonisation en Afrique, Moscou s’est précipité pour soutenir les leaders qui proclamaient leur adhésion aux principes communistes.
L’un des exemples les plus marquants est le Mali, indépendant depuis 1960. Nous apprenons des archives du KGB soviétique l’existence d’une requête de soutien russe formulée par le parti Union soudanaise-Rassemblement démocratique africain (US-RDA) et satisfaite en 1965.
L’URSS a également octroyé de l’aide « idéologique » au Mali dans la formation du personnel communiste, la construction d’infrastructures, notamment une imprimerie, ainsi qu’un appui important au quotidien du US-RDA, L’Essor, en plus de fournir d’autres équipements d’information et de propagande.
Sur le plan militaire, la flotte soviétique était présente en mer Rouge et dans l’océan Indien depuis 1964, notamment à Berbera en Somalie et dans le golfe d’Aden.
Cependant, en 1977, les soviétiques ont dû se retirer à la suite du soutien de l’Éthiopie dans la guerre de l’Ogaden, opposant Addis-Abeba et Mogadiscio.
Une nouvelle base, ou plutôt un point d’appui matériel et logistique, a été précipitamment créée sur l’une des îles éthiopiennes dans l’archipel des Dahlak afin d’accueillir les navires et le personnel déployés en Somalie.
L’Éthiopie ayant perdu l’accès à la mer à la suite de la victoire des séparatistes érythréens, Moscou a pris la décision de fermer la base en 1991.
Embargo partiellement levé, envoi de blindés, formation militaire : l’un des succès récents russes sur le continent africain est la Centrafrique
Après la chute de l’Union soviétique, la Russie a été quasiment absente de cette région. Mais depuis quelques années, elle tente de faire son retour.
L’un des succès récents de Moscou sur le continent africain est la Centrafrique. La coopération de plus en plus étroite entre Moscou et Bangui, débutée il y a trois ans, a déjà porté ses fruits pour le Kremlin.
La Russie a réussi à lever partiellement l’embargo sur la livraison d’armes imposé par l’ONU, a fourni des armements et des blindés, entamé la formation des Forces armées centrafricaines (FACA) sur place, ainsi que la formation des officiers centrafricains en Russie.
Les spécialistes russes conseillent le président de ce pays en matière de sécurité, alors que les entreprises russes bénéficient d’un accès facilité à l’exploitation minière.
De l’autre côté du continent, la Russie a signé un mémorandum de coopération militaire et technique avec le Mozambique, ouvrant la voie à la livraison d’armes et la formation des militaires mozambicains.
Moscou a également réussi à obtenir un accès libre aux ports du Mozambique pour ses navires de guerre, lequel a été scellé par l’accord entre les ministères de la Défense des deux pays.
Même s’il ne s’agit pas d’une base militaire, cet accord autorise les navires de guerre russes à se rendre dans les ports mozambicains à l’aide d’une procédure facilitée pour le service et le ravitaillement.
Compte tenu des difficultés liées aux négociations avec Djibouti, de l’impossibilité de considérer le Yémen en raison du conflit armé en cours sur son sol, de la situation instable et de la fracturation de facto en Somalie, le Soudan était un choix logique pour l’implantation militaire russe dans la région de la mer Rouge, avec un accès, via le détroit de Bab el-Mandeb, à l’océan Indien.
300 personnels militaires russes stationnés sur la base
Tout d’abord, il faut noter que le projet d’accord russo-soudanais est décrit sur vingt-cinq pages et que sept pages supplémentaires sont dédiées à quatre annexes.
Même si le langage de l’accord stipule qu’il s’agit d’un « point d’appui matériel et logistique » et non pas d’une « base navale » russe au Soudan, du point de vue pratique, il s’agit bien d’une base militaire dans la ville portuaire de Port-Soudan.
D’après le texte, 300 personnels militaires russes ainsi que leurs familles seront stationnés sur la base. Cependant, si nécessaire, le nombre de personnels peut être augmenté après accord des deux parties.
