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Les Aéroports de Paris rattrapés par un scandale libyen 

Une enquête journalistique révèle l’étendue des « facilités » financières que le régime Kadhafi aurait offertes au groupe Aéroports de Paris qui appartient à plus de 50 % à l’État français
Logo des Aéroports de Paris (ADP) affiché lors de l’assemblée générale du groupe, à Paris, le 20 mai 2019 (AFP)

Des perquisitions ont eu lieu en janvier chez un ancien dirigeant d’une filiale du groupe Aéroports de Paris (ADP), dans le cadre d’une enquête en France liée à des contrats conclus à partir de 2007 au Moyen-Orient et avec la Libye de Mouammar Kadhafi.

Les perquisitions, menée par l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales, ont ciblé le domicile d’Alain Le Pajolec, ancien PDG d’ADP-Ingénierie (ADPI), une filiale spécialisée dans la conception d’aéroports.

L’enquête préliminaire, révélée en mars 2019 par l’hebdomadaire Le Point, est conduite par le parquet national financier (PNF) et concerne notamment des contrats signés en vue de la construction de nouveaux aéroports et de travaux sur celui de Tripoli.

Un scandale financier, mais aussi politique

Selon le site Le Média, les enquêteurs s’intéressent également à une filiale d’ADPI basée au Liban, ADPI Middle East, créée en 2009. « Derrière cette filiale, on trouve un certain Roger Samaha. Cet homme d’affaires libanais, proche d’Omar Zeidan, l’intermédiaire préféré des Français au Moyen-Orient sur les contrats d’armement durant une vingtaine d’années, a su se transformer en collaborateur indispensable à ADPI, notamment auprès d’Alain Le Pajolec, son ancien PDG », révèle Le Média.

L’investigation publiée par ce site d’information, menée par le journaliste Marc Endeweld – auteur notamment de l’essai Le Grand Manipulateur : Les réseaux secrets de Macron – traite d’un scandale financier, mais aussi politique : « Un scandale à plusieurs centaines de millions d’euros, de l’argent libyen qui nourrit des soupçons de corruption, des filiales dans le collimateur de la justice française, des groupes de BTP déjà inquiétés pour des cas de corruption internationale, avec, à la clé, le risque de tomber sous le couperet du gendarme américain anticorruption », résume le journaliste. 

« C’est une affaire qui dérange beaucoup de monde dans la classe politique française, et principalement à droite. Il faut rappeler qu’ADP est une société détenue majoritairement par l’État »

- Marc Endeweld, journaliste

Pour rappel, le principal actionnaire d’ADP est l’État français. « C’est une affaire qui dérange beaucoup de monde dans la classe politique française, et principalement à droite. Il faut rappeler qu’ADP est une société détenue majoritairement par l’État », indique à Middle East Eye le journaliste Marc Endeweld.

« Dans le viseur des enquêteurs français : une sous-filiale d’ADPI, domiciliée au Liban, dénommée ADPI Middle-East, ainsi que trois contrats remportés en juillet 2007, en pleine lune de miel entre Nicolas Sarkozy et Mouammar Kadhafi », révèle l’enquête publiée par Le Média

« Ces contrats, qui n’ont pu être entièrement exécutés du fait de la guerre de 2011, concernaient la conception des aéroports de Benghazi, de Sebha et de Tripoli, mais également la supervision du chantier de Tripoli et la gestion des sous-traitants, parmi lesquels figurent plusieurs groupes internationaux de BTP, notamment le Brésilien Odebrecht, dans la tourmente depuis plusieurs années, et récemment mis en cause par la justice française au sujet d’un contrat de ventes de sous-marins français au Brésil. » 

Ces contrats n’ont été réalisables qu’après le rapprochement entre Kadhafi et Sarkozy. Ce dernier était ministre de l’Intérieur à l’époque : « L’Élysée et l’ensemble du gouvernement poussent les entreprises françaises – notamment celles engagées dans les domaines stratégiques, comme Thales ou Total –, à négocier de juteux contrats avec le régime de Kadhafi, quelques mois avant l’élection présidentielle de 2007 qui aboutira à la victoire de Nicolas Sarkozy. C’est dans ce contexte qu’ADPI entame ses premières démarches en Libye, et prospecte en parallèle vers le Moyen-Orient, alors en plein développement aéroportuaire. »

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« En l’état, l’enquête préliminaire du PNF sur ces trois contrats d’aéroports en Libye n’est pas liée à l’instruction judiciaire sur les soupçons de financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007, contrairement aux contrats d’avion Airbus signés un mois plus tôt en 2007, juste après son élection », explique le journaliste Marc Endeweld à MEE.

