Tunisie : un remaniement et quatre controverses
TUNIS – Youssef Chahed, le Premier ministre tunisien, a annoncé lundi soir un profond remaniement ministériel avec le changement de treize ministres (sur 28) et cinq secrétaires d’État. Entre critiques au sommet de l’État, nomination d’un ministre de confession juive et vraie-fausse démission fracassante, ce remaniement renforce la guerre de tranchées entre la Kasbah (siège du Premier ministère) et Carthage (siège du palais du président de la République). Le Parlement doit se prononcer sur ce nouveau gouvernement dans les jours à venir.
1- Une annonce contestée
Sitôt les nominations connues, la porte-parole du président de la République a attaqué le remaniement dans les médias. Saida Garrach l’a jugé « fait à la hâte » et selon « une politique du fait accompli ». Elle explique que Youssef Chahed n’aurait pas respecté les formes.
À l’origine, cette annonce aurait dû se faire après le retour du Premier ministre de son voyage en Mauritanie, où il est parti après avoir officialisé le remaniement. Finalement, Youssef Chahed serait revenu sur sa parole et n’aurait fourni la liste du nouveau gouvernement au président que dans l’après-midi de lundi, quelques heures avant l’officialisation. Problème : la liste qui ne correspondrait pas à l’annonce finale, s’insurge Carthage.
Certains proches du président jugent le procédé « inconstitutionnel ». « Ce n’est pas le cas ! », assure à Middle East Eye Selim ben Abdesselem, ancien membre de l’Assemblée constituante, qui y voit surtout un « coup politique » de Chahed pour se démarquer encore un peu plus de son ancien mentor.
2- Pas de perdant, peu de gagnants mais une nouvelle alliance
À première vue, ce remaniement n’a pas servi de chasse aux sorcières contre les membres de Nidaa Tounes, le parti présidentiel en guerre contre Youssef Chahed.
Les poids lourds – Khemaies Jhinaoui (Affaires étrangères), Ridha Chalghoum (Finances) et Hatem ben Salem (Éducation nationale) –restent en place.
Mais ce sont les nouveaux alliés de Youssef Chahed, Ennahdha (démocrate-musulman conservateur) et Machrouu Tounes, qui s’en sortent le mieux. L’ancienne formation islamiste voit l’une de ses étoiles montantes, Sayida Ounissi, passer de secrétaire d’État à la formation professionnelle à ministre de l’Emploi et de la Formation professionnelle. Sans être affilié officiellement à Ennahdha, le nouveau ministre de la Justice, Karim Janoussi, est, lui, perçu comme proche du parti de Rached Ghannouchi.
Machrouu Tounes, qui s’est rallié récemment au Premier ministre, obtient le poste de ministre de la Santé avec Abderraouf Chérif, qui profite de la crise des médicaments. Le parti de Mohsen Marzouk, ancien proche de Béji Caïd Essebsi, place Mohamed Fadhel Mahfoudh – co-prix Nobel de la paix en 2015 en tant que président de l’Ordre national des avocats – comme ministre auprès du chef du gouvernement en charge des Droits de l’homme et des Relations avec la société civile et les instances constitutionnelles.
À noter que le groupe parlementaire Nidaa Tounes se réunira mercredi et pourrait décider du départ de ses ministres du gouvernement. Le puissant syndicat UGTT a déjà fait savoir qu’il n’avait pas été consulté et qu’il ne cautionnait pas ce remaniement.
3- Un ministre juif, une première depuis 1956
Il devait être « la » sensation de ce remaniement. René Trabelsi, issu de la communauté juive de Djerba, a été nommé au poste stratégique de ministre du Tourisme en remplacement de Selma Elloumi Rekik, partie conseiller Béji Caïd Essebsi. Une première depuis 1956 : Albert Bessis et André Barouch s’étaient succédés au portefeuille de l’Urbanisme.
René Trabelsi possède une agence de voyages et est membre de la commission d’organisation du pèlerinage de la Ghriba (fête juive) à Djerba.
Véritable signe d’ouverture pour certains, simple manœuvre politique pilotée par Ennahdha pour d’autres – le parti avait déjà présenté en mai un candidat juif sur sa liste municipale à Monastir – et risque de conflit d’intérêts économiques pour le reste, cette nomination est la plus surprenante et la plus discutée.
René Trabelsi doit toutefois encore obtenir l’aval du Parlement pour prendre véritablement ses fonctions. Un conseiller de Youssef Chahed a, en effet, annoncé à Middle East Eye que les députés voteront la confiance pour chaque nouveau ministre et non pour l’ensemble du gouvernement comme le prévoit la Constitution.
Cette coutume a été instaurée par le prédécesseur de Youssef Chahed, Habib Essid. À la Kasbah, malgré les attaques de Carthage, on reste confiant sur la capacité de la nouvelle alliance parlementaire entre le Bloc national (pro-Youssef Chahed), Ennhadha et Machrouu Tounes, à obtenir une majorité.
4- Une démission qui rabat(trait) les cartes
Coup de tonnerre. Après l’annonce du remaniement, Abdelkarim Zbidi (indépendant) aurait remis sa démission de ministre de la Défense, selon la radio Mosaïque FM.
Cette décision, qui n’a été confirmée à MEE ni par la Kasbah, ni par Carthage, pourrait redonner la main au président de la République. Car, selon l’article 89 de la Constitution, le choix du ministre de la Défense et des Affaires étrangères doit se faire « en concertation » entre le chef du gouvernement et le président de la République. Ce dernier aurait donc là une carte maîtresse à jouer pour contrecarrer la stratégie de Chahed. Le Premier ministre revient mardi soir de Mauritanie. Nul doute que son retour sera mouvementé.
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