L’accord régit également le nombre de navires de guerre russes qui peuvent être amarrés à l’embarcadère simultanément ; plus précisément, le texte évoque quatre navires, y compris à propulsion nucléaire. Cependant, il omet l’information sur le nombre de navires de guerre russes qui peuvent être en rade à Port-Soudan.
La Russie peut construire, réparer ou détruire les objets nécessaires pour le fonctionnement de la base à sa charge.
Le Soudan, à son tour, lui transfère gratuitement les trois parcelles de terrain pour toute la durée de l’accord, à l’exception de la parcelle n° 1, qui doit revenir sous contrôle du Soudan cinq ans après la signature du présent accord.
Khartoum transfère également à Moscou trois casernes, un établissement sanitaire et d’hygiène, ainsi qu’une buanderie, situés sur le terrain n° 2. En revanche, les objets construits par la Russie seront transférés au Soudan en cas de fin du présent accord, à l’exception de la propriété mobile russe.
Le personnel militaire déployé sur la base ainsi que leurs familles bénéficient du statut diplomatique dans le cadre de la Convention de Vienne du 18 avril 1961.
Les navires, les avions, ainsi que les autres moyens de transport profitent de l’immunité et ne peuvent pas être fouillés, réquisitionnés, arrêtés ou soumis à d’autres mesures coercitives.
La sécurité du périmètre extérieur de la base sera assurée par les soldats soudanais. Les soldats russes, à leur tour, peuvent également poster des gardes armés à l’extérieur de leur base si nécessaire.
Les soldats russes peuvent également être déployés temporairement hors de leur base avec l’accord du Soudan afin de protéger ou défendre la base navale soudanaise de Port-Soudan.
L’accord prévoit également, sur requête du Soudan, l’appui de la Russie au niveau de la défense anti-aérienne de la base navale soudanaise à Port-Soudan et l’amélioration de l’infrastructure de cette base, ainsi que l’aide dans le développement de l’armée soudanaise.
Pour ces objectifs, la Russie fournira l’équipement militaire au Soudan après l’entrée en vigueur du présent accord, dont les détails et les délais des livraisons seront fixés dans un protocole séparé.
L’accord est conclu pour une durée de vingt-cinq ans avec une reconduction tacite de dix ans supplémentaires à chaque fois.
Une victoire pour la Russie ?
Il ne faut ni surestimer ni minimiser cet événement. Ce qui est évident, c’est que l’implantation russe au Soudan reste dans la logique de l’augmentation de sa présence sur des « théâtres » différents dans des zones considérées comme abandonnées par Moscou depuis la dissolution de l’URSS.
Ceci augmenterait également de façon significative les capacités de projection de la marine et de l’armée russe dans la région et signerait un retour de ce pays dans l’océan Indien.
Ce retour de Moscou dans la région est également un argument important dans le cadre des contrats d’armement et d’exploitation minière, ainsi que sur le plan politique, notamment le soutien de la Russie dans le cadre de l’ONU.
À l’échelle politique, c’est aussi un argument pour montrer que le Russie est une puissance importante, malgré le fait qu’elle est plutôt une puissance régionale en déclin.
Néanmoins, la création de la base russe au Soudan est un événement majeur pour rassurer la population russe quant à la puissance de son pays, ainsi qu’un moyen pour renforcer le prestige de la Russie sur le continent africain en tant que pays « sérieux », sans passé colonial.
Enfin, il faut se rappeler que Moscou possédait à Tartous (Syrie) depuis 1971 un point d’appui matériel et logistique similaire à celui qui est prévu à Port-Soudan, avant qu’il ne soit transformé en base navale de la flotte russe en 2017. Il est très difficile de prévoir si le même sort pourrait être réservé aux futures installations russes au Soudan.
Cela dit, cette installation reste néanmoins une présence militaire russe réelle dans ce pays africain ainsi que dans une région revêtant une importance stratégique, autorisant Moscou à brandir son drapeau à côté d’autres puissances présentes dans la région, telles que la France, les États-Unis, l’Italie, le Japon et la Chine.
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