« Mais le contexte interroge : ces contrats ADP ont été signés juste après l’élection de Sarkozy, et après de multiples échanges diplomatiques et commerciaux entre la France et la Libye entre 2005 et 2007. »

Le journaliste d’investigation précise aussi à MEE que « la justice française, qui a ouvert l’enquête préliminaire seulement en 2016, n’a, étrangement, toujours pas décidé de l’ouverture d’une information judiciaire qui permettrait de nommer un juge d’instruction indépendant, ce qui souligne en soi l’aspect particulièrement sensible du dossier ». 

En juillet 2007, ADPI reporte plusieurs contrats en Libye : réalisation d’études de design pour les aéroports de Tripoli, Benghazi et Sebha, supervision et gestion des sous-traitants sur le chantier de Tripoli.

« À Tripoli, ADPI n’est donc pas uniquement concepteur, mais également maître d’œuvre, chargé de surveiller la réalisation du chantier par les différents sous-traitants. Parmi eux, une joint venture dénommée ODTC JV, rassemblant trois groupes de BTP, le Brésilien Odebrecht Brazil, le Turc TAV [Tepe Akfen Ventures] et un Libanais plus méconnu, CCCL [Consolidated Contractors Company Libya] », précise l’enquête de Marc Endeweld.

« Des versement considérables »

« ADPI va bénéficier d’un pourcentage particulièrement avantageux et tout à fait inhabituel sur les coûts de construction de l’aéroport de Tripoli. Le taux dont bénéficiera ADPI sur le chantier de Tripoli s’élève à 7,35 %. Pour des chantiers équivalents, les superviseurs réclament en moyenne un taux de 4,09 %. » 

L’investigation journalistique souligne qu’« au-delà du taux, ce sont les paiements finalement opérés par les autorités libyennes à ADPI qui interrogent. En effet, alors que les chantiers des trois aéroports ont dû être arrêtés en urgence par la guerre de 2011, les versements déjà effectués, de 2008 à 2011, ne correspondent pas à l’avancée réelle des travaux sur place ». 

« Le problème est de constater que des versements considérables sont intervenus entre 2008 et 2011, donc avant l’interruption des travaux du fait de la guerre et alors que les chantiers avaient en réalité peu avancé », soutient Marc Endeweld à MEE.

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Élément étonnant, juste avant le déclenchement du soulèvement de 2011, « plusieurs avenants aux contrats sont signés pour plus d’1,3 milliard d’euros, qui ne seront jamais engagés ». 

« Du fait de tous ces éléments, les auditeurs conseillent aux nouvelles autorités libyennes de mettre fin au troisième contrat d’ADPI, correspondant à la supervision du chantier de Tripoli et à la gestion des sous-traitants. À Tripoli, le programme de l’aéroport affiche alors un surcoût de 57 % par rapport à la moyenne des aéroports équivalents. À Benghazi, le programme est encore plus cher pour les autorités libyennes, avec un surcoût de 128 % ! », selon Le Média.

Dans une réaction transmise à l’AFP, ADP a indiqué avoir « diligenté, au cours de l’année 2017, deux enquêtes externes successives » concernant cette dernière filiale, sans préciser leur objet. Le groupe a également souligné avoir transmis au PNF les rapports issus de ces enquêtes et n’exclut pas qu’ADPI puisse se constituer partie civile.

« Aujourd’hui, le PDG d’ADP, Augustin de Romanet, nommé à ce poste en 2012, a déclaré à l’AFP qu’il avait ‘’diligenté’’ deux enquêtes externes à partir de 2017. C’est-à-dire qu’il a fallu plus de dix ans pour que la direction d’ADP réagisse pour des contrats signés en 2007... », commente pour MEE Marc Endeweld.